Boltanski peintre (une fois)

notes concernant Christian Boltanski


note du 10 janvier 2010
J’avais eu la chance il y a 2 ans d’être dans les invités intervenants au Grand Palais pour la Monumenta Richard Serra, et même participer au DVD hommage, mémorable entretien sur les toits même du Palais parisien, avec visite du GIGN qui nous croyait grimpés là pour espionner les salles de bains de l’Élysée – s’ils avaient su...

Cette année sera donc la haute consécration de Christian Boltanski, de si longtemps consacré dans nos autels particuliers du travail – pour moi précisément depuis 1989, en continu... Retour via ces notes...

intro du 9 octobre 2006
Dominique Viart prépare un numéro spécial de la revue Recherches en Sciences Humaines consacré à Christian Boltanski. Voici ma contribution.

Christian Blotanski, par Jérôme Schlomoff ©

 

Boltanski peintre (une fois)


 

C’était il y a vingt ans quasiment, à la Villa Médicis, j’avais voulu parler de Bosch à un ami sculpteur : – C’est un peintre pour écrivain, il m’avait rétorqué.

Sur le coup, ça m’avait plutôt choqué, au point que je m’en souviens toujours. Peut-être qu’avec Christian Boltanski je comprends ça un peu : peintre pour écrivain. Et quand bien même Christian Boltanski n’est pas peintre. Je ne le mets pas dans le musée mental des sculpteurs ni des photographes, mais bien, pour l’imaginaire, la proximité, la sensation d’immobilité et méditation qu’il me provoque, avec mes peintres.

Ainsi ce dernier choc, à Beaubourg il y a un an, par le vis-à-vis du mur de Breton, ses masques, ses pierres, le désordre érigé à la verticale, et l’autre verticale en face, celle de Boltanski : boîtes à biscuits plates. Je ne sais même pas si c’étaient des boîtes à biscuits, je crois, parce que chez ma grand-mère il y a avait les mêmes. L’époque d’or du fer blanc. Les boîtes en feuille de fer et d’étain emboutie. Boltanski se débrouille pour qu’on imagine l’intérieur inaccessible : il y aurait des notes, des dessins, des photographies, des tickets de caisse, des bricoles ramassées par terre, est-ce que je sais. C’est censé être un journal intime, mais un journal comme lui seul doit savoir le tenir, non pas de mots mais de matières. D’ailleurs, je préfère le mot dans mes livres sur Boltanski en anglais (c’est bizarre, mais c’est comme ça : pour l’entendre parler de lui, être obligé de lire ses propos traduits en anglais) : tin box, le même mot que dans le Magicien d’Oz pour l’homme ferraille, ferraille des humbles, ferraille humble, qui se tord et rouille. Un imaginaire, oui, mais à vous seul de l’inventer. Il y a ces boîtes empilées, plusieurs centaines : et la mémoire se déplie à cause de cela même. Un mur, oui, mais fragile. Un mur, mais creux. Si on vous faisait faire l’exercice globalement, vous ne parviendriez à rien, ne rêveriez pas. Mais qu’on multiplie ainsi les boîtes, et tout devient possible : ce mois-ci, il y a dix ans, voilà ce que vous y auriez rangé, et la semaine dernière, dans l’avant-dernière boîte, ceci, vous y auriez mis. Et la surface aussi de tout cela était belle, sous le regard des masques de Breton : le grand damier géométrique que cela constituait.

De même j’ai découvert physiquement le travail de Christian Boltanski à Bordeaux, au CapC. Ces cantines noires, pas très grosses, où on vous propose de ranger toute une vie, parce que toute une vie est symbolisée et rangée. Mais moi j’avais vécu combien de fois, équipé aussi d’une valise, partant pour des chantiers ou des usines : ça avait été ma chance, c’est là-bas, dans les hôtels, et des langues à moi incompréhensibles, que j’avais commencé d’écrire, et sorti chaque fois de la valise tel livre de poète. Je mémorise beaucoup mieux les mots, et même les pages, que les images ou les visages. Mais les cantines de Boltanski, elles sont pour moi dans la tête aussi précises chacune que la mémoire d’un livre. C’est cela aussi, l’élection, ce qui fait qu’une œuvre vous rejoint tout auprès : non pas en artiste, mais comme Fellini, quand il fait danser un sosie de Proust avec un sosie de Kafka, devient soudain lui aussi écrivain. Confronté aux malles-mémoire de Christian Boltanski, ce n’est pas lui que je vois, ce n’est pas une œuvre, même, peut-être : juste l’immédiate convocation d’imaginaire, par le trou laissé dans la représentation, son organisation en relief. Un peu comme lire le Grand Meaulnes : c’est si rare.

J’ai une expérience différente avec l’inventaire des objets ayant appartenu au jeune homme d’Oxford (1973) et son vis-à-vis simultané de l’inventaire des objets ayant appartenu à la jeune fille de Bordeaux : des dizaines de fois, j’ai mené des ateliers d’écriture à partir de ce dépli, m’appuyant sur des textes de Méthodes de Francis Ponge pour l’enjeu théorique. Une fois, lors d’un stage d’enseignants au Maroc, un drôle de court-circuit, parce que tel paquet de lessive était toujours vendu dans le même emballage, dans les boutiques d’à côté, l’écart temps ne fonctionnait plus. Nous apprenons à percevoir le monde d’une façon qui n’aurait pas été accessible à nos prédécesseurs. Ces façons s’inventent simultanément, par exemple, cette même année 1973, dans Espèces d’espaces, le livre-laboratoire essentiel de Georges Perec. Mais une fois franchi cet écran dans la représentation, on ne peut plus revenir en arrière : c’est notre relation globale au réel qui s’est complexifiée d’une strate indécelable, aussi fragile que ces rectangles juxtaposés avec un slip, un réveil, des chaussettes ou la photo du pape. J’en avais assez de promener dans ces stages le lourd catalogue du CapC, alors j’ai arraché ces deux pages : donc cela fait des années que je promène dans mes papiers, maintenant un peu froissées et cornées, ces deux planches d’objets.

J’aime bien la liste des choses à vendre de Christian Boltanski telle qu’on peut la piocher sur Internet, si on a des sous pour accumuler au lieu d’être devant ses livres à rêvasser, et la mention prix sur demande qui signifie que de toute façon ce serait trop cher pour vous. Nous les écrivains on ne fera jamais fortune de cette façon-là : Christian BOLTANSKI. 10 Portraits photographiques de Christian Boltanski 1946-1964. Paris, 1972, 21 x 13,5 cm, plaquette agrafée. Offset n&b, tirage à 500 exemplaires signés par l’artiste. Price on request prix sur demande. Christian BOLTANSKI. Quelques Souvenirs de la Première Communion d’une Fillette, recueillis et décrits par Christian Boltanski. Paris, 1974, 22 x 16 cm, plaquette agrafée. 9 photographies noir et blanc légendées. Tirage limité à 150 (+ 50 H.C.) ex. num. et signés par l’artiste. C.B. Catalogue #35. Price on request prix sur demande. Christian BOLTANSKI. 20 Règles et techniques utilisées en 1972 par un enfant de 9 ans. Copenhague, 1975, 17 x 11 cm, broché. Reconstitution photographique des grands moments de la vie d’un enfant de 9 ans : La marche au milieu des pavés, La physique amusante, Les osselets, Le découpage etc... Texte en français et danois. Tirage à 600 ex. num. C.B. Catalogue #41. 200 €. Christian BOLTANSKI. Les Images Stimuli. Varsovie, 1978, 15 x 21 cm, plaquette agrafée. 120 €. Christian BOLTANSKI. Les Modèles, cinq relations entre texte & image. Paris, 1979, 22 x 16 cm, broché. Entretien entre Irmeline Leeber et Christian Boltanski. Tirage à 2000 exemplaires. 40 €. Christian BOLTANSKI. Réserves. La Fête du Pourim. Bâle, 1989, 23 x 16 cm, broché. Ref. : C.B Catalogue n°67. 65 €. Christian BOLTANSKI. Livres. Paris & Cologne, 1991, 35 x 25,5 cm, boîte archive en carton noir. Boîte contenant 23 fac-similés de livres, correspondance manuscrite, 1 disque, 3 éditions originales et le catalogue raisonné des imprimés de 1966 à 1991. Tirage limité à 900 exemplaires.. 350 €. Christian BOLTANSKI. White Shadows. Houston, 1991, 20,5 x 15,5 cm, livre en accordéon dans une boîte en carton."Danse macabre" réalisée à partir de figurines découpées et imprimée en négatif sur fond noir. Tirage à 500 exemplaires. C.B Catalogue #79 prix sur demande price on request. Christian BOLTANSKI. La Maison Manquante. Paris, 1992, 33,5 x 24 x 5,5 cm, divers documents contenus dans une boîte d’archives en carton, fermée par deux bandes en caoutchouc. Tirage à 100 ex. (+20 H.C.) num. et signés par l’artiste. C.B Catalogue #78. 2000 €. Christian BOLTANSKI. Les Suisses Morts. Lausanne, 1993, 21 x 14 cm, 112 pp., broché. Introduction Raymond Farquet. Liste des Suisses morts dans le canton du Valais en 1991. Entretien avec Christian Boltanski par Jörg Zutter.. 80 €. Christian BOLTANSKI. Liste des Suisses Morts dans le Canton du Valais en 1991. Lausanne, 1993, 21 x 14 cm, broché. Tirage limité à 350 exemplaires. 80 €. Christian BOLTANSKI. Liste des Suisses Morts dans le Canton du Valais en 1991. Lausanne, 1993, 21 x 14 cm, broché. Tirage limité à 350 exemplaires. Le même : Un des 50 de tête numérotés et signés par l’artiste. 250. Christian BOLTANSKI. Les Habitants de Malmö. Malmö, 1993, 21,5 x 27 cm. Annuaire téléphonique de la ville de Malmö, auquel l’artiste a ajouté un errata : "Vous ne pouvez plus désormais joindre par téléphone ces habitants de Malmö ; ils sont morts en 1993". 250 €. Et ainsi de suite : les Suisses morts ne valent pas trop cher. Mais si je tiens à reproduire ce début de liste, enchâssé dans son paratexte, c’est bien parce que l’énoncé même du projet lui appartient déjà : l’imaginaire et le rêve, cela suppose un territoire, une précision (les règles utilisées par cette élève de neuf ans), mais le geste qui les arrache au réel arbitraire, et produit donc ce sentiment de réel, de réel non plus fuyant et impalpable, mais qu’on peut soulever comme un cube, puisque ici en voilà un fragment : l’annuaire téléphonique de Malmö.

Je suis plusieurs fois allé au château d’Oiron, voir où en était le plafond de Boltanski. C’est du temps là encore qui s’inscrit. Chaque année, photographier les élèves du cours moyen deuxième année, avant qu’ils ne quittent l’école du village pour rejoindre le collège et la ville. Alors, à force es années, sur le plafond, s’enroulant progressivement en spirale, ils ont tous le même âge, indépendamment de l’année. Une fois j’avais voulu en parler à Christian Boltanski, c’était sur un trottoir, devant la maison de Radio France : il n’aime pas qu’on l’enquiquine avec la théorie. Il s’est mis à me raconter qu’une année il avait fait tous ces portraits des gamins du cours moyen, et que rentré à Paris il s’était aperçu avoir oublié de mettre une pellicule dans l’appareil photo. Bon, il doit avoir une histoire à fuir quiconque lui parle de son travail, pour n’importe quel volet de son travail : c’est bien comme ça. C’est même peut-être d’ailleurs une leçon véritable. Un peu comme chez Vvedenski ou Harms, ou dans les contes de Martin Buber. Et c’est ainsi qu’il est encore peintre, à Oiron, composant ce plafond désormais au tiers fait.

Quand je travaille avec des étudiants ou enseignants sur cette relation du réel à l’image, on croise forcément la littérature et la photographie : relation complexe, depuis Flaubert grognant au Caire pour tout le temps que perd Ducamp avec ses plaques de verre, ou la fameuse lettre de 1883 où Rimbaud raconte à sa mère ce qu’il y aurait à voir sur la photographie qu’il lui envoie, s’il ne s’était pas trompé dans les proportions de fixateur et que l’image n’aurait pas été ainsi toute blanche, sauf l’esquisse abstraite d’un palmier. Me fascinent donc ces albums reconstitués, ces visages que la pérennité de l’image n’aurait pas suffi à faire émerger du temps, et que Boltanski, mais en maintenant avant eux la notion d’arbitraire, comme s’il fallait d’abord manifester cette dureté qu’est partout et toujours le monde dans son hasard quand au destin des êtres, ou plutôt même l’impossibilité de destin à quoi nous condamne depuis soixante ans le présent. Me fascine l’album reconstitué de la famille D. (1971) parce que justement évidé de l’essentiel, ce qui avait présidé à sa collation. Une main sur l’épaule, pour deux garçons en maillot de bain sur la plage, et reste ce geste, qui traverse l’archétype, et le sauve. Barthes était entré un peu plus tôt dans cette renverse, avec ses Mythologies qui appréhendaient la DS 19, le Tour de France ou le steak-frites. Peut-être que les photographies de la famille D. sont plus intemporelles ou pérennes que le livre de Barthes, mais si proche, évidemment si proche, ou justement le chapitre qui manquera toujours à sa Chambre claire : âpres et forts, noueux dans leur travail, ceux qui nous enseignent le fragile et le précaire au sein même du plus proche ou du plus tendre, ceux qui nous enseignent l’absurde et dure loi du monde dans le plus près de ce que vous touchez le monde. Boltanski de toute sa vie n’a fait que des arrêts de temps : mais il nous les lègue, comme des rêves. Pourquoi je me souviens aussi aisément et précisément de presque chacune des photographies rassemblées dans l’immense objet mural qu’est l’album reconstitué de la famille D. ?

Je voulais terminer par un refus de Boltanski. Mais pas exactement un refus, et c’est pour cela que je veux en parler. C’était en 1998. Nous avions travaillé pendant tout un hiver, le photographe Jérôme Schlomoff et moi, avec des sans-abri de Nancy. Cela avait commencé lorsque le responsable de la structure où ils trouvaient soin, lit, manger, nous avait montré dans son bureau un carton rempli d’enveloppes kraft : des hommes, des femmes, qui mourraient à un âge moyen de cinquante-six ans. On les enterre dans une concession de la ville, dont l’appellation technique est caveau à décomposition accélérée, mention tout à fait légale, et qui signifie qu’après cinq ans on déblaye les restes. Notre interlocuteur, en 1998, accueillait quatre cents de ces sans-abri, le nombre a augmenté depuis. Souvent, lors du décès, personne ne les réclamait. Alors, lui, il avait gardé dans ces enveloppes les quelques restes de ce qu’ils promenaient dans leurs poches, et qui était toute leur possession terrestre. C’était un portefeuille, un canif, une lettre, des photographies pliées et abîmées, un bout de ficelle ou trois billes. Chaque fois, il l’insérait dans une enveloppe, et il y en avait cent soixante, enveloppes, dans le carton. Jean-Marie Morel souhaitait demander à un artiste de s’en saisir, de composer, quoi : un mur ? Une boule de verre où ils seraient à la fois fixés et protégés ? Nous avons immédiatement pensé à Boltanski : oui, ce que nous disaient ces enveloppes, l’œuvre de Christian, et peut-être seule, nous avait placés à cet endroit précis, avait construit en nous l’accueil possible. Jérôme l’a contacté, et il a très vite répondu : ce qui lui serait difficile, a-t-il dit, c’est le temps qu’il aurait fallu pour se procurer, même pour une ficelle usée ou un canif, l’exacte reproduction de cet objet, ou l’objet similaire. Ce qui était le témoignage direct des morts, lui, Christian Boltanski, ne pouvait pas franchir le pas pour s’en saisir, ne s’en arrogerait pas le droit. Je ne sais pas où sont aujourd’hui les enveloppes. Je sais que, des mots et des visages de ces hommes et femmes, la plupart disparus aujourd’hui, nous avons fait un livre, des lectures, nous avons voyagé avec eux : je crois que Christian Boltanski a toujours été avec eux et nous, jusqu’au bout, par sa réponse même.


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1ère mise en ligne 9 octobre 2006 et dernière modification le 10 janvier 2010
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