Maupassant | d’une jalousie

à propos de Guy de Maupassant


Depuis que ce travail virtuel prend peu à peu la forme d’un travail littéraire global, l’interrogation sur Maupassant est récurrente. Par exemple, parce que ces nouvelles sont écrites d’un seul jet, et livrées le soir-même pour impression dans le journal du lendemain. Et surtout parce que nous avons à réviser notre regard sur cette gestation des récits et nouvelles : le travail au quotidien de Maupassant, c’est une accumulation de notations, de souvenirs, de voyages, de réflexions, au sein de laquelle naissent les fictions, comme très léger basculement de cette préparation au saut fictionnel. Or, les éditions actuelles ne rassemblent que la part fiction, séparant l’oeuvre d’une gestation qui ressemble bien à l’atelier que nous sommes quelques-uns à tenter de maintenir via le Net... Ce texte avait été écrit pour une commémoration, probablement vers 1993-1995 (?), mais est resté dans le dossier des fichiers inédits.

Ma jalousie de Maupassant pour la facilité qu’il avait de jeter ses billes.

Ma jalousie de Maupassant pour la qualité des billes ainsi dispersées comme à n’y jamais regarder : de toutes grosseurs, et les plus complexes dans l’armature toujours transparente qui en fait objet sans prise et de solidité extrême : sans graisse.

Comme un harpon dans la tête la lumière en gris et blanc de L’épave, l’infinité d’un bord plat de mer, du mouvement au ralenti de l’eau gigantesque, et là-dessus dans le noir deux corps qui se serrent. Comme un harpon de seule violence nue l’histoire que je n’ai jamais osé relire de La petite Roque.
Ma jalousie de Maupassant pour ce qu’il a été le marcheur à gros yeux qui s’en alla les mettre partout sur ce qu’il voulait décrire, qu’il connaissait les auberges et les lumières, et la fatigue du corps, et que s’il raconte ainsi le bateau qui va en Corse ou la fatigue des reins sur un banc de troisième classe dans les trains c’est qu’il les éprouva d’abord dans sa peau et que ce n’était pas là besoin pour la finalité d’écrire, et bien au contraire : que l’écriture en vient ainsi, raide et inaltérable, parce que tout ce qui y fut mis à l’épreuve de vision c’est la peau humaine, l’homme comme sac de peau, et tout dans le voir.

Pour n’avoir jamais été capable de lire Maupassant comme un livre ordinaire, qu’on peut reposer fini, mais par périodes aléatoires, où il n’y a plus que cela qu’on supporte, mais où il n’y a plus que cela qu’on appelle, et qu’on rejoue encore le hasard dans la manière de se promener dans les deux tomes d’histoires, d’en atteindre une parce que c’est celle-là qu’on cherche mais qu’en route on en trouve une autre et de là encore une route et que cette route modifie encore l’éclairage sur les textes.

Pour la colère qu’on a de voir où il prend et avec quel culot. Que l’histoire venait si facilement parce que toute raclée d’une réalité grosse comme un village ou l’assaut d’une route sur une colline, et plus souvent une phrase, une ombre ou un tour tout droits ramassés chez plus grand que lui : aux ors et aux verts de Baudelaire, aux secrets tortueux de Poë ou la roideur scandée du patron de Croisset. Mais cela est tordu, qu’on y a fait le coup du bâton dans l’eau : ce qui chez les autres était littérature poussée à l’extrême ici revêt charge nouvelle parce que ne se posant pas la question du littéraire. Alors cet extrême trafiqué vaut autrement : comme une douleur vraie, un mal de tête, l’obsession en soi-même (et rien à voir avec lui, sa vie, son frère) de la folie abjecte dans son état brut où le cerveau qui ne commande plus, quand la vision rentre encore, où là-dessous les racines où on butte de la jalousie ou de l’excitement des sens. Quelque chose d’aussi grand que Dostoievski, dans une démonstration miniature multipliée.

Jalousie parce qu’on reconnaît où il puise, mais que la manière d’aller droit et tout soumettre à vision revers e tout en terrain neuf. Et chaque fois qu’on le reprend c’est découverte neuve de cette façon d’aller au but sans s’embarrasser de phrase.

Totale admiration de ce qu’il n’a jamais été maniériste, portraitiste, nouvelliste ou littérateur. Qu’il a porté la littérature à plus haut simplement d’avoir porté son regard sur les sacs à peau là où il portait le sien, et que c’est cela qui bouleverse la phrase en lui concédant des espaces qu’elle n’avait jamais osé toucher ni considérer, même Balzac qui est son vrai frère (et non pas le patron grivois de Croisset dans son rôle de grand-père à conseil). Et qu’on n’en a pas fini de la galerie de mine qu’il a percée jusqu’à son terme, nous concédant à peine l’agrandissement des traverses, où vint Proust dans cet exact sentiment de respect. Tout se tient dans ce monde étroit. Ce qu’a inventé Maupassant c’est la hauteur et l’implacable de la tragédie grecque, dans un lieu où le livre et l’écriture ont déjà renoncé. C’est là où il dépasse de l’épaule ceux de son temps, et nous donne des outils pour maintenant, où on n’aurait même plus le temps d’aller les chercher : il n’est pas possible de lire Maupassant sans en recopier les tours, la manière dont il ramasse et perce la vision et cinq mots soudés où le gauchissement est toujours présent de la folie ou de la jalousie, en tout cas de cette perte de commande qui rehausse encore la vision de n’être plus faite, mais qu’à vous elle s’impose, et entière. Quand il est question de peindre, c’est pire : le désarroi de Miss Harriet, qui la jette dans le puits, c’est la mise en théâtre soudain de peindre devant la vision. La vision s’extrémise, et les hommes cassent. Le peintre était trop petit, qui nous concède l’odeur de la chambre et sa lumière, et le ton de voix de l’aubergiste.

Ma jalousie de Maupassant pour ce qu’il fut dépositaire d’un secret que posséder enferme sans possible relais ni confiance : un écriture totale, justement parce que dans Miss Harriet on a la mer et l’horizon aussi bien que ce sentiment d’air et de durée d’une chambre à édredon, dans une auberge de campagne à grosse table de bois. Que c’est ce sommet ramené qui contraint à la brièveté du tout : les billes devaient être ainsi jetées parce que les garder en main aurait été regarder ce qui ne se regarde pas. La brièveté des textes, l’obligation où on est de relire une fois de plus L’épave ou Miss Harriet a son équivalent dans une clôture comme à feu de l’oeuvre entière.

Ma jalousie pour Maupassant Guy de ce qu’il n’était pas plus fort que les autres : que s’il écrit des romans au lieu de puiser dans le sac à billes, il est aussi siècle que les autres, et privé de l’abandon de rhétorique.

Haine de ce que ces textes soient sans genèse : pas d’explication au miracle.
Admiration pour la justesse parfaite des voix, et des morceaux de durée, et des intérieurs, et de la Bête à Maît’Belhomme, admiration totale des petites marquises à perversité douce et de les avoir traitées comme telles, et réservé la perversité douce à leur monde en rose. Admiration totale pour la façon dont les hommes brûlés qui ici se promènent y viennent avec leur dos cassé, et leur haleine mauvaise, mais tout dans l’immense grand air et le goût toujours de la route et du départ. S’il avait connu Rimbaud, celui-là, avec ses gros yeux, ses épaules à muscles et qui savait où ça se situait, dans le corps, la chose littéraire, était peut-être le seul de taille à empêcher le gâchis. Et peut-être que l’autre, qui avec Verlaine écrivit du Maupassant dans la vie, lui aurait aussi fait du bien, à gros yeux, et l’aurait bien forcé à reconnaître, quitte à lui prendre les cheveux derrière le crâne et faire pencher la tête jusqu’à sentir l’odeur du papier, n’importe où dans une auberge de campagne, un midi d’après repas, que ce qu’on touchait à pleines mains dans le sac à billes était bien plus magnifique que là où lui, l’auteur à moustaches, plaçait dans le corps la chose littéraire. Monument où reste le mystère de ce qu’on y honore : l’expérience faite du destin dans ses rouages communs, où la plus forte particularité, la pauvreté décidée des mots, enfin ouvre d’autres portes qui ne se disent pas, là où tout cela échappe au siècle. La capacité d’aller y voir, dans une oeuvre toute comme un recensement de morts et d’agonies.

Personne, à lui qui souffrait du crâne et connaissait le travail de mort sans avoir à regarder plus loin que le bout de ses doigts, ne lui a jamais dit, de son temps, l’extrême et la hauteur de ce qu’il avait ramené à force de la plume. Même pas le patron de Croisset. Admiration totale pour les choses si simples qu’on lui prend, et dont nous faisons points de départs : une averse, un ciel, le regard d’un boiteux ou manière de tordre au premier plan des mains d’homme.
Jalousie et admiration d’un bloc, de ce qu’après dix ans à le lire on ait tout ça dans la tête, Miss Harriet ou L’épave et vingt autres au point de pouvoir en écrire loin de lui, sans amener avec soi les livres, et que tout est clair comme autant de diapositives mentales, que le sac de billes est là près de nous comme un rêve disponible. Et sans relire ni regarder en arrière sur nos mots, comme on suppose que lui dut faire, et pourvu d’être sûr en soi-même du travail de vision et de la communauté implacable d’avec ce qu’on dit, sentir en soi la communion sans pensée des os et de la peau sur eux comme un sac et que c’est cela qui voit : avoir à apprendre encore et toujours, de lui et lui seul comme si ç’avait été la tâche à lui réservée, d’écrire comme on se jette, d’écrire sous la vision et pour elle seule la rendre. Maupassant est un maître.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 janvier 2007
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