86 | Châtellerault, banquette rouge sur la place

tags : Châtellerault, 2015


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

Châtellerault, banquette rouge sur la place


Ou par exemple, route à route, tu procéderais (une fois, une fois seulement, ici ne rien systématiser, se forcer justement à ne pas) par contrepoint, opposition : c’est antérieur de deux ans, c’est précisément avril 2015, tu dois faire le soir une présentation à la petite école d’arts de Châtellerault — je dis petite c’est la taille, et parce qu’aussi je me souviens d’une petite salle, mais où les gens avaient dû se serrer, et c’était chaleureux —, et se saisir de l’opportunité pour une sorte de vieux rêve : non pas s’y rendre par l’autoroute, mais de Tours emprunter la vieille Nationale 10 et s’y tenir, par exemple dès la sortie de l’agglo à Sainte-Maure de Touraine une de ces anciennes stations-service en béton futuriste ayant au nombre environ de cent quarante parsemé le territoire, celle-ci s’appelait L’Étoile du Sud, tu t’étais arrêté longuement pour la photographier, sans trop approcher de l’hôtel de passe aux volets soigneusement occultés qui lui fait suite dans l’ancien routier, la végétation à l’assaut du ciment blanc et les tags dans l’intérieur de la boutique aux vitres éclatés comme si les grapheurs qui là s’en donnaient à cœur joie (c’est une expression, leur cœur et leur joie sont probablement dissociés) respectaient ces lignes épurés de la route délaissée, et continuer comme ça : ce patelin en longueur le cimetière tout au bout, en faire comme un inventaire et le type en colère qui s’était persuadé que tu concevais une sombre escroquerie sur Internet avec de fausses annonces de maisons à vendre, la sienne y compris (ça ne me serait pas venu à l’idée, et encore moins d’en acheter une semblable d’ailleurs), s’incruster par exemple dans le plus précis détail possible sur le tracé de la frontière séparant le département de l’Indre-et-Loire de celui de la Vienne, gamberger très fort à l’éventuelle possibilité (mais non, et quelle étrange chose que de tels projets restent en vous comme limbes, comme si c’était au projet lui-même que vous ayez confié la décision de s’imposer ou pas, mais que cela n’enlève rien au repérage, à l’expérience), puis la majesté de ces silos au loin de la voie ferrée sans plus nul train de marchandises mais le sifflement aigu des TGV qui fonçaient sans rien voir et toi comprenant la tentation si facile en de tels endroits du suicide et pourquoi on en écopait tant chaque année (et combien tu en avais vu, sous des bâches, le train repartant au ralenti, ou cette voix un jour d’une petite fille : — Oh maman, il n’a plus de tête, le monsieur, ou à Saint-Pierre des Corps tout ce temps dans le froid et le vent du quai, les employés équipés de pinces et de sacs plastiques pour la récupération des morceaux, ou bien, même quai même vent, cette fois où c’est même un voyage à Berlin que loupé, dans le désordre des informations contradictoires, pour ce type qui en pleine Beauce pas très loin de l’Illiers-Combray de Proust avait en pleine nuit ligoté son ex-compagne et l’avait déposée là en travers sur les rails, lui-même étendu près d’elle au moins trois heures avant le passage de ce premier train de service, vide de voyageurs, ouvrant la voie), mais c’était cette architecture toujours mi-fantastique des silos et leur énormité géométrique presque abstraite mais trouée à n’importe quelle hauteur de cahutes, échelles, escaliers, passerelles : en tout cas Châtellerault à moins de soixante kilomètres plus de trois heures et quatre cent cinquante photos pour y parvenir, vague souvenir qu’une fois au tout début de ta carrière (je ne sais pas le mot, ici il n’est que de convenance), un gars que je revois grand et sec, des brillances dans les yeux, qui s’occupait du comité d’entreprise de l’usine d’aviation du lieu (elle a fermé) mais aussi de l’association culturelle gérant la bibliothèque de la prison de la Pierre Levée à Poitiers (elle a fermé, mais elle déménagée, c’est à Vivonne en plein champ, avec plein de lotissements autour parce que ces entreprises-là ça crée de l’emploi), la première fois que j’étais entré, automne 1988 j’en suis sûr, dans un établissement pénitentiaire celui-ci sale et étroit à quelques centaines de mètres du lycée où tu étais interne en terminale, être venu trois fois, avoir chaque fois fait écrire les gars (recontacté d’ailleurs tout récemment sur Facebook par un des types qui s’en souvenait) et comme tu ne savais même pas que ça s’appelait atelier d’écriture tu n’aurais même pas eu l’idée d’emporter ou d’archiver une copie des textes, en tout cas j’étais vers 15 h 30 à Châtellerault et je ne connaissais rien du centre-ville de Châtellerault c’était une très grande place toute en longueur donc facile de me garer mais j’avais bien deux heures avant le rendez-vous et repéré la petite rue qui menait à cette école d’arts, le café qui me semblait le plus accueillant c’était une brasserie dans un angle mais pauvre comme la ville, à courants d’air comme la ville, avec de la place quatre fois trop comme le reste de la ville, sous-préfecture je sais, sous-préfecture quand même, et là j’étais avant un café dont je me souviens que c’était cette catégorie des cafés un peu aigres et délayés qu’on vous sert (ailleurs on les appelle « allongés » mais je n’ai jamais voulu ça moi) avec un dépôt de marc au fond, et que bien sûr ni wifi à peine une 3G faiblarde sur le téléphone, non pas d’ailleurs pour sauvegarder ou mettre en ligne une ou plusieurs des quatre cent cinquante images faites ces soixante kilomètres de route, ça ce serait le lendemain, une fois tout le matos en place revenu à la table, mais avant le café donc pas terrible un sandwich, ah non jambon beure ils n’avaient pas mais pâté ou saucisson je crois bien peu importe de toute façon, la baguette était fraîche et craquante, à la caisse du bar ils faisaient PMU des gens étranges venaient avec des airs de conspirateurs remplir leurs grilles dans l’espèce d’hygiaphone avant d’aller se délester une fois de plus de ce qui nourrirait l’opulente Française des Jeux, une radio locale pire que Nostalgie Énergie rassemblée voulait faire moderne, la tonalité de l’ensemble était jaune avec au sol du carrelage et la banquette de moleskine des lacérations avec vue sur l’éponge de rembourrage voilà pour moi ce qui reste du bistrot de Châtellerault : sur Google Street View je reconstitue à peu près facilement ce qui avait dû être ma suite de réflexes en voiture, donc non pas exactement le vieux centre mais ce qu’ils nomment boulevard de Blossac, ses banques et caisses d’épargne, assurances et obsèques mais c’est exactement comme partout nos provinces ni plus ni moins, et le café il n’y en a qu’un c’est la façade rouge du Café de l’Industrie et aussitôt s’en souvenir très bien que c’était forcément le Café de l’Industrie, on pourrait y entrer ensemble et je vous montrerais tout de suite la place où j’étais assis et même le sandwich pâté saucisson (plus cornichons pas de problème) je vous l’offre, il n’y a que le PMU dont je ne sois pas sûr au fond, tant ces images de partout et de toujours si facilement se superposent, mais oui, Châtellerault, café de l’Industrie — et eux non, bien sûr qu’à cinq ans de distance le type avec son ordinateur et qui passait en revue ses photos (ça on remarque, ils ont toujours peur que je photographie eux-mêmes et l’intérieur du bistrot, c’est ce que j’avais fait d’ailleurs) ils ne s’en souviennent pas, cette dissymétrie ne m’avait jusqu’ici pas effleuré.

Ailleurs dans Tiers Livre :
 Nationale 10, route de Tours à Châtellerault (photos)
 Châtellerault, rond-point (vidéo)

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 janvier 2022
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