en guise de bonne année

des mutations en cours, suite


Texte en cours d’élaboration, sera élagué et précisé à mesure. Photo ci-dessus : carter de boîte de vitesse hydraulique Borg-Warner récupéré dans une casse par Pierre Bergounioux, et qu’il m’avait offert pour y voir un hommage à Internet. Nota : le lien Grapoule vers le site PoesiesChoisies de Laurent Grisel a été corrigé.

Vous pouvez aussi télécharger ce texte pour impression (mais les liens n’apparaîtront que dans la version écran) :


Comment Internet multiplie la littérature,
et des moyens de l’y accompagner

 

Pas de quoi faire un bilan, l’année civile est une ponctuation plus rituelle qu’effective. Mais quand même un outil de mesure : les douze derniers mois ont été de considérable accélération.

Une double logique : celle qui concerne notre champ, les pratiques sociales de notre discipline, et celle qui concerne l’outil numérique. L’accélération, c’est la superposition au même lieu, les pratiques individuelles, des deux processus.
Côté champ disciplinaire, il est sûr que l’onde de choc depuis longtemps prévue a atteint le monde du livre comme elle avait atteint celui de la musique. On pouvait prévoir que cela adviendrait, on ne pouvait pas en déduire les formes, comme l’impact sismique. On a appris ces dernières décennies à penser le chaotique, c’en est un modèle singulier, avec des logiques spécifiques, celles de la concentration industrielle, celles des changements de pratiques culturelles, l’obsolescence de pratiques — critique, prix, salons — qui se sont raidies dans une sorte d’illusion de privilège, sans évoluer : ces logiques se rejoignent depuis chacune leur principe, et s’additionnent. L’Internet n’y est pour rien. Plus personne pour formuler ceci en terme de crise, comme on pouvait autrefois le dire : non, un processus de mutation, avec dislocation et recomposition, et nous n’en sommes certainement qu’au bord.

C’est cependant d’une rapidité imprévue : voir les écroulements en chaîne dus à la cessation de la « fédération » Léo Scheer, les recompositions industrielles dans la diffusion, et l’industrialisation du produit lui-même : le livre. La grosse édition se porte globalement bien (vive les livres "sur"), cela lui évite de toucher à ses propres structures. Mais les distorsions se confirment : écroulement des ventes pour les livres de diffusion « moyenne », les 15 000 – 30 000, écrasement à moins de 1000 (et encore) des autres, renforcement de l’effet best-seller sur un nombre d’ouvrages de plus en plus restreint (non pas que les ouvrages soient consensuels, mais consensuel ce qui s’organise autour d’eux), impropriation à prendre en compte les effets « longue traîne ». Les libraires sont doublement ou triplement à la peine : par les porosités instaurées avec amazon aussi bien côté édition que du leur propre (lire ici, par la modification intérieure du visage des ventes, et maintenant un troisième effet : les plus belles librairies (je pense à Ombres Blanches, Sauramps, Mollat) ne peuvent être que le reflet de ce qu’on leur propose. Il est déjà notable que l’appauvrissement et la normalisation de l’offre (trente libraires en France pour diffuser une petite maison comme Harpo, la seule où trouver Ernst Herbeck) rejaillissent sur le meilleur de notre rapport aux libraires, la potentielle surprise, la découverte. Il y a une dimension de vertige à cette onde de choc, parce que la totalité de notre patrimoine est là, sans remplacement, ou du moins les figures de remplacement sont encore à naître.

Et là un paradoxe du livre : l’ergonomie de l’objet livre, son économie d’échelle réduite, la mémorisation et la mobilité, en font un objet encore supérieur à l’outil numérique, même si le papier numérique progresse, a plus progressé cette année que les quatre années précédentes, mais aucun des « lecteurs » numériques de texte en préparation chez chacun des industriels mastodontes n’a la facilité ni le confort d’un livre de poche.

Côté champ disciplinaire encore, le fait que ces mutations soient intériorisées comme inévitables, sans être constituées, du moins par ses agents mêmes, comme enjeu d’intervention collective ou résistance. Par exemple, fin janvier, annonce de 2 journées d’études sur les enjeux contemporains du roman : quel que soit le plaisir que j’aurais à écouter voir Jean Echenoz et Olivier Rolin dialoguer (eux qui ont des mails mais pas de site), 3 intervenants sur 35 nommés, à ma connaissance (Régis Jauffret, Jean Rouaud, Thierry Guichard), ont un site Internet. On peut se dire que précisément le roman n’est plus tellement un enjeu contemporain, mais ce n’est pas à des lettrés comme Dominique Viart ou Dominique Rabaté qu’il faut dire ça. Autre exemple, sur le même site de la Maison des Ecrivains (l’année 2006 restant pour moi celle de ma démission de leur conseil d’administration pour désaccord sur la politique de désengagement délibéré de toutes pratiques et recherches d’ateliers d’écriture), un texte concernant la régression de la filière L dans les lycées : mais n’abordant pas une seule ligne l’idée que l’enseignement de la littérature pourrait concerner les autres filières, scientifiques notamment, ni ce que nous avons à changer à l’approche de la littérature pour cela (non pas pour enlever la Princesse de Clèves, mais pour ajouter Espèces d’espaces ou Vous qui habitez le temps, et dialoguer avec les enseignants sur le contemporain, au lieu de laisser l’état souverain écraser tous les pauvres budgets qui restaient...). En tout cas, que c’est le cloisonnement même qu’il faut mettre en cause. Sans parler, toujours à propos de ce texte, du black-out total sur la question de l’écriture créative, décidément leur bête noire.

Comme si le statut même ou l’idée de s’associer (la représentation émoussée de la Maison des écrivains tenant en bonne partie au désengagement du CNL, son principal bailleur) devenait plus incongrue : le fait important, c’est que les sociétés professionnelles, la Scam et la Sacd, regroupent les « auteurs » par milliers (8000 à la Scam, 15 000 à la Sacd ? — je suis membre des 2), puisque notre fonction est requise aussi par l’édition non littéraire, par la télévision et les pratiques non textuelles. La question même, avec ce qu’elle comporte de fragilité, d’atypie économique (qui vivrait de ses seuls droits d’auteur, dans le domaine littéraire ?), de l’auteur de littérature a cessé dans les propres instances qu’il a fondées pour l’établir. Et c’est dit sans rancœur : j’assume moi-même un modèle économique de (tout petit) producteur culturel pour avoir le loisir d’écrire et de lire. Mais ce sont ces mêmes personnes qui semblent s’approprier les timides et retardataires tentatives côté État : obscure mission « livre 2010 » et ses tables rondes préparatoires, loin de ce qui bouge et agit. Faux prédicat de la question : ce n’est pas d’avenir du livre, qu’il faut partir, pour aborder le numérique, mais bien de la place et de l’intervention de la littérature dans l’enseignement, dans les lieux de diffusion et de pratiques culturelles, dans les lieux d’intelligence et de travail, et ce que change le fait acquis de la transparence numérique, puisque l’ordinateur est partout, et l’adsl même à Grapoule. Un meilleur prédicat aurait été d’ouvrir l’horizon plus largement que le livre, du genre Comment Internet multiplie la littérature, et comment l’y accompagner. Même pour l’édition, les bibliothèques, les librairies, et encore plus les auteurs, l’engagement littérature ne se ferme plus sur le seul rapport au livre. Rançon rétrospective d’avoir abandonné l’appellation Centre national des lettres pour celle de Centre national du livre ? Voir aussi les perspectives pour ce qui concerne les revues.

Mais il faut prendre au sérieux le non-vouloir délibéré d’un champ à s’établir sur Internet. Personnellement, 2007 c’est la dixième année d’existence de mon site. Nous avons constamment dû et su en faire évoluer les modèles. Un site comme remue.net, de considérable fréquentation aujourd’hui, s’est constitué dans un esprit qu’on pourrait dire « web 1.0 », médiatisation, au bon sens du terme, de démarches littéraires, analyses critiques, procès de reconnaissance et d’approfondissement, de ce qui était basé sur le champ éditorial existant, dans sa diversité, et sa possibilité (encore vivace) d’accueillir le singulier, le sans norme. La notion « web 2.0 » devient un fourre-tout de plus en plus neutre, du moins depuis que rattrapé par les enjeux financiers les plus considérables (la vente de YouTube à Google) ou des communautés mises au service du mercantile (MySpace) : mais le passage aux outils collaboratifs libres (spip, dotclear et autres) est bien pour nous tous une rupture considérable, dans l’esprit web 2.0 : la cessation de l’outil comme obstacle, la maturité de l’outil à accueillir une démarche de création complexe, qui n’est pas un avachissement général texte son image, mais leur mise en relation réflexive. Et désolé pour le vocabulaire, mais La Feuille vous expliquera.

Ainsi, la non prise en compte de l’outil Internet par les auteurs (et l’équivalent, sans doute de façon même aggravée, par les universitaires côté lettres, rapporté à leurs collègues scientifiques), pourrait être désormais irréversible : Internet n’est plus un modèle complémentaire, ni même juxtaposé. On peut considérer que c’est le plus ancien et permanent de la tâche littéraire qui s’y accomplit, l’idée de publication y reconstituant peu à peu ses modes de validation symbolique, ses lectorats dans leur hétérogénéité, ses réseaux de liens et navigation, et y acceptant très humblement cette vieille tâche de mise en relation réflexive du langage et du monde.

L’état actuel du Net, pour ce qui concerne la langue, n’a rien d’une utopie. Il reste un modèle pauvre. Trop peu de contenus, trop peu d’éclatement et de diversités. Mais il conditionne ses propres formes d’intervention, et ces formes-là sont parfaitement dignes de comparaison avec les formes dominantes (le roman par exemple), elles sont sans doute aussi parfaitement traditionnelles (le blog samizdat, le récit ultra-bref, la forme journal, l’expérience langagière) : voir comment Al Dante propose pour la poésie une autre alliance, où le livre n’est pas forcément le vecteur dominant. Mais il ne l’a été qu’en des phases historiques précises et limitées de notre histoire (phase qui peut-être a commencé le jour où Clément Marot a surveillé sur des presses à bois l’impression des poèmes de François Villon, recopiés, circulant et appris depuis 50 ans ? — et rouvre sa frontière dans cette ultime pneumonie où Proust refuse de se soigner, comme si l’existence en développement de l’oeuvre, cahiers gardés, cahiers détruits, paperoles, correspondance, valait pour achèvement autant que le livre qu’il ne verrait donc pas ?).

Il n’y a pas de modèle économique adjacent, comme l’édition actuelle s’est établie sur un mode économique démarré aux temps du roman dix-neuvième. Si l’année 2006 est un tournant, c’est aussi pour réviser ce poncif, qu’il n’y aurait de développement d’un Internet littéraire qu’une fois trouvé son mode de validation économique : textes à télécharger, publicité (de qui : sites de rencontres ? de voyages ? marchands d’appareils-photos ou d’ordinateur ? — ils se moquent bien de nous ! les seuls intéressés, et le monde anglo-saxon a déjà basculé ici, via les sites d’auteurs hébergés par amazon), voire même paiement en fonction du trafic engendré (alors l’émission de télévision Plus belle la vie recueillerait cent mille fois plus de fonds que tous nos sites littéraires réunis !), partenariats avec les bibliothèques pour lesquelles des sites comme remue.net ou tierslivre.net constituent des banques de consultation privilégiées, opérationnelles et gratuites ?

Juste deux remarques sur la question : nous ne nous la posons plus, parce qu’il en va de notre survie même. Où et comment vont publier demain les auteurs Al Dante, farrago et Lignes ? Pas d’illusion : il y a des voix que nous n’entendrons plus.

Et j’ai dans mes dossiers mails quelques dizaines de messages d’auteurs subissant traitement équivalent dans de respectables maisons d’édition, parce que leur tâche c’est de vendre des livres et non pas d’assurer l’existence artistique et matérielle de leurs auteurs, prédicat qui nous met en souffrance, mais qu’il vaut mieux appréhender en amont. Non, on n’a pas, côté sites littérature, tous bénévoles, les reins prêts à remplacement : ce qui est fascinant, côté Internet, c’est le lien qu’on peut consituer de pair à pair (peer to peer), l’idée de réticule commence par une auto prise en charge : elle s’annonce déjà trop tardive. Internet ne peut fonctionner selon des utopies de maison commune : aussi parce qu’il s’ancre désormais sur des lieux de création singulière, dont le principe serait plutôt de constellation, et que ce qui s’y affirmera peu à peu comme contenu de littérature le fera depuis ces singularités, par quoi en chacune le langage va au monde. Nous abandonnons sans forcément de remords l’idée de la littérature comme communauté (voir les occurrences de ce mot chez Olivier Ertzscheid) unifiée jusque dans son disparate.

Et on est encore ici dans des temps vaguement pré-historiques : nous apprenons à reconstruire des images du réel, des images intégrant les débats, les voix, les visages, à utliser les possibilités synchrones du réseau, mais c’est avec nos moyens amateurs, et même ceux qui organisent les événements les plus intéressants ne savent pas ou ne veulent pas les prolonger en ligne, à la différence de France Culture, cherchez par exemple compte rendu de la riche journée Internet, chance ou péril pour les auteurs ? sur le site SGDL...

A noter que ce mouvement de transfert des biens "éditoriaux" vers les "produits" numériques est pris en compte aussi par les poids lourds de l’orientation économique : il y a dès à présent dans ce transfert, qui n’est pas une dématérialisation mais un changement de statut des contenus et de leur circulation, une part irréversible — voir ce qu’en disait récemment dans le Figaro Economie (qu’est-ce qu’on ne va pas lire...) Denis Olivennes. Les tentatives d’auto-édition, ou de relais par l’Internet de ventes matérielles de biens éditoriaux semblent condamnées irréversiblement à l’échec : cela aussi c’est un fait nouveau.

L’année qui s’annonce va être probablement plus rude que celle qu’on termine. Mais dans cette réorganisation, nous trouvons de nouvelles marques : l’affirmation de lieux et d’initiatives littéraires non plus comme les salons foie gras et signatures, mais des lieux d’exercice de la littérature, qui nous rémunèrent en fonction de ces prestations. Et nous retrouvons sur place les amis libraires. Les théâtres ont pendant un temps assuré ce développement de lecture comme scène, mais dans leurs propres difficultés de leur côté c’est désormais marée basse : vrais regrets. Modèle économique : l’après-midi que je passe à rédiger ce texte, bien entendu je l’aurais toujours fait, puisqu’il s’agit de penser comme nous on le fait, en essayant des mots. Mais le texte aura une effectivité, dès lors qu’en quelques minutes, une fois relu, je l’implanterai sur mon site, que les revues et médias littéraires traditionnels ne lui assureraient probablement pas. Et qu’est-ce qu’on les sent crispés (je publie ici d’abord, donc en libre consultation : et qu’ils me proposent de reprendre ou commandent autre chose ? — mais combien d’auteurs s’obstinent à quémander des tribunes... : reste qu’effectivement, peu à peu, c’est aussi la logique du droit d’auteur qui est mise en cause comme non unique). Je serais triste si, pas plus aujourd’hui qu’il y a 20 ans, je ne pourrais pas prendre un après-midi pour écrire un texte qui ne soit pas du gagne-pain. Je paye de ma poche un hébergement consistant pour mon site (c’est loin d’être, annuellement, le prix du caddy hebdomadaire du père de famille), et je ne me mêle pas de compter ce qu’il peut éventuellement me rapporter en lectures, conférences ou commandes d’articles ou traductions : on a, nous autres, le sens du luxe un peu exacerbé, c’est notre défaut. Voilà, j’exerce ici mon luxe, pareil que ma guitare est une Gibson et que je n’ai jamais gagné d’argent avec.

Si nous sommes à un tournant, c’est qu’il me semble qu’Internet se pense désormais différemment. Il y a toujours eu, évidemment, la permanente tentative de réfléchir nos pratiques, mais les concepts qui s’y forgent acquièrent désormais stabilité. Les notions de producteurs de contenu numérique (que nous sommes tous, même un auteur sans site, et qui préfère laisser au hasard de Google sa présence virtuelle), des notions aussi importantes que l’identité numérique, ou la pensée même de la relation au réel, voire la cessation progressive d’une idée d’un « cyberespace » comme lointain et dématérialisé, toutes ces notions nous questionnent en tant que sujet, nous questionnent dans notre comportement, et questionnent en retour le monde mobile, en transformation, qui les accueille. C’est de toujours le lieu d’ancrage du littéraire. Les philosophes et penseurs y sont en permanence actifs (Deleuze, Debord), la littérature y est en permanence active (Proust, Beckett, Celan) : rarement une interrogation sur le Net ne nous convoque pas aussi en tant qu’êtres de culture, et non de pure technique. Mais ces interrogations ne naissent pas de l’intérieur du champ littéraire : voyez Malbreil, voyez affordance, voyez desordre. Pourtant, ce sont elles qui conditionnent désormais le territoire d’intervention et les contenus de l’Internet littéraire, et nous n’en sommes qu’à l’amorce.

Il y a aussi les mutations côté objets : des ordinateurs portables devenus objets de consommation courante, pour les renseignements sur les heures d’ouverture de la piscine à côté, la réservation du billet de train, l’écoute de l’émission de radio en différé, et la correspondance personnelle. Le réseau plus fréquent sur les trottoirs, dans les bistrots et dans les gares. La révolution très douce et tranquille que je constate chaque matin à voir que les heures de consultation de mes pages tiers livre correspondent aux heures de bureau, donc non pas les heures loisir, mais que voilà : je vous parle ici littérature dans votre environnement de travail… L’intégration d’outils toujours plus simples, créer un blog il faut 20 minutes, le développer et l’affirmer comme site (la galaxie blogs a probablement atteint ses limites de dispersion, recomposition à prévoir) c’est une tâche qui ressemble bien plus à l’écritoire…

Alors, voilà, poursuivre, rester fluides, mobiles. Et faire déjà deuil de ce qu’on ne pourra pas sauver : l’invention créera ses contenus. Nous abordons l’ère sauvage.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er janvier 2007
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