une Toussaint

suite autobiographique (reprise)


On était d’une île cernée au loin par les digues et ce qu’on disait indifféremment le marais. Le village était cette bosse surmontée par un clocher et la masse de son ancien château, avec une rue Haute et une rue Basse, le désordre entre les maisons des ces étroits passages qu’on disait les venelles, un pays de vent, sous horizon de mer.

Ce pays n’est plus, depuis longtemps. On peut y revenir, s’arrêter, garer sa voiture et marcher : des zones pavillonnaires, les enseignes criardes des Intermarché et des station-service, puis le massacre de la côte entre campings, boîtes de nuit, commerces et ces lotissements à bas prix. J’ai tiré un trait sur la possibilité que cette terre soit mienne : reste la sensation du vent, ou cette surluminosité particulière aux côtes.

Je la retrouve ces jours-ci à l’île d’Yeu : nous n’étions jamais allés, autrefois, à l’île d’Yeu. C’était avant les ponts : on avait pris le bac pour aller à l’île de Ré, jusqu’au phare qu’aujourd’hui je retrouve chez Eugène Fromentin (Dominique), on était venu au gois de Noirmoutier, on avait dû pour raisons familiales revenir à l’île d’Oléron, celle que je retrouve chez Loti n’avait pas encore tant changé, mais l’île d’Yeu c’était trop loin, trop marin. On nous montrait les bateaux, aux Sables d’Olonne, comme ceux de navigateurs un peu extraordinaires : les chalutiers d’Yeu venus livrer, qui repartaient dans le mystère du soir quand les autres restaient.

Je suis donc dans l’île d’Yeu et je retrouve la surluminosité. Là, à sept heures, dans ce café du Port, le seul ouvert, je retrouve brusquement le son de la langue, et quelques façons du corps : comment on a le cou sur les épaules, selon le pays, et plus le vent que la terre. Eux ne doivent pas penser qu’avec moi ils ont même tête. De toute façon, sur les tabourets du bar, ils me tournent le dos. Ils ont des pantalons de toile où on voit la trame et des bottes caoutchouc, les casquettes ont été bleues. En marchant hier le long de la côte, je m’étonnais de retrouver cette vie biologique que sur le continent on a rendu stérile. Rien n’a résisté au recouvrement massif des étés loisir. Ici non plus, ou alors en ce lieu restreint, et avant qu’il soit huit heures du matin. Les maisons sont de villégiature, la bicyclette une industrie. Mais ce qui a ailleurs cessé dans les années soixante ici a survécu un peu : certain équilibre de la mer et des hommes. Je m’étonne à des riens. Les maisons aussi, ces maisons basses et leur dédale de venelles entre les murs de pierre plate. Je m’y oriente à l’aveugle. Ou même, ce sentiment de l’aveugle qui grandit en moi, assez inexorable depuis trois ans, trouve à l’instinct ses marques corporelles dans l’équilibre lumineux et perçu des murs et des toits, avec la côte près.

Ici, dans le retour sous les grandes bandes rouge mauve du ciel intouché, ces trois maisons autour de leur puits. Le puits est condamné : une plaque de tôle vissée par six boulons de quatorze. Autrefois, ces puits on se penchait, gosse, pour en regarder le fond. Un rond brillant d’un vert sombre, opaque.

Ce n’est pas les cimetières, croisés ce matin au long de cette route de brouillard, le brouillard qui ne s’est levé qu’à la côté : trop de voitures se garent devant leurs murs bas, les voitures dans leur pacotille de couleurs, c’est à cela, en cette veille de premier novembre, qu’on repère un cimetière. Et les accolades qu’on y place de chrysanthèmes encore plus colorés que les voitures. Nous avons incinéré mon père, nous n’irons pas porter de chrysanthème. Mais à ces gens de dos, sous leurs casquettes raides, et les mains grossies du travail de mer, forcément que j’honore brutalement mes morts (à cet instant, me revient une image rêvée cette nuit : dans plusieurs rêves, mon grand-père maternel assis et silencieux, dans ce fauteuil où il se plaçait à Damvix, près de la fenêtre, au haut bout de la pièce en longueur, là où la lumière lui était encore favorable pour lire ou le tenter, avec une loupe : et moi je ne savais pas si cette immobilité était celle, définitive, de la mort, mais je n’avais pas fait rapprochement avec ces sensations d’enfance, hier, à l’île d’Yeu.

Donc, le puits. C’était un souvenir sur lequel mon père revenait — non pas volontiers, mais comme une énigme à lui indéchiffrée — : dans le village, les puits étaient l’instrument du suicide. Quelquefois des gens jeunes, pour une connerie de rien, même, parfois, une histoire d’amour qui ne ferait pas roman. Mais plus simplement parce qu’il était temps d’arrêter : fin de vie qu’on se donne, parce que le temps en est venu, qu’on en décide ainsi. Alors on allait au puits. Aux jeunes, comme mon père, en tant que mécanicien affecté d’office aux pompiers volontaires, la tâche ensuite de déployer les échelles, descendre, placer une sangle et remonter avec l’homme. C’étaient des suicides d’homme, il insistait.

Hier après-midi, j’ai retrouvé un de ces puits. Un puits pour s’y jeter. Et ce qui aujourd’hui me sert de chrysanthème, dans une image que je voudrais plus abstraite, monochrome, et que je tendrais sous ce ciel de mer, avec vent.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er novembre 2006
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