"la jungle de Calais"

Bruno Serralongue photographie les clandestins de Calais, et de comment lire avec un photographe


Jamais le cynisme et l’incompétence, mais le goût aveugle du pouvoir pour le pouvoir, Albanel et ses Hadopitres, Pécresse contre la recherche, Sarkozy valet des Bolloré, et la vie telle qu’elle est : dure, mais où nous intervenons en responsabilité et partage. C’est cela, qu’ils détruisent.

Ainsi, ce matin, un de la bande ci-dessus, Eric Besson, ministre de l’immigration (comme ils avaient inventé celui de l’identité nationale) proclamant qu’« il faut fermer la jungle de Calais ».

Je remets en Une du site cette page créée il y a deux ans, suite à une lecture en commun, au musée d’Art contemporain de Lyon, avec le photographe Bruno Serralongue. J’avais lu Ode pour contribuer à une rue Sylvain Schiltz simultanément à la projection de ses photographies de Calais, et j’avais ensuite fait ce montage avec un texte pour moi particulièrement haut et dense de Henri Michaux...

Invitation donc à entrer dans la jungle de Calais. Juste, on ajoute le respect – et Michaux.

On vous invite aussi à relire sur remue.net I am somebody par Dominique Dussidour, et Destins clandestins de Jacques Josse.

FB


François Bon | comment lire avec un photographe
à propos de Bruno Serralongue

 

Venir sur scène avec un musicien, pour un auteur, peut sembler naturel.

Venir sur scène avec un photographe, ça l’est moins.

D’abord, parce que la présence du photographe ne l’est pas : la musique ou la littérature organisent du temps, la photographie arrête le temps, nous immobilise devant l’image comme espace devenu mental, imaginaire et non pas représentation ou mime du réel. Donc, il faut d’abord que le photographe se fasse musicien de temps, et le fasse par l’image.

Ainsi, le premier temps de notre lecture : un dimanche après-midi, au Brésil, ayant équipé sa chambre d’un dos Polaroïd pour lequel il disposait de 57 poses, Bruno Serralongue photographie, dans un parc public, les gens qui surgissent. Il leur donne le positif, garde le négatif. Cela n’a rien d’étrange, un photographe dans un parc. Surtout quand c’est gratuit. D’ailleurs, même le photographe qui officie là ordinairement, son propre Polaroïd sur la poitrine, viendra se faire tirer le portrait : pour vérifier que la concurrence ne mettait pas en danger son gagne-pain ? Les gens feront même la queue pour avoir leur portrait. Reste aujourd’hui, en noir et blanc, dans l’amphi du Musée d’art contemporain de Lyon, ces 57 poses de familles, groupes, jeunes ou pas jeunes, qui se succèdent dans le même cadre. Et Bruno lit une suite d’extraits de Serge Daney, Susan Sontag, Pierre Bourdieu et d’autres sur la question de l’image.

Deuxième temps de la lecture, mon tour. On doit réapprendre à chaque friction du réel ce qu’il a à nous enseigner, et ce qu’il exige de nous pour le voir. Notre tâche n’est pas de retransmettre, elle n’est pas de faire que celui à qui on s’adresse, par l’image ou le texte, reconstitue cette instance du réel. Pendant quinze mois, Bruno Serralongue a travaillé, à Nice, avec le quotidien local. Il se rendait sur les lieux des faits divers, mais le lendemain. Qu’est-ce que le réel conserve de ces frictions et fissures du temps continu ? Parfois, la trace est là, et devient abîme : ainsi ce rond de pierre qu’avait installé autour d’elle une femme qui s’est immolée par le feu. Le lendemain, elles y étaient encore, les pierres. Mais cette station service, que garde-t-elle du braquage de la veille au soir ? Il n’y a plus rien qu’une station-service ordinaire. C’est ce que j’ai éprouvé plusieurs fois, et notamment en regardant telle photographie de presse de ce parking vide, à Ivry-sur-Seine, là où s’étaient jetées du 17ème étage deux adolescentes. J’ai rassemblé trois textes de mon Tumulte, trois approches de cette énigme, Bruno laisse longtemps les images de ses propres faits divers.

Bruno Serralongue n’est pas un photographe de l’instantané, le Leica au cou façon Cartier-Bresson. Il documente son sujet loin en amont, par Internet, parfois partant d’une minuscule coupure de presse. Son projet peut alors l’emmener tout au bout du monde, à Las Vegas, en Chine, ou plus récemment au Chiapas.

Le centre de rétention de Sangate a fermé. Il a plus de quinze mois, il me dit avoir lu que des clandestins, ces gens venus le plus souvent d’Asie, au prix de quelle rançon, quels efforts, sont restés à Calais, tentent malgré tout le passage vers l’Angleterre, vivant dans les bois. Alors il y est allé, deux fois une pleine semaine. Les premiers jours, sans photographier. C’est seulement à l’aube : ces hommes sortent des bois, là-bas, de l’autre côté des grillages et des voies ferrées, et viennent à cette cabane où ils auront de quoi manger, se doucher, se vêtir. Sur les murs de l’Algeco, des messages gribouillés. Voilà ces marcheurs, aperçus de dos, silhouettes fuyantes. Une cinquantaine de photos, que Bruno a organisés en diptyques. Nous serons les premiers à les voir. Pour l’instant, pas question de publication : le diaporama, le temps de la projection, est l’instance même du partage de ces images. Alors je réponds par un texte de Michaux : L’impossible retour, un des brefs segments de l’extraordinaire Face aux verrous. Nous n’avons pas essayé au préalable : c’est dans le train, devant le défilé des paysages de Bourgogne dans la fenêtre du TGV, que nous rapprochons les images sur son ordi et mon vieux livre de Michaux.

Et puis, il y a le projet commun. De Bruno Serralongue, j’ai d’abord connu le travail sur les ouvriers coréens, si parallèle à mon propre travail sur Daewoo. L’an passé, l’actualité c’est ces gens expulsés, l’image de ces enfants noirs, livrés au trottoir de Paris, les CRS et les cartables. Et, la même semaine, Bruno photographie l’approche de cette manifestation rue de l’Université, et moi j’écris sur la mort de Sylvain Schiltz.

La Salle de bains, à Lyon, c’est un collectif dont je découvre qu’il est issu d’anciens élèves de l’école d’architecture ou design, qui maintiennent ainsi ce lien traversant une passion commune pour l’art contemporain, ou la musique d’aujourd’hui. Dans la toute petite galerie (mais juste derrière le Palais de justice, en lieu très passant), ils exposent un des tout récents travail de Bruno : en Espagne, à Bilbao, l’entraînement d’une brigade canine dans un Luna Park désaffecté. Et la Salle de bains a édité à 1000 exemplaires, rien moins, une affiche avec d’un côté la photographie de Bruno Serralongue, cette manifestation à l’approche, et de l’autre mon Ode pour contribuer à une rue Sylvain Schiltz : comment ne pas y être plus que sensible ? Et voilà ce que nous lisons là, tout de suite...

L’accueil au musée d’art contemporain a été aussi froid que la clim : sans doute qu’on dérangeait, un vendredi soir, et leur amphithéâtre est conçu pour des cours professoraux, pas pour une lecture-projection, mais oublions (encore qu’on aurait quand même pu avoir droit à une bouteille d’eau, au lieu de l’injonction : — Vous pouvez la remplir aux toilettes... Etrange, le monde de l’art contemporain : je conseillerais bien à Ben de retirer sa cabane de l’entrée, où elle toute engoncée et prisonnière).

Comment ça se passe pour les gens qui écoutent/regardent, alternance, simultanéité ? Je ne sais pas. Je sais que, pour Bruno et moi (comme nous l’avions fait une première fois au Triangle, à Rennes), cette jonction de l’image et des mots à un sens. Et que ce dialogue est possible pour la distance que s’impose en permanence le photographe par rapport au signifié. Parvenons-nous, ensemble, à créer un troisième espace, ouvert, et qui lui mettrait en abîme le réel ? Si on trouve des partenaires pour recommencer, alors peut-être on pourra mieux le savoir, l’apprendre.

 Voir d’autres travaux de Bruno Serralongue sur le site de la galerie Air de Paris.

 le projet Spillover de Bruno Serralongue.

 Ci-dessous, avec son autorisation, les premières photographies de Calais/Sangate par Bruno Serralongue, avec trois brefs extraits de L’impossible retour de Henri Michaux.

 et un nouveau merci à Olivier, Lionel, François, Stéphane de la Salle de Bains. Dire aussi ma grande fierté de partager un travail avec Bruno Serralongue.


images de Calais
un texte de Henri Michaux pour accompagner les images de Bruno Seralongue

 

... et toujours on me retenait et je ne pouvais rentrer dans ma patrie. On me tirait par mon manteau, on pesait sur mes plis.
... et toujours on me retenait. Les habitants étaient petits. Les habitants étaient sourds.

Il fallait faire la file. Il fallait ne pas se tromper de file. Il fallait, au-delà des passages ouverts, se retrouver dans le bon tronçon de sa file disloquée, parmi les tronçons sans fin d’autres files qui se croisaient, s’entrecroisaient, se contournaient.
Les habitants étaient nombreux, étaient extrêmement nombreux. Il n’y avait pas d’emploi, il n’y avait pas d’endroit, il n’y avait pas de repos pour tous ces habitants. Le flot des innombrables habitants sans cesse nourrissait toutes les files.

Les habitants étaient rusés, les habitants étaient calculateurs, les habitants étaient glabres.
Il fallait avoir l’oeil aux écriteaux, aux nouveaux écriteaux, aux changements d’écriteaux. Il fallait avoir l’oreille aux directives, aux directives modifiées, au retour aux premières directives.
Il fallait patienter. Il fallait se contraindre. Il fallait accepter. Il fallait pouvoir tout recommencer. Il ne fallait pas montrer d’impétuosité.

[...]

Les habitants étaient têtus, les habitants étaient sans passions. Il fallait être l’habitant pour comprendre l’habitant. L’air était triste. La lumière était sans moelleux, la terre était mouillée, l’ennui était épais. Les chiens sentant la contrainte n’aboyaient pas.
... et toujours on me retenait, on me retardait. On me tenait par des détails, qui me retenaient par d’autres détails.

Les habitants, leurs fenêtres étaient basses, leur être sans écho. Ils buvaient à toute heure des boissons pour malades.

On me retenait, on me tenait dans la souffrance, loin de la patrie où la fille es cascades m’attendait, fine comme le jonc, forte comme un chêne, compliquée comme la Chine, semblable à une lame, rayon qui traverse les barques, abhe des clairs abîmes.

Les habitants étaient corrects. Les habitants n’étaient pas mauvais. Les habitants étaient évasifs. On ne pouvait s’y arrêter. On ne pouvait non plus passer au travers.

Les files continuaient d’avancer. Les files continuaient de ne pas aboutir. Le bateau ne partait pas, ne partirait pas, avec moi ne pourrait pas partir.

[...]

© Henri Michaux et éditions Gallimard pour le texte, Bruno Serralongue et galerie Air de Paris pour les images.


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1ère mise en ligne 7 octobre 2006 et dernière modification le 22 avril 2009
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