Pantin, nos jeudis mots

atelier bibliothécaires : avec Seî Shonagon


Peut-être que je fais trop d’ateliers d’écriture, peut-être pas. C’est surtout que tout cela se rassemble sur la même période de l’année.

Et je n’ai pas forcément l’impression de papillonner : le travail sur les visages qu’on avait entamé à Normale Sup à partir de Jabès, là derrière moi ils sont en train de le prendre à leur façon, les bibliothécaires de Seine Saint-Denis (sur une idée de Xavier Person, responsable du programme écrivains en Seine Saint-Denis)

Depuis novembre nous nous retrouvons le premier jeudi de chaque mois. En janvier, après mon opération, le cartable de livres avait été lourd à porter.

Maintenant, on se connaît bien, on se connaît mieux. On ne travaille plus sur une suite d’exercices, mais à rassembler un seul texte qu’on fait voyager à travers la journée.

La bibliothèque est fermée au public, nous sommes seuls à l’étage, avec les grandes salles remplies de livres. Autour de nous, le square avec les enfants âge toboggan, le coin des sans-abri juste sous notre escalier de secours parfois leurs voix trouent nos lectures, et les cris des ados dans les grillages du basket.

C’est un rendez-vous au long cours, sur toute une année. Par exemple, les livres dont je parle, souvent on les trouve déjà présents dans les rayons (aujourd’hui Jabès ou Bergounioux). Mais souvent presque neufs, parce que ce ne sont pas des livres que les gens empruntent facilement, Jabès en tout cas.

Peut-être qu’après cette séance d’ateliers à partir de la notion de visage chez Jabès, Le Livre des ressemblances va circuler plus, en rencontrer d’autres, des visages.

Le mois dernier, à cause d’une grève, on avait déplacé notre journée, on rattrapera en juin, aux beaux jours. Alors pour commencer j’ai voulu un petit "warm up", à partir de Seî Shonagon.

Seî Shonagon, tout le monde connaît, mais pratiquer offre des surprises. J’ai proposé à chacun de se disperser dans la salle et d’ouvrir sur une feuille un chantier. Inventer un de ces titres en choses qui et puis chacun ensuite se ballade, passe de feuille en feuille, écrit anonymement dans le chantier ouvert par les autres, réagit au titre comme à ce qui s’est accumulé déjà.

Puis on s’est retrouvé, chacun a pris une feuille au hasard, avec les dix écritures différentes (j’ai écrit moi aussi, tout aussi anonymement, sur les feuilles).

Voilà, notre petit hommage à Seî Shonagon. Manière de faire.

Photo du haut : manuscrit des "notes de chevet" de SeîShonagon - je rajouterai demain des photos de la séance.

 

écrire avec Seî Shonagon, quelques textes


choses qui encombrent ma vie

choses qui ne fonctionnent plus

choses qui encombrent mon désir

choses sauvages qu’on cherche à dompter

les tâches à accomplir que je repousse (écrire au syndic, passer une dernière couche de peinture sur les étagères de la bibliothèque, ranger mes papiers, appeler les impôts)

la mémoire, parfois douloureuse

la machine en panne, lundi, écran gris

le péage du parking, le soir, quand on se croit débarrassé de la journée de travail

avoir trois téléphones, et la facture de ceux des gamins en plus

la pub sur les murs : pas possible de ne pas lire

mon corps qui parfois est trop lourd alors que mon âme voudrait s’envoler

le claquement des vitres dans la tête

la mémoire, quand elle empêche de voir pour la première fois, quand elle joue aux algues

trop de livres, trop d’objets

le bruit et l’odeur des voitures le matin à l’arrêt du bus

la couche de pollution au-dessus de Paris

les objets inutiles

les idées reçues

mon manque de franchise

choses qui paraissent étrangères

alors que je fixe depuis trop longtemps un objet qui d’habitude passe inaperçu et paraît quelconque, soudain celui-ci parce que je l’observe semble étrange
quand j’écris alors que je suis hors de moi, soit par colère ou par passion, je dis que je relis, tout me paraît irréel comme si ce n’était pas moi qui avais écrit ça
l’autre quand on ne le comprend pas

une chose soudain étrangère quand la fatigue plombe le regard, une chose aussi quotidienne que mon crayon de papier, un rire qui devient incompréhensible

le type qui me fait ce geste depuis sa glace de voiture

la réunion à la Région, leur façon de parler en étant sûr

la première page des journaux, hier, avant-hier, avant avant-hier et se dire qu’on réouvrira dans 8 jours

moi dans la colère, les phrases, certaines phrases à la première lecture, celui que je deviens

les « ouvertures faciles »

les parkings

les aliments pour chat

les chats qui mangent lesdits aliments

les aiguilles d’une montre

le goût avéré pour la viande

l’envie de fumer

les plaisanteries grasses et graveleuses entre hommes

choses qui font mal à l’âme

un amour trop vite interrompu

une nuit peuplée de cauchemars

une blessure infligée à autrui

une frustration persistante

se dire qu’on n’a jamais mal à l’âme, et quand des fois ça ne suffit pas

l’âme de fond ça comble

choses noires, négatives, un caractère systématiquement aigu

un souvenir qui nous hante, alors qu’on le fuit

une lame venue trancher un silence

ce même silence, parfois, lorsqu’on n’arrive pas à l’écouter

les gens qui refusent d’avancer malgré la main tendue

la prison de l’esprit lorsqu’on nous empêche de réfléchir

choses que l’avenir révélera : « je ne suis pas pressé de voir l’avenir, il arrivera assez vite », Einstein

choses qui se murmurent dans les couloirs de l’État

livres dans les réserves de la bibliothèque municipale : pas assez lus, trop lus, ou qui fanent comme les arbres au changement de saison

les secrets des grandes personnes

se servir d’un couteau de boucherie

perdre ses illusions

marcher sur des patins

comment cette heure a été occupée par eux deux

la réponse aux énigmes

gérer le manque, faire son deuil

savoir que je n’y arriverai pas pour ne pas mener le combat
le pourquoi on est comme ça et celle qui vous dit par e-mail pourquoi vos livres ça parle jamais d’amour on ne la connaît même pas on ne lui a rien demandé

la date de notre mort

ce que va devenir la planète

si quelqu’un nous trompe de quelque manière que ce soit

choses que j’ignore

le jour et l’heure de ma mort

ce qu’on dit de moi quand je ne suis pas là

la sensation du parachutiste au moment de sauter

ce qu’est l’amour pour un homme

les douleurs de l’arthrose

le plaisir de tuer

la sensation d’une chute dans le vide

à quoi ressemble l’au-delà

tout ce que j’ai encore à apprendre des livres et le cri de mon premier enfant

là il y a trop de choses pour qu’elles puissent s’écrire ici : un autre panneau de soie ou de bure, s’il vous plaît !

la 1, la 2 et la 3, bien que celle-ci me soit presque connue, j’en ai parlé hier soir avec A

ce que sont les choses, finalement

pourquoi 15 lignes hier, après rien pendant 3 semaines : 15 lignes pourtant ça ne suffit pas

j’ignore qui je suis

si Dieu existe

choses qui empêchent d’avancer

des trottoirs recouverts de neige et verglacés

une idée de la vie trop idyllique

des plaques de boutons sous les pieds

un regard trop aimé

un mur, c’est bête mais ça empêche d’avancer

les choses qui font reculer

la peur

l’ennui

des chaussettes de laine en plein été

ne jamais avoir cru en ce qui était

une voiture en panne sur l’autoroute

le vide d’un précipice

l’obsession de sa propre image

une chaîne invisible autour de mon cou, qui me retient et freine mes élans

se plaindre qu’on en fait trop

le frein à main

choses qui semblent lointaines

le ciel

le ciel quand il est rempli d’étoiles

l’aube

le premier mot que l’on a prononcé

l’horizon au-delà des montagnes bleues

le sourire du taciturne

mon enfance

le bout du bout du bout du monde

le centre de la terre

tout ce à quoi je ne pense pas

tout ce à quoi je pense, de loin

la fin de l’année, chaque année

quand on prenait le temps de découvrir

soi-même, aussi, des fois, on accepte - de l’autre, moins

toi

moi

la réalité

le passé

les étoiles

notre regard d’enfant

choses qui font battre le cœur

une voiture qui roule à toute vitesse en pleine nuit sur une petite route déserte au bord de l’eau

une personne que l’on aime qui arrive à l’improviste au moment ou on se sent seul

le sourire de mon amoureuse

juste le goût du vent, qu’il faisait clair ce matin-là, qu’on oubliait le reste une toute petite seconde : envie d’été en avril

les nuages amassés dans la lumière d’hier soir, juste avant la nuit et l’averse

l’adieu d’un homme condamné par la maladie, près de la fin de sa vie

Denis soignant les arbres et retournant la terre de son potager

l’idée que le chat pourrait tomber du 7ème étage lorsqu’il saute par la fenêtre

faire de la luge

une forêt sombre et profonde, dans laquelle je me perds et où les arbres ne sont plus des arbres

choses qui font pleurer

le passage où E.T. manque de mourir

le sourire de Karenine dans L’Insoutenable légèreté de l’être

lundi, dans l’atelier Barbara, les filles en colère et la seule qui avait eu cette larme, celle qui partait à la retraite et ne perdait rien

ce moment où je te regardais sans pouvoir te parler

un songe cruel

Mon bel oranger

une journée à la campagne entre amis qui se termine

la montagne au printemps

de joie, devant le sourire de l’enfant guéri

de douleur, des choses sans grande intensité parfois, mais des choses si extrêmes aussi

une piqûre de guêpe

une omelette brûlée

un bonheur inespéré, une jouissance démesurée

dans Ressources humaines, de L Cantet, la scène où dans l’usine devant une machine le fils engueule son père qui ne veut pas se mettre en grève avec les autres

quitter, perdre, renoncer, retrouver, comprendre

la perte d’une personne chère à notre cœur

l’adolescence

choses qui font rire les taciturnes

une porte qu’un passant se prend en pleine face

les doutes d’un optimiste

un Rasta qui leur chante une chanson dans le métro en les regardant droit dans les yeux avec un sourire

le rire aux éclats de Franz

l’heure du biberon

des chaussures roses montantes à la Barbie

les chatouilles

des grimaces bien choisies

ce mot « taciturne » prononcé par une fillette se bouchant le nez

une panne de téléviseur un soir qu’il n’a pas osé dire non je ne veux pas regarder le téléviseur

médiathèque de Pantin, le jeudi 7 avril 2005, de 9h55 à 10h35, dix auteurs


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 avril 2005
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