100 ans | Duras, la non-saisissable

des livres qu’on ne saura jamais ranger


note du 2 avril 2014
En atelier notamment, et moi comme des dizaines et dizaines d’autres, je ne cesse de prendre conscience de la complexité et de la radicalité de cette oeuvre. Elle grandit en nous. Peut-être encore plus pour découvrir en quoi, dès le passage de Hiroshima à Détruire dit-elle, quand Marguerite Duras décide de réaliser elle-même le film, jusqu’à L’homme atlantique, un des principaux éléments de sa novation si singulière, c’est en quoi l’écriture s’exprime indépendamment du support qui en est la médiation, reste la même écriture dans le film ou le journal, dans le livre comme dans la seule parole. Et nous prenons conscience aussi de combien cet art d’une langue tendue et nettoyée à l’extrême, jusqu’à l’aporie, trouve sa nécessité dans la distance à une biographie aussi lourde et chargée que celle de Ponge ou Michaux peut être presque transparente. Alors reprise du texte ci-dessous, écrit pour les 10 ans de sa mort, aujourd’hui qu’on fête les 100 ans de sa naissance.

Voir aussi visite à sa tombe, ou cet enregistrement (La Baule, 2007) d’un de ses textes les plus fascinants, La mort du jeune aviateur anglais (audio, 63’) – enfin, l’été dernier, cette suite de 8 propositions d’écriture autour de L’été 80.

 

note initiale, février 2007
Pour en avoir parlé plusieurs fois en atelier ou stage ces derniers jours, je reprends ici ma contribution au numéro d’hommage de la Société des amis de Marguerite Duras, paru en mars dernier pour les 10 ans de sa disparition.

 à lire dossier Duras de remue.net
 photo : plage de Trouville, l’hiver.

 

François Bon | la non-saisissable (sur Marguerite Duras)


Il y aurait une écriture du non-écrit. Un jour ça arrivera. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là, écrits. Et quittés aussitôt. M D.

 

Comment la placer au bon endroit de la bibliothèque ? On a encore trop le visage tel que les journaux si souvent nous le présentaient. Une perturbatrice, toute petite et bien ronde, avec des bonnes joues à embrasser, et ce sourire qui se moque de vous avant même qu’on approche. L’insolence, cette vie en désordre : loin de la littérature, le bruit qu’on installait autour d’elle, et ça n’a jamais semblé la gêner.

Et cette profusion. Des livres de Duras on en a toujours eu tout un rayon. Des formats qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, du théâtre, des livres éclatés, des textes minuscules qui se révèlent après quelques années être les plus usés.

Duras est mobile. Dix ans qu’elle a disparu ? C’était hier. Nathalie Sarraute est de la même ampleur, c’est-à-dire bien plus haut qu’on ne les traite, mais elle y est d’un bloc, et déjà inamovible. Duras, on n’y a pas encore complètement réussi.

C’est qu’il y a le culte, la légende, la figure, et cette insolence même.

Alors on essaye d’organiser et vlan, chaque fois c’est elle-même qui fiche tout par terre. Par exemple, je crois connaître bien Duras, ses livres, et chaque fois un nouveau texte, là sur la table, qu’on n’avait pas compris, pas lu comme ça, ou bien même on avait oublié que c’était là, que ça disait déjà ce qu’il fallait exactement que vous entendiez dire.

On est heureux d’avoir La mer écrite, bel objet, belles photos, parce que ça complète bien le rayon Duras, ça le met en valeur, c’est un cadeau d’ailleurs qu’on vous a fait, et puis voilà qu’on le lit un jour en public dans un centre chorégraphique, avec un vidéo-projecteur qui met sur grand écran les petites photos minuscules, et les phrases elles aussi deviennent géantes, avec leur travail sur l’élision négative, son je pas ronchonné, et cette page à la fin, signée Yann Andréa, qui dit qu’il y eut plus de dix ans entre les photos elles-mêmes (et que c’est elle, Duras, qui disait où aller, quoi photographier, et qu’on découvre que c’était en plein été 80, et pas de hasard non plus à y trouver la tombe du jeune aviateur anglais).

Ces deux textes, justement. L’été 80, depuis combien de temps j’ai ce livre : pas depuis sa parution fin 1980, non, d’ailleurs je me souvenais des articles parus dans Libération chaque samedi. J’avais bien sûr comme les autres acheté Libé ces fois-là pour Duras. Mais aujourd’hui, une évidence : Gdansk, les Jeux olympiques de Moscou, l’Ouganda, famines et guerres et terrorisme et la loi des puissants, l’argent obscène, le déferlement des images et ainsi de suite c’est de tous nos étés, tous nos hivers : vieille humanité fissurée qui s’enfonce, entraînant sa planète avec elle. Si c’est ainsi qu’elle l’avait dit, le livre n’aurait été qu’une compilation, un moment contingent. Le miroir promené au bord de la route, au mieux. Mais cette explosion des deux pages en préface : elle a déjà décidé que ces textes elle les publierait, bien avant de les avoir tous écrits. Et si elle parle de ce rien, la météo, la plage vide, un bateau très loin, et ce qui se tisse par cette fille et l’enfant, dans le cliché des colonies de vacances, Le défi de L’été 80 est un défi formel incroyable. On dit qu’on n’a rien à dire : insolence, provocation. On dit qu’on pourrait parler seulement de la pluie et du beau temps, alors on va le faire. Et justement : il pleut aujourd’hui, on est passé des mots à la réalité, et c’est cinq lignes époustouflantes sur l’écriture elle-même : on devrait écrire comme on marche dans la ville, sous la pluie, écrire sans s’arrêter, sans trop penser, écrire comme lorsque tout vous est offert dans une présence agrandie, et tout du réel plus intime. Ainsi, l’évidement du dire (dix fois de suite commencer par le bulletin météo du jour) est cela même qui permettra la charge signifiante (la guerre, le fric, la télé, les famines) mais fera que cette charge signifiante sera détemporalisée, permet qu’aujourd’hui on lise L’été 80 comme notre quotidien même. Et ce qui fascine à retardement, c’est la cohérence du geste : Duras l’écrit en toutes lettres dans les deux pages de préface, disant qu’elle a porté ce texte à Jérôme Lindon parce que justement pour elle c’était un livre, pas une chronique, et que l’enjeu de ce livre c’était d’utiliser l’écriture comme si elle ne devait pas survivre, non pas l’écriture pérenne du livre, mais l’écriture éphémère du journal.

Pas facile, d’éditer Duras. Je me souviens de Jérôme Lindon, après L’Amant, parlant de La Douleur : « Elle m’apporte ces notes, elle me dit les avoir trouvées dans une armoire. Je me dis : si elle a besoin d’exhumer des pages si anciennes, c’est qu’elle a autre chose en tête, alors je les lui refuse. Vous vous rendez compte : refuser La Douleur ! Et se dire : je n’aurais pas refusé La Douleur peut-être il n’y aurait pas eu L’Amant... » Je peux certifier au mot près la conversation.

Est-ce qu’il y a eu deux Marguerite Duras, l’une d’avant 1971, et l’autre que le cinéma aurait progressivement basculé dans une autre invention littéraire, du jamais lu ou jamais tenté en littérature avant elle ? Je l’ai pensé longtemps. Je voyais cette bascule dans L’Amour : cette femme qui ouvre les yeux, et voilà, elle était dans le livre, était déjà sur la scène du récit, mais comme elle fermait les yeux - comme ces enfants qui s’imaginent qu’on ne les voit plus - elle n’apparaissait pas. Elle ouvre les yeux, l’homme lui demande : — Qu’est-ce que vous faites là ? Que lui demanderait-il d’autre ? Il a bien le droit d’être surpris. Elle répond : — Je regarde. Je n’ai même pas besoin d’ouvrir le livre, peu importe si je cite de travers. Ce qui advient par Duras, qui n’existait pas avant elle, pas de cette façon en tout cas, c’est qu’on fait récit de la grammaire narrative elle-même. Que le rapport instantané et mobile du lecteur au réel via l’écriture, ses images et ses voix, est exhibé comme contenu même du récit, et devenant contenu inaugure une nouvelle strate de réalité, qui avant Duras était inaccessible.

Et c’est un chemin majeur. Peut-être que le lieu le plus précis de l’invention de ceci c’est Navire Night. Parce qu’on est à côté de la littérature, on est dans le film, et qu’on porte ce film au noir. Alors il n’y a plus que la parole, mais la parole confrontée à l’inaccessible qu’elle montre. L’Homme Atlantique portera tout cela à sa plus haute résonance. J’ignore le cinéma, je n’y vais pas. J’ai un vague et grand souvenir du Camion, de Hiroshima, mais depuis des années je ne connais que les livres. L’Homme Atlantique fascine parce que la répétition même introduit un principe d’incertitude. Celle qui donne ses instructions, l’acteur qui les entend, celle qui dit à l’acteur les mots qu’il a à dire, et lui qui les redit, où s’y entraîne. Alors, dans ce champ clos d’une chambre face à la mer, et la récurrence de ce lieu si éminemment durassien qu’elle a fini par y habiter comme ces vieux peintres chinois qui s’en allaient dans leur toile (comment énoncer autrement la récurrence de la plage des Roches Noires dans tant de livres et d’écrits ?), deviennent possibles les hallucinantes dernières pages de L’Homme Atlantique : je ne peux accepter ma mort, donc je prends le droit de vous faire dire, à vous, ce que serait cette mort que je refuse, me permettant ainsi de cheminer vers elle, inéluctable.

Il y a eu deux Duras, celle d’après 1971 vivant comme au théâtre dans sa vie antérieure, une femme nommée Duras écrivant les livres de Marguerite Duras, et décryptant les règles de vie, nécessité et désordre de ce théâtre. C’est dans Écrire, et comment la peur y a son compte, quand on marche toute la nuit, qu’on installe sa table au beau milieu de la pièce du rez-de-chaussée, qu’on ne tolère plus de visite, et qu’on n’écrit qu’au matin, dans la tombée de fatigue. Je l’ai pensé souvent, et que cette liberté insolente, parfois délirante (l’affaire Villemain), cette joie provocatrice à bafouiller des textes d’une naïveté à vous mettre par terre, venait de ce statut différé de l’auteur : ne pas tenir le récit du monde, mais explorer ce qui se passait quand Marguerite Duras écrivait ses livres.

Et puis il y a l’aviateur anglais. Tout en haut de l’œuvre, ce texte très court qui vous la transperce de part en part. Il n’y pas ni deux ni dix Marguerite Duras, il y en a une seule. Elle aurait pu faire de ce récit un livre, elle le dit. Si elle ne le fait pas, c’est pour nous placer, comme on serait au cinéma, dans la perspective du spectacle : là-bas, le livre tel qu’il aurait pu être. Et que la voix qui nous en parle, nous suscite ce livre au loin, c’est justement parce que nous avons le regard porté en avant, et toute imagination réveillée, troublée, qu’elle nous dit ses fantômes. La mort sans linceul du frère : oui, c’est dans tous les livres, cela s’appelle l’ombre. Et ce trouble même, qu’il surgit du réel lui-même : non pas le réel en tant que tel, choses, noms, objets, mais ce sentiment de présence qu’il suscite, et n’est guère plus objectal que ce qui nous trouble dans une voix.

Ainsi, dans La mer écrite, l’allusion directe au jeune aviateur anglais c’est vis-à-vis de la photo de gare déserte. Yann Andréa dit qu’Hélène Bamberger photographiait ce qu’elle voyait elle, MD, ce que confirme la photographe : elle s’est mise à me diriger. On aperçoit quatre tombes derrière un portail. On est mis face à l’inscription Commonwealth War Graves. C’est ce qu’elle voit, elle. Le récit est publié en 1993 : treize ans après les photos.

La mort du jeune aviateur anglais est un sommet parce qu’il pose l’histoire comme perspective, et spécifie toutes les frontières, toutes les sources séparées qui se rassemblent pour que cet instant (Marguerite Duras racontant cette histoire devant la caméra de Benoît Jacquot, avec le risque du parler, et l’immémoriale convocation du conteur) devienne récit. L’adresse : à toi, lecteur. Le conte : Ça se passe dans un village... Une précision aussi idiote que celle-ci, les départements qu’on apprenait par cœur autrefois pour le certificat d’études : Ce village s’appelle Vauville. Le département c’est le Calvados. Mais justement parce qu’on exhibe ici l’impossibilité du langage à échapper à sa mort, s’il est réduit à lui-même. Retour arrière : Vauville. C’est là. C’est le mot sur le panonceau Et d’un coup, on a fait surgir dans le conte l’élément réel qui est l’assertion de sa vérité. Il ne s’agit plus d’un mot, il s’agit de l’image d’un objet réel, et l’objet lui-même vous a mis en mouvement, vous arrivez vous-même dans le village, vous y entrez. N’importe quel grand récit en appelle à ces fonctionnements, mais ici, pour la première fois dans notre littérature, c’est ce fonctionnement même, quitte à l’aporie de ces phrases closes, presque une tautologie (N’importe quelle mort, c’est la mort), l’insolence de cet évidemment permanent, le cantique obsessif du rien à dire et ses variantes (J’écris à cause de cette chance que j’ai de me mêler de tout), qui est convoqué pour que son illusion soit nue, parce qu’à cette condition viennent les fantômes, à cette condition devient littérature le corps nu du frère mort (ce sourire arrêté dans le trou de tes yeux).

Peut-être qu’aujourd’hui, lentement, enfin, nous remplaçons Marguerite Duras par ses livres. Une œuvre cohérente, complexe, où le souvenir d’elle encore, la bouille ronde au sourire désordre et insolent, c’est de nous lâcher ces phrases en avant de ce qu’on croit découvrir nous-mêmes : bien sûr, qu’elle en avait décidé ainsi, avec précision, exigence, jusque dans la répétition, jusque dans la tautologie.

C’est maintenant, que Duras commence à devenir immense écrivain. Et cela aussi, peut-être bien qu’elle le savait déjà, de longtemps.


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1ère mise en ligne 15 février 2007 et dernière modification le 2 avril 2014
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