Ensba, 10 : Balzac

Beaux-Arts Paris, cours littérature.


"Je sais que tu ne l’aimes pas."

En ouvrant cette série de cours, il y a deux mois, par Marcel Proust, j’avais insisté sur ce basculement par quoi il passera enfin d’une série d’échecs, dont Jean Santeuil et le Contre Sainte-Beuve, au processus d’enclenchement de la Recherche, et le rôle qu’y tient Balzac.

Par cette phrase qui inaugure un essai sur Balzac en apostrophant soudain sa propre mère...

Et cela se traduit chez Proust par l’éclatement même de la trace Balzac, d’une part le chapitre Balzac du Contre Sainte-Beuve, d’autre part le commentaire Balzac presque infini que tient dans la Recherche le baron de Charlus qui en est un des principaux piliers : non pas tant une projection des Haas ou autres personnes sources, qu’un artiste de la parole ou du lien social au même titre que chaque artiste grimpant au premier plan de la Recherche y a ce rôle de dispersion du réel, d’éclatement nécessaire de la représentation héritée via les intercesseurs que sont les manieurs d’art Elstir pour la peinture, Vinteuil pour la musique, Bergotte pour l’écriture et Morel l’instrumentiste, et le rôle tellement central qu’ils ont dans la Recherche comme suite de strates concrètes d’interprétation du monde par quoi le narrateur va à la rencontre de sa propre spécificité. Il la rencontrera en butant sur les pavés de la cour Malaquais, celle qui va chez Messager et Boltanski : et la possibilité d’oeuvre qu’il rencontre c’est celle justement que nous venons de lire, où nous-mêmes, lecteur, devenons la seule instance attestant, par le temps mis à lire et nos propres sensations, la matérialité même de la chambre où nous lisons, d’un irréductible statut de réel, là où l’oeuvre s’est entièrement faite art et écriture, pas plus que ce pigment du petit pan de mur jaune du Vermeer devant lequel s’en vient mourir Bergotte. Et ces artistes intercesseurs sont aussi ou déjà dans Balzac, via Camille Maupin, Steinbock ou La Recherche de l’absolu, dont je n’ai jamais vu qu’on fasse rapprochement avec le titre par lequel Proust remplacera, soixante ans après la mort de Balzac, ses Intermittences du coeur qui en étaient le titre initial.

Et troisième bloc de cette dette Balzac fouillée et dite, ce moment privilégié, au début de La Prisonnière où Proust met en rapport la logique de la Comédie humaine, dont l’unité est rétrospective, non factice en rapport à La Recherche où lui, Proust, via le temps et le cercle, doit constituer volontairement l’unité. On sait que la réponse commune sera l’inachèvement : l’ultime boucle laissée ouverte.

Après quelques décennies de quasi dictature Flaubert (ce qui n’empêche pas d’excellents et nécessaires travaux, via Pierre-Marc de Biasi ou Yvan Leclerc, mais enfin : parler de Balzac faisait quelque peu bouseux), on a pu enfin secouer les épaules. Il y a eu les Improvisations de Michel Butor, et depuis la nouvelle édition Pléiade l’éclosion d’une masse de recherches sur la génétique du récit, sur les territoires, sur la théorie du personnage, qui font de Balzac enfin un atelier pour aujourd’hui, et bigrement vivant, et non plus ce qu’il était ces décennies petit doigt en l’air avec les auteurs nobles d’un côté, l’art pour l’art vous comprenez, et les anathèmes de Robbe-Grillet ou d’autres sur leur conception un peu simpliste d’un réalisme qu’eux seuls inventent pour leur besoin d’épouvantail, ou leur minceur de muscle pour se coltiner un peu plus du monde : j’espère qu’ils vont bien en discuter, à l’Académie française (je suis membre du comité pour sa suppression). Sartre, qu’on honore à la BNF en lui supprimant son mégot, a fait beaucoup de mal avec ses lectures réductrices parce que, excellent philosophe enfin j’espère, il ne comprenait rien à la littérature - en tout cas si on en juge à son Idiot de la famille, et les thèses de Qu’est-ce que la littérature avec son opposition simpliste de la poésie/essence et du roman/réalisme ont fait terriblement de mal : le seul sauvetage des prosateurs via l’engagement ? Mais bon, tant que ça permet de noircir des pages et de parler d’un ton sérieux ou de faire des colloques...

Qu’on aille chez Julien Gracq, chez Nathalie Sarraute, chez George Perec, chez Claude Simon on trouve assez de traces : Balzac, côté écrivains, n’a jamais cessé d’être lu et décrypté. Seulement voilà, dans les collèges et lycées, c’est d’Eugénie Grandet qu’on vous bassinait, tanddis que le merveilleux de l’affaire c’est que, lorsque Balzac s’est lancé à la suite du père Grandet, il n’avait mis les pieds que 42 minutes exactement à Saumur, un matin à l’aube, descendant depuis Tours la Loire par ces barques qui faisaient le chemin jusqu’à Nantes, quand il verrait pour la première fois la mer, et que de Guérande il reviendrait avec les intuitions et les lieux de Béatrix ou Un drame au bord de la mer : vous le connaissez, ce Balzac-là ? Flaubert, lui, connaissait très bien.

Lui-même, Balzac, ne nous a pas facilité le travail, en s’intéressant à ses antiquités et à ses maisons, dans ses lettres, plus qu’à ses romans, en poursuivant des rêves, comme sa mine d’or de Sardaigne, de la même façon qu’il dresse Illusions perdues, et, parce qu’il veut se marier avec sa madame Hanska, et que les lettres qu’il lui écrit deviennent la trace biographique essentielle, en trichant sans cesse avec les durées et les dates, ne cessant de lui dire qu’il est à Paris et travaille quand il est très loin avec une autre et donc ne travaille pas.

Côté peinture, vous connaissez sans doute Le Chef d’oeuvre inconnu et le fascinant travail qu’avait fait à son propos George Didi-Huberman : les liens ne sont pas si loin d’avec les chantiers esthétiques d’aujourd’hui.

En revenant à Balzac, je ne veux pas faire leçon (encore que Leçon de Balzac c’est le titre d’une magnifique conférence de Henry James), mais s’en saisir comme atelier, déployé dans le temps, et dans les mutations brutales d’une époque encore dans l’onde post révolutionnaire, pour examiner les catégories que je suis depuis deux mois : l’intuition, le réel, et comment cela catalyse dans une forme, ou part l’écart des formes à ce moment établies et repérées.

Fascine, chez Balzac et par sa profusion même, que l’intution fige en tant que telle dans le projet de texte, et que l’éclatement horizontal du chantier mené comme celui d’un tableau ou d’une fresque, la surface totale globalement ébauchée, nous permet de travailler comme dans un chantier archéologique, sur l’ensemble des étapes qui vont de l’intuition pour chaque fragment, dans son rapport séparé au réel, jusqu’à la perspective de l’oeuvre complète capable de remplacer le monde.

Alors, aimer Balzac ou pas, l’avoir lu ou relu ou pas, c’est à suivre ce chemin des intuitions et de la confrontation au réel qu’on s’attachera, et les étapes que cela suppose. C’est cela qui nous enseigne.

En particulier via les trois textes brefs suivants, à teneur fantastique, mais qui sont le germe de l’oeuvre ultérieure, au format rtf (115 pages au total pour les 3). Il s’agit de La grande Bretèche, de La Fille aux yeux d’or et surtout Adieu avec son travail sur la folie, et le monde reconstruit comme représentation à l’identique, mais simulacre et illusion :

On aurait même pu se contenter d’en lire un ensemble, et de le commenter. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’on va faire.

Enfin, ces dernières semaines, j’ai pu commencer de découvrir le travail d’un certain nombre d’entre vous, et notamment des photographes. Cette question du réel n’est pas un vieux démon, mais - et heureusement - une interrogation qui traverse centralement, et dans la même énigme que toujours, n’importe qui s’interroge soi-même sur son chemin dans le monde via une discipline d’art. C’est dans ce rapport à vos travaux que j’essayerai de rejoindre Balzac.

Quelques liens sur ma propre page Balzac, avec notamment l’article de Proust dans son intégralité, et le portrait de Balzac par George Sand.

En haut : non pas le réflexe de mettre la tête de l’auteur en haut de l’article (je ne l’ai jamais fait ici), mais parce que c’est la seule image photographique qu’on ait de Balzac, un daguerréotype de Louis-Auguste Bisson, en 1842, et que vous pouvez voir rue Raynouard au musée Balzac. Et cette question de la technique, de la ville, des cinétiques, j’essayerai de la suivre : l’image photographique en fait partie.

Je ne renie pas mon Flaubert pour autant : mais Pierre Bergounioux vous en a parlé comme il faut l’an dernier, alors qu’il vous aura moins parlé de Balzac, l’animal.

Semaine suivante (12 avril) : Julien Gracq. Important.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 avril 2005
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