chez Kafka il n’y a que du bord

une lecture de Kafka par Georges-Arthur Goldschmidt


Soit le texte suivant :

On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d’un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l’intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu du spectacle.

Texte complet, traité comme tel. On a longtemps considéré le Journal de Franz Kafka comme suite d’ébauches, et la brièveté des notes et fragments comme des narrations impossibles, confrontées à leur propre échec.

Il fallait progressivement se dégager des lectures sommaires de Kafka, celles qui ont produit l’adjectif kafkaïen pour l’appliquer à n’importe quoi, ou ces tentatives d’en faire une sorte d’allégorie anticipée de la catastrophe (pourtant si terrible qu’elle avale toutes ces figures que Kafka nous apprend à aimer, sa sœur Ottla peut-être au premier rang de ces visages dont c’est notre rôle de faire qu’ils condamnent toujours et appellent toujours), ou encore dégager Kafka de ses propres effets de librairie : chaque fois qu’on travaille avec des étudiants on le vérifie, La Métamorphose c’est lu ou vu au lycée, alors on applique l’image à l’auteur et pas besoin d’aller plus loin.

Il faut sans cesse revalider aussi les lectures éveilleuses de Kafka, celles qui nous approchent l’œuvre, nous permettent qu’elle vive là tout près et nous indique les chemins à partir desquels il n’y aura pas besoin de médiation. Au premier rang de ces livres, le Pour une littérature mineure, Franz Kafka de Gilles Deleuze, et le recueil des textes de Maurice Blanchot publiés en poche sous le titre De Kafka à Kafka. Après, bien sûr, Kafka est partout : auteur essentiel, qu’on porte à cœur, et chaque fois qu’on y rentre une remise en travail fondamentale de la relation même du langage au monde, l’écriture de cette relation passant sans doute avant les deux termes qu’elle joint.

On connaît mieux aussi les sources et les pratiques d’écriture de Kafka. En particulier, l’importance de Robert Walser : maintenant que nous en disposons en français, plus facile de relier historiquement, en quoi la prose brève pouvait être considérée comme un enjeu formel considérable, à explorer en soi, et quand bien même les formes éditoriales n’étaient pas prêtes à l’accepter. Les formes ultra-brèves développées alors en continuité et âpreté par Kafka peuvent émerger comme tentative esthétique à prendre comme telle, dès l’instant de la lecture. En voilà deux autres, que j’aime particulièrement pour leur logique ouverte, et que l’une appelle la ville, la ville mobile, la ville fluente, et l’autre la récurrence de la route (en gros, les univers disjoints et complémentaires, sans cesse marchant de pair dans le Journal, du Procès et du Château) :

C’était de très bonne heure le matin, les rues étaient propres et vides, je m’en allais à la gare. En comparant une pendule avec ma montre, je vis qu’il était déjà beaucoup plus tard que je n’avais cru ; il fallait me dépêcher ; l’effroi que me causa cette découverte me fit hésiter sur mon chemin, je ne m’y connaissais pas encore bien dans cette ville ; il y avait heureusement un agent de police à proximité, je courus vers lui et lui demandai hors d’haleine mon chemin. Il se mit à me sourire et me dit : « C’est de moi que tu veux apprendre ton chemin ? — Oui, lui dis-je, puisque je ne peux pas le trouver tout seul. — Abandonne, abandonne ! » dit-il en se détournant de moi d’un geste large, comme font les gens qui ont envie de rire en toute liberté.

La seconde :

Une charrette de paysans chargée de trois hommes montait lentement une côte dans l’obscurité. Un inconnu se dirigea vers eux et les appela. Après un bref échange de paroles, il apparut que l’inconnu demandait si on pouvait le prendre. On lui prépara une place et on l’aida à monter. C’est seulement quand la voiture se fut remise en route qu’on lui demanda : « Vous venez de la direction opposée et vous y retournez ? — Oui, dit l’inconnu. J’allais d’abord dans votre direction, mais ensuite j’ai fait demi-tour parce qu’il a fait nuit plus tôt que je ne m’y attendais. »

Il y a des discussions importantes ouvertes sur l’œuvre. Par exemple, je pense que l’édition Pléiade a raté Kafka, en partant sur le principe d’une division de l’œuvre par genre (tome 1 les romans, tome 2 les récits et nouvelles, tome 3 le journal, tome 4 les lettres), au lieu que les éditions allemandes ou traductions anglophones rassemblent récits, lettres, journal selon les époques marquées ou ancrées temporellement par les trois grands romans.

Un autre point infini de considération, c’est cette remarque insistante de Kafka, dans ses lettres, qui considère chacun de ses romans comme un échec d’écriture puisque chaque fois le début et la fin en sont parfaitement définis, souvent qu’une pièce centrale est aussi placée de façon sûre dans l’architecture (le rêve dans la cathédrale pour le Procès), mais que la place des autres chapitres est interchangeable, ce que Kafka, en lecteur passionné de Dickens et de Tolstoï, refuse formellement. Cette non-linéarité temporelle de structure nous est beaucoup plus familière, aussi bien dans les théories physiques que nous avons appris à relire, que dans d’autres œuvres littéraires surgies depuis.

J’ai aussi, pour ma part, une grande curiosité à la façon dont s’interpénètrent, à mesure qu’on publiait Kafka (Michaux lisait suffisamment bien l’allemand) les thèmes fictionnels qu’ébauche Michaux, les découvrant progressivement déjà en chantier chez celui qui est décédé douze ans avant la publication de La nuit remue. Dans le mystère de ces conversations de 1935, à Bueno-Aires, entre le jeune et inconnu Borges et le jeune et inconnu Michaux, comment parlaient-ils de Franz Kafka ?

Ci-dessous une page de l’essai qui vient de paraître chez Verdier, par Georges-Arthur Goldschmidt, dont la biographie est déjà un partage infini avec Kafka, au terme d’années de traductions. Je choisis ce passage sur la toupie (c’est Georges-Arthur Goldschmidt qui retraduit) :


Celui qu’on cherche habite juste à côté

lecture de Kafka, extrait

 

C’est l’énormité de l’avant, à chaque instant aboli, de façon irréversible, par l’avoir-lieu que tente de refléter l’écriture. L’intensité des récits de Kafka vient peut-être de la façon qu’ont ses récits d’apparaître en laissant derrière eux un sillage qui n’existe pas et dont on ne peut rien savoir. Il y a ces récits, un point c’est tout. La pensée rêve de déborder ses mots, écrit Patrice Loraux. L’œuvre de Kafka rêve de déborder ses mots, or il n’y a qu’eux pour le dire et justement, ils ne le disent pas.

Ainsi le philosophe ne peut jamais saisir le mouvement de la toupie qui tourne : Un philosophe traînait toujours là et jouait avec les enfants. Qu’il voie un garçon avec une toupie, et le voilà aussitôt aux aguets. A peine la toupie était-elle en mouvement que le philosophe la suivait pour la saisir. Que les enfants fassent du bruit et s’efforcent de l’empêcher de s’en prendre à leur jouet ne le préoccupait guère, s’il avait pris la toupie tant qu’elle tournait encore, il était heureux : un instant il croyait en effet que la connaissance du moindre détail, ainsi par exemple une toupie qui tourne, suffisait à la connaissance du tout. C’est pourquoi il ne s’occupait pas des grands problèmes, cela lui paraissait peu rentable. Si le plus infime détail était connu, alors tout était connu, c’est pourquoi il ne s’occupait que de la toupie qui tournait ; et chaque fois qu’on faisait les préparatifs pour faire tourner la toupie, il avait l’espoir que cela allait réussir et quand la toupie tournait et qu’il courait derrière elle à en perdre haleine, l’espoir devenait certitude, mais quand il tenait le stupide morceau de bois dans la main un haut-le-cœur le prenait et les cris des enfants qu’il n’avait pas perçu jusque-là, et qui tout à coup lui prenaient les oreilles, le chassaient et il chancelait, comme une toupie sous fouet maladroit (La Toupie, récits, 1920).

La toupie tourne là, devant les yeux, il suffit de la prendre. Le mouvement est au plus près et pourtant insaisissable, on n’en tiendra jamais que l’immobilité : Comment le mouvement pourrait-il s’appliquer sur l’espace qu’il parcourt ? Comment du mouvement coïnciderait-il avec de l’immobile ? Comment l’objet qui se meut serait-il en un point de son trajet ? se demande Bergson (La pensée et le mouvant). Kafka ne fait rien d’autre que signaler par ce qui est ce qui n’est pas. Il n’y a aucun autrement possible et chaque récit de Kafka ne laisse place qu’à ce qu’il raconte et à rien d’autre : c’est un plein rigoureux, creusé dans le vide de tout ce qui n’est pas raconté. L’intensité de ce qui est n’est si intense que par ce qui n’est pas. La toupie tourne sans être détachable de son mouvement et pourtant le philosophe n’existe que dans la tension vers la saisie du mouvement. Il n’y a que l’attente d’une issue, une sorte de stationnement intermédiaire en mouvement. Le philosophe sait d’avance que jamais il ne saisira le mouvement de la toupie, c’est pourquoi il essaye encore et encore. Le chasseur Gracchus : Je suis toujours sur le grand escalier qui monte. Sur cet immense escalier, je me traîne par ci par là, tantôt en haut, tantôt en bas, à droite, à gauche, toujours en mouvement.

Ce qui serre à ce point dans les textes de Kafka et les rend à ce point nets, c’est la perfection du tracé de la limite de ce qui n’est pas, la netteté de découpe au ciseau le plus tranchant qui soit du bord. Les récits ou notes de Kafka définissent les contours avec une précision qui les rend infranchissables. Les bords sont à ce point précis qu’ils ne bordent rien – et chez Kafka il n’y a que du bord. Il n’y a rien en dehors du tribunal du Procès, au-delà il n’y a que le vide, et K ne rencontre jamais que du plein, qu’il reçoit de plein fouet, dépourvu du moindre recours.

© Georges-Arthur Goldschmidt, les éditions Verdier, 2007.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 février 2007
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