69 | Montparnasse tes hontes #3, brasseries extérieur gare

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Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

69 | Montparnasse tes hontes #3, brasseries extérieur gare


Mais il a fallu qu’elles ferment pour que j’apprenne, dans ces sas d’horloge, à me risquer hors de la gare : vous sortez du métro dans cette chambre de passage, avant accès à un autre intérieur, celui collectif du train qui vous ramène, avec les gestes mille fois établis de l’anorak enlevé, du sac entre vos jambes, de l’ordi sorti même si vous ne ferez que lire vaseusement les actualités du jour sur votre téléphone, mais ce sas de ville en ville via deux intérieurs en mouvement n’en faisait pas moins de l’espace intermédiaire cette chambre qu’est toute gare, avec déjà un peu de l’intimité déballée qu’on aura dans le train — à l’aller c’était différent : prendre un train matinal le billet est moins cher, il y a encore des places pour laisser la voiture à la gare et pas d’embouteillage pour la rejoindre alors longtemps c’était l’Atlantique, une brasserie à gauche en sortant, au coin du boulevard et tu pourrais même décrire au centimètre près la disposition des chiottes en sous-sol, le désagrément que c’est si étroit quand tu es bien forcé d’emporter, sur l’épaule ou à la main, ton lourd sac d’ordi qu’on ne laisserait pas là-haut sur la banquette sans surveillance, plein de fois aussi, le soir si battement, bref rendez-vous donné ici, c’était un peu cher par rapport aux voisins mais tu le regagnais en confort relatif, la trappe à double battant que relevait automatiquement le monte-charge du sous-sol avant d’y avaler fûts de bière et cartons de frites congelées, voilà que maintenant leur stratégie c’était une de ces radios commerciales à voix compressée et annonces publicitaires à la file, même avec le casque plus possible de se concentrer sur l’ordi au bout de dix minutes alors j’étais descendu un peu plus bas vers le boulevard Montparnasse au Saint-Malo mais eux aussi la musique boîte de nuit ils avaient compris l’avantage, prix un peu moins mais confort aussi, alors une fois j’avais tenté, en remontant l’avenue du Maine, celui qui jouxte presque l’Atlantique et s’appelle le Paris, et là surprise dès la première fois, petit-dej’ tartine complet au prix du simple crème chez son voisin, musique à peine un fond et le serveur plutôt content de voir débarquer chez lui un monde autre que les habitués du quartier j’y passe chaque fois que je peux, ensuite tu traverses et tu es dans le métro. Je n’ai jamais documenté volontairement l’intérieur de ce genre d’endroit, à l’intérieur d’un bistrot plutôt tu restes immobile sans fixer les yeux, tu laisses les détails rejoindre la place qui leur convient comme si voir était simplement essayer que chaque chose reprenne sa place initiale, sa place d’évidence — parfois dans ces textes j’utilise une photo maladroite photographiant autre chose photographiant ton ordi sur la table, photographiant l’autre côté de la vitre, évitant de photographier les gens ou alors l’appareil mis à la perpendiculaire de son petit écran pour que le visage que tu photographies ne remarque rien, alors oui j’ai ainsi récupéré parfois quelques éléments flous de décor mais là place Edgar-Quinet brasserie La Liberté j’y suis venu si souvent, ou bien y venant depuis si longtemps en quoi aurais-tu besoin d’une telle documentation : pourtant ce que tu revois mentalement, même après tant d’années sans que rien ici n’ait changé (et la peur après plusieurs mois sans revenir qu’ils aient décidé je ne sais quels travaux, qu’ils aient décidé je ne sais quel changement de propriétaire) l’impression que ce que tu vois est finalement toujours semblable — la table dans ce tout petit recoin angle terrasse et salle mais côté salle ou tu t’installes dos au mur, qui te laisse vision à angle droit sur la totalité de l’intérieur, à gauche cette suite de table en élévation de cinq marches une petite galerie étroite mais trop dans l’ombre pour toi, entre cette demi-mezzanine et le comptoir l’allée qui mène aux cuisines avec porte de bois battante plaque inox là où ils la poussent du genou quand ils ont les bras chargés et la cuisine tu n’y es jamais entré bien sûr, entre la double porte battante et le comptoir un espace pas long un mètre cinquante environ où le serveur dans l’angle mort attend son plateau à la main et bras ballants uniquement parce qu’il n’est pas dans l’angle de vue du patron, surveillant vaguement qu’aucun client ne manifeste son appel — dans la partie médiane, plutôt des gens dont il est visible qu’ils s’y retrouvent plus ou moins régulièrement, comme on est Montparnasse dans le quartier de l’éditeur souvent tu reconnais plus ou moins quelques visages sans qu’eux te reconnaissent ou du moins le témoignent trop visiblement mais là, sensation parallèle qu’on a vieilli ensemble, qu’on est déjà de l’autre bord ensemble : ils n’y vont plus au bureau, même s’ils maintiennent leur rendez-vous ici tout près en restant dans le quartier —la terrasse parfois des touristes mais plus attirés, les touristes, par l’autre côté de la place, une place en étoile avec six rues, les deux brasseries de l’autre côté sont plus avenantes plus modernes, ici s’il y a une musique de fond c’est une radio genre Nostalgie où elle n’est pas dérangeante, juste un peu comme vous un peu au passé — les tables ont une dominante jaune le comptoir en angle droit arrondi avec les robinets inox pour la bière à l’arrière son miroir et les bouteilles d’apéritif une caisse enregistreuse massive et c’est le patron qui officie je n’ai jamais connu un patron d’apparence commode à ce comptoir mais je n’ai jamais eu affaire non plus directement au patron juste aux serveurs et compte tenu du fait que je reprenne toujours la même place au même angle dos au mur , au même serveur qui se planque entre deux tours (il ne témoigne jamais qu’il me reconnaît, mais j’ai l’honneur qu’il me traite en habitué irrégulier, pas de questions, pas le sentiment que je dérange, un petit appui sur le « jeune homme » qui vous accueille ou directement vous demande « un double, aujourd’hui »), son collègue celui qui est côté comptoir plus tendance à venir nez contre la porte vitrée les mains derrière le dos comme il regardait infiniment le carrefour, je suis venu parfois aussi le midi ils font brasserie, des plats sans prétention, Le Liberté, enjeu d’une description plus précise. les plats habituels qu’on trouve dans ces endroits entrée plat dessert treize balles plus café budget parfaitement convenable — je n’y donne pas rendez-vous, c’est dans les battements que j’ai seul, se retrouver avec soi même ou alors parfois avec certains de mes enfants plutôt que d’attendre le train dans la gare ici c’est pas cher c’est commode on vous fout la paix — ces deux ans recrudescence, ayant à faire à l’autre bout du boulevard Raspail pour ces ateliers école d’architecture face à la fondation Cartier je m’y arrête en descendant du train un sas de trente ou quarante minutes le temps de se mettre un peu à l’ordi, le temps de sa préparation mentale et s’il fait beau souvent je coupe par le cimetière je choisis à l’avance qui j’irai voir de Beckett et Tarkos, de Duras ou Baudelaire c’est une des raisons de venir régulièrement dans le quartier — il me semble que près de la porte vitrée sur carrefour il y a encore une machine genre flipper probablement pas un de ces flippers à billes mais plutôt genre jeu vidéo avec ses signaux sonores et ses lumières mais rare de voir quelqu’un qui s’y colle à la machine à lumière, les toilettes tu prends un escalier qui descend au sous-sol c’est tout pour la brasserie Le Liberté ou La Liberté brasserie Liberté place Edgar-Quinet rare les autres bistrots brasseries que j’ai l’impression de pouvoir visualiser mentalement pour y être souvent venu et pourtant bien évidemment si quoi que ce soit avait changé quand toi tu reviens et t’assois à ta place habituelle, pose ton sac d’ordi sur la banquette pour éloigner la proximité éventuelle d’un voisin, être tranquille à ta table tu t’en apercevrais immédiatement malgré tout ce que tu peux en reconstituer c’est si peu, pas plus que ça finalement.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 janvier 2022
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