José Angel Valente | Sur la langue des oiseaux

chaque dimanche, une page singulière de littérature


traduction Jacques Ancet, © Les éditions Corti - voir liens proposés ci-dessous par Ronald Klapka...


Toute expérience extrême du langage tend à sa dissolution. Comme la forme tend à sa dissolution dans toute expérience extrême de la forme. La forme dans sa plénitude pointe infiniment vers l’informe. En fait, sa plénitude ne consisterait qu’à informer l’informe et à disparaître dans cet acte de signification. Il s’ensuit que la signification ultime de la forme est une nostalgie de dissolution. Le mouvement créateur lui-même, l’Ursatz, le mouvement originaire, qui pourrait être un autre aspect, un autre nom de l’Unique, de l’Un ou de l’Unicité, réalise l’abolition infinie des formes, leur réimmersion dans le cycle infini des formes.

Ce processus, dans la vision du monde soufi, et plus exactement dans la vision du monde mystique d’Ibn’Arabi, se situe entre les notions de fana, anéantissement, et baqa, perpétuation. "La disparition d’une forme dans son fana se produit à l’instant de la manifestation de Dieu dans une autre forme (Sagesse des prophètes). Dissolution perpétuelle des formes dans le divin, conçu à son tour par la théologie grecque non anthropomorphiste comme étranger ou indifférent à la forme et, bien sûr, à la figuration.

Dans l’expérience des limites ultimes du langage convergent le poète et le mystique. Etablis tous deux sur ces limites, il n’y a pas, en ce qui concerne la nature et le processus de la parole poétique, de différences sensibles entre l’un et l’autre. Aucune forme extrême d’expérience poétique - et ce sont elles seules qui nous intéressent ici - ne pourrait échapper à ce que, dans sa belle introduction aux poèmes mystiques d’Hussein Mansur al-Hallâj (857-922), dit de ces derniers Samir-Ali, leur plus récent traducteur en langue française : "La poésie est, chez Hallâj, la forme suprême que, provisoirement, juste avant le silence ultime, prend la pensée quand elle doit se surpasser dans l’insurpassable."

Mais la parole poétique ne s’accomplit, ne s’incarne que sur ce bord extrême du silence ultime qu’elle contient et où elle se dissout. Cette parole n’a pas d’autre territoire propre que celui que décrit la très belle formule d’Hallâj : "Les déserts de la proximité".

Parole, donc, de la limite, du bord ou de l’imminencce, la parole poétique n’est pas proprement le lieu d’un dire, mais d’un apparaître. Le poème, à l’instar du Seigneur de l’oracle, ne dit, n’affirme ou ne nie rien, mais fait signe ; il signifie, donc, l’indicible, non parce qu’il le dirait, mais parce que l’indicible comme tel apparaît, se montre dans le poème, lieu, centre ou point instantané de la manifestation. C’est pourquoi le poème, la parole poétique ou le langage poétique n’appartiennent jamais au continuum du discours mais supposent sa discontinuité ou son abolition radicale. La nature de la parole poétique est donc de se consumer ou de se dissoudre dans l’éclat ou la transparence de son apparition.

Le poème est le lieu où s’accomplit la nostalgie de la dissolution de la forme, où le langage reste en suspens (Je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant - Jean de la Croix), arrêté, ébloui par ce qui se manifeste en lui, et où les notions d’espace et de temps, les notions de soi-même ou de moi connaisent avec le langage leur dissolution, leur fana.

De même que le langage s’embrase ou se dissout dans l’éclat ou la transparence de l’apparition, de même le moi qui voit s’embrase-t-il et se dissout-il dans la transparence de la vision, dans "un état où toutes les forces de la conscience s’unissent / en se tournant vers une vision qui détruit tous ceux qui voient." Et encore : "Errant dans les déserts de la proximité [...] Et dans la proximité, la vision de moi s’absenta de moi / Au point que j’oubliai mon nom."

Discontinuité du discours et du temps, rythme d’une fulgurante apparition et d’une cessation de tout (tout cessa, je cessai - Jean de la Croix) d’une radicale suspension du langage [...] L’association de ce que nous avons appelé rythme naturel de la parole poétique aux textes sacrés est un second point de contact entre le poète et le mystique. La langue poétique a été la langue originaire du sacré dans toutes les traditions. Langue primordiale, langue de la révélation solaire, la parole poétique correspondrait, dans les formes extrêmes envisagées ici, à ce qui dans le Coran s’appelle la langue des oiseaux. "Et Salomon fut l’héritier de David et il dit : - Oh ! hommes, on nous a enseigné la langue des oiseaux, et toutes les grâces se sont répandues sur nous." Langue où se sont opérées la destruction du sens et de la suspension du temps : celle de l’oiseau inextinguible...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mars 2005
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