motifs de plainte

32 | un service méconnu de l’administration de la ville


Ici on pouvait venir se plaindre.

Dans la gare, on avait parfois du mal à suivre les indications : trop de ces bureaux et services, ou directions. C’était une double porte de verre, et il fallait sonner à l’entrée.

Un hall de verre carrelé, du mobilier gris, et un homme derrière un guichet. Des gens qui attendent sur des chaises : rare qu’il n’y ait pas d’attente, ici, mais qui leur en voudrait. On allait voir l’homme à son guichet. Si devant lui il y avait quelqu’un déjà, on attendait. S’il y avait plusieurs personnes, on attendait derrière les personnes : ils avaient tendu un genre de ruban bleu élastique, sur des pieds de métal inox, on attendait à distance. On n’aurait pas entendu ce que le premier, là-bas, était en train de dire.

Ça allait relativement vite. Venait votre tour. On vous demandait si effectivement vous veniez vous plaindre, si vous aviez motif de vous plaindre. Pour moi, oui, c’était évident. On prenait votre carte : chacun a sa carte, et doit s’en munir.

Il la glissait dans son système de lecture optique, alors vous étiez dans leur machine.

C’était fini pour l’homme du guichet, et sa tâche. Vous alliez vous asseoir sur une des chaises.

Vous disposiez d’un code d’appel, on surveillait les lumières orange avec les numéros qui s’affichent à intervalle régulier, précédés d’un signal sonore.

On ne se parlait pas, de chaise à chaise. Quand le nouveau code s’affichait, il était suivi d’une indication : D9, par exemple, signifiait que vous seriez reçu bureau D9.

J’ai attendu l’apparition de mon code : derrière l’homme du guichet il y avait une porte métallique grise plutôt lourde, à deux battants. L’ambiance changeait : des boxes vitrés à demi hauteur, une moquette marron, et des éclairages qui se limitaient à chacun des boxes. Je n’avais pas idée de ce que signifiaient les appellations comme D9, en fait c’était simple : elles étaient affichées en vert au-dessus des boxes, et j’ai trouvé facilement le D9. C’était une dame de l’autre côté : elle m’a redemandé ma carte, la même.

« À titre de vérification », a-t-elle précisé. Je n’aurais pas pensé qu’on puisse tricher à cette étape-là. Il y avait cinq guichets d’ouverts, j’ai compté, occupé chacun par une silhouette penchée, et une autre silhouette en tenue bleue réglementaire de l’autre côté de la table, entre les parois du box. On n’entendait pas de bruit : à cause de cette moquette tout d’abord, du plafond très haut avec ses canalisations techniques, ses gaines et câbles, et puis l’épaisseur des parois de verre séparant les boxes.

Qui, de toute façon, aurait souhaité parler fort, lorsqu’il s’agissait d’exposer le motif de sa plainte ? C’est ce que me disait la personne du guichet D9 : « Vous souhaitez donc exposer le motif de votre plainte… »

Cela prenait du temps, mais évidemment, une fois qu’on était là, sur ce tabouret tournant de cuir noir (j’ai observé : tabouret tournant de cuir noir, pied scellé fixe sur le sol, et puis un second à côté, on pouvait donc venir se plaindre à deux, accompagner un ami, je crois, n’aurait pas été permis – on se plaint seul –, mais venir en couple, ou se faire escorter d’un de ses parents, ou escorter soi-même son enfant, si c’est l’enfant qui avait eu motif de se plaindre).

« Nous avons à établir quelques renseignements préalables », m’a dit la personne que j’avais en face, à mesure qu’un écran avec une suite de cases blanches s’affichait sur sa machine.

Je voyais bien ses mains, dans la lumière, et j’ai remarqué une bague. Je percevais peu son visage, j’ai supposé que c’était par discrétion : cela les engage moins, eux qui reçoivent les plaintes. Et ce n’est pas leur travail de les régler, ni de permettre que vous leur demandiez plus que d’établir strictement ce qui vous a amené là.

« Il s’agit juste de vérifier », a-t-elle précisé.

C’est aussi qu’on a plusieurs bureaux de cette sorte dans la ville, mais qu’on n’est pas libre de celui susceptible d’accueillir votre plainte : c’est d’ailleurs normal, dans bien des domaines nous avons à obéir à la cartographie administrative de la ville, on en a le réflexe. Mes renseignements étaient corrects, on est passé à la page écran suivante : je m’étais renseigné, avant de venir.

« Nous allons maintenant établir la catégorie de la plainte, m’a-t-elle précisé d’une voix remarquablement calme, et puis l’évaluer selon les grilles de traitement. »

J’ai suggéré que peut-être je pourrais en tenir le récit, faire état de mes motifs, et puis elle décider de ces paramètres d’évaluation.

« J’ai une procédure à respecter », a-t-elle dit.

Elle avait commencé à entrer différentes données : pourtant c’était seulement celles de la carte que je lui avais remise : « On ne s’en sortirait pas, sinon », elle a insisté.

 


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 15 octobre 2006 et dernière modification le 9 juillet 2009
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