artiste pour pauvres, modèle déposé

quand l’université invente "l’artiste social"


C’est un e-mail que je reçois ce mercredi 9 mars, avec même le budget détaillé, pour une journée d’études à Lille le 4 avril, en prélude à une formation qui commence l’an prochain - thème : l’artiste social, et motif de l’invitation : parce que vous avez sans doute beaucoup à dire là-dessus, ben oui, ça tombe bien, j’ai à dire. Et je le dis :

Cela fait 10 ans, cela fait 15 ans... Répéter sur tous les tons que c’est l’interrogation sur soi-même, l’interrogation sur la littérature, l’interrogation sur le monde qui semblent nous dicter, parfois, nécessité de l’expérience. Aller dans cette relation du langage et du monde qui vous contraint, depuis l’interrogation que vous en avez par et dans la littérature, à écouter comment le langage bruit dans le monde, lorsqu’il est proféré depuis la friction, depuis l’écart. Et que s’il ne naît pas, parce que les hiérarchies, les pesanteurs, la normalisation baîllonnent ou affadissent, amener son Rimbaud, son Ponge, son Novarina ou Sarraute ou Chamoiseau ou, ou... et les faire surgir, ces mots.

Et dans ces phrases inouïes, encore relire nos pages de littératures, si cela semble les éclaircir, les mener plus près du surgissement neuf, puisque aussi bien ces auteurs que nous convoquons sont ceux de l’éternel écart, l’éternel surgissement.

Depuis 10 ans, 15 ans, avec Piékarski ou Glück, avec Kaplan ou Noiret, Séréna ou Séonnet et petit à petit tant d’autres, on parle nous de pacte : ce qu’on cherche par et dans la littérature, le temps du parcours, le temps de l’expérience, correspond à un enjeu en partage, côté ceux de l’extrême.

Je passe ma journée au lycée professionnel d’Argenteuil, et le soir je me retrouve à Normale Sup : il n’y a pas de différence dans réfléchir ensemble, l’énigme est la même, pour Moulaye et pour Klaus, pour Abdellah et pour Éloïse, et ce que nous frayons ensemble c’est de revalider l’énigme dans et contre, ou par les représentations d’aujourd’hui. Les géométries, le monochrome, les noms propres relégués.

Enfin, dans ces interventions, l’écrivain n’est jamais seul. Il y a celui ou celle qui vous invite, travaille au quotidien avec ce public, éducateur, enseignant, formateur : parce que votre partenaire, lui ou elle, est pleinement dans sa recherche personnelle, qu’elle soit en terme pédagogique, social voire thérapeutique, c’est lui ou elle qui vous permet d’être pleinement écrivain. C’est ce rapport (dont témoignent de plus en plus de travaux théoriques, quand nos amis du terrain éprouvent le besoin de faire le point), qui moi me passionne. Et interfère pour le meilleur à cette question dont nous avons souvent traité (avec la maison Gueffier ou les amis d’Aleph) : faut-il être écrivain pour mener un atelier d’écriture ?

Alors quel paradoxe, lorsque ces questions deviennent la mode, qu’on nous en dépossède et qu’on le plombe d’un tel couvercle de mots. L’université de Lille, qui a considéré de loin nos expériences d’ateliers d’écriture (Dominique Viart leur en avait proposé l’expérience, il m’a dit ensuite : "les médiévistes n’ont jamais voulu, je n’ai pas eu le dessus", c’est sportif le combat en fac de lettres) décide soudain d’en faire formation spécifique : voici inventé l’artiste social, l’artiste pour les pauvres. Parce que ça compense leurs baisses d’effectifs, de la même façon que prolifèrent dans les facs ces masters de "médiation culturelle" ?

Non mais lisez-les :

Profil de l’artiste social.

Doté d’une solide formation artistique acquise en amont de l’université, puis consolidée et diversifiée pendant la durée de ses études supérieures à l’université autant que dans les institutions partenaires, l’artiste social développera également des connaissances en psychologie, anthropologie et action sociale, afin de se mettre pleinement au service de la collectivité. D’importantes facultés d’adaptation lui seront nécessaires pour développer son sens social et son esprit de créativité, qualités qui lui permettront de susciter des pratiques artistiques fondées sur le dialogue des cultures : apprentissage d’instruments, formation d’ensembles musicaux, chant, poésie, conte, danse, théâtre, mime, arts plastiques.

L’artiste social est avant tout un artiste aux compétences indubitables, dans une expression artistique particulière certes, mais aussi dans l’ouverture au dialogue des arts, si vivace dans les cultures traditionnelles : ainsi, un musicien n’hésitera pas, parce qu’il y aura été formé avec exigence, à convoquer la danse ou le théâtre, un comédien recourra aux arts plastiques et à la danse... Car c’est bien dans cette pratique du faire et du vivre ensemble que l’être humain peut se construire harmonieusement.

L’artiste social exercera ses activités dans les communautés défavorisées, où le « vivre ensemble » pose problème : lieux ouverts de la ville et lieux fermés des cités, prisons, milieux psychiatriques et hôpitaux...

Il utilisera les diverses expressions artistiques pour créer un espace de fraternité et de communication et pour développer des compétences précises dans des domaines non privilégiés par l’école, chez des personnes qui y puiseront des possibilités accrues d’insertion sociale. Pour y parvenir, il devra s’informer sur la spécificité sociologique du lieu où il exercera son action afin d’établir un diagnostic à la fois critique et opérationnel, en collaboration avec la collectivité locale. L’observation le conduira à créer des ateliers originaux permettant de valoriser les savoirs et les techniques déjà acquis tout en intégrant les diverses formes d’expressions artistiques à la vie quotidienne.

A partir de ces pratiques artistiques, les participants pourront exercer leurs facultés expressives, critiques et créatives en prenant conscience de leurs racines tout en s’ouvrant à d’autres cultures. Les artistes sociaux seront appelés à travailler au sein des collectivités territoriales souhaitant s’engager activement dans la résolution de problèmes sociaux ainsi que dans les ONG et toute institution concernée par le développement humain durable.

Le choix d’une telle formation ainsi que l’engagement dans un métier difficile présupposent une maturité psychologique et sociale inenvisageable au sortir du lycée. Par ailleurs ces études s’adressent à des artistes confirmés, ayant atteint un niveau supérieur de pratique. Si, en musique et en danse, il est fréquent de rencontrer de très jeunes artistes (avant le baccalauréat), c’est plus rare en arts plastiques, littérature ou théâtre, où l’on s’engage en général plus tardivement ; une licence d’art, qui pourra sans doute bientôt être acquise dans le cadre de partenariats entre les universités et les écoles spécialisées, serait donc une garantie indispensable du savoir-faire artistique des candidats et d’une ouverture de leurs horizons culturels.

On n’insistera en effet jamais assez sur le fait qu’il ne s’agit pas de former des animateurs sociaux qui se seraient initiés à une activité artistique (cette formation existe déjà à l’IUT « Carrières sociales »), mais bien des artistes qui seront à la fois capables d’apporter par eux-mêmes un art de qualité à des populations qui n’y ont pas accès et de créer par la suite des prolongements durables aux activités ponctuelles, en construisant avec les populations concernées des projets aux visées tant artistiques qu’éducatives et sociales, grâce à une solide formation intellectuelle complémentaire.

On en pleurerait de joie, d’ailleurs l’Unesco paraît-il a tout de suite aboulé ses subventions...

Alors vivre les écrivains des pauvres, vive les écrivains pour les pauvres...

A Argenteuil, ce matin, avec les secondes pro, j’assistais au travail de l’intervenante théâtre. Cet après-midi, la même intervenante allait à la prison de Fresnes, où elle comptait faire sa séance à partir des lettres de Calamity Jane. On fait nous tous ce travail depuis des années, dans un partage grandissant, où jamais l’université n’a mis les pieds ni trois sous : on nous regardait de trop haut...

Vive l’art de qualité pour les populations qui n’y ont pas accès, on vous fait des artistes spécialisés pour vous. C’est la Star Ac version littérature, les brigades diplômées de l’art sans Proust.

Vive l’art de qualité aux prolongements durables : et pas des zozos de mon genre qui arrivent en apportant un texte de Francis Ponge parlant de suicide...

Vive enfin, la formation intellectuelle solide des artistes : enfin quoi, pour un Bergounioux qui a son agreg, les Michon, Bon, Echenoz, Daeninckx et j’en passe, par politesse, que ça vous a que le bac mention passable...

Vive l’artiste au service de ! Vive l’artiste social !

Vous serez diplômé spécial pauvre, vous serez informé sur la spécificité sociologique du lieu (- Ah bon, vot’ prison y a pas les portes qui s’ouv’ toutes seules ?).

Et vous arriverez tout fiers devant vos pauvres, en leur disant d’exercer leurs facultés expressives, critiques et créatives en prenant conscience de leurs racines...

Moi y a pas, l’an prochain je me forme. Vive la fac de Lille, vive l’Unesco, vive les pauvres qui sont l’avenir des artistes !

Et notez bien que j’ai longtemps su jouer de l’accordéon diatonique, ce qui est un plus notable pour l’ouverture au dialogue des arts, si vivace dans les cultures traditionnelles. On nous signale d’ailleurs aimablement que l’ensemble de l’enseignement "LMD" sera assuré par les gens déjà en poste : même pas besoin d’artistes intervenants, vive le dialogue...

Ci-dessus, pour me réconforter un bon coup : le bonheur en partage, CAT de Melle (79), juillet 2002...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 mars 2005
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