65 | victoire pour écrire, les sous-sols de Roma Termini

tags : Italie, Rome, Jérôme Lindon, Pierre Michon


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

65 | victoire pour écrire, les sous-sols de Roma Termini


Et qu’une même ville alors puisse accepter juxtaposition de cartographies différentes : j’étais arrivé en période instable, voire précaire, Jérôme Lindon m’ayant refusé au mois de juin ce gros manuscrit de pas loin de quatre cents pages que j’imaginais mon deuxième livre (je l’ai toujours là dans le tiroir de ma table, pas le courage de le détruire mais ça viendra, pas du tout envie de le scanner et publier), de septembre à décembre je ne sais pas trop ce qui est sorti de ma machine à écrire, pas grand-chose je suppose et de toute façon aucune trace : des notes et textes sur Dostoïevski, Faulkner et Tolstoï, ma première relecture de la Recherche tout ça sauvait plus ou moins l’honneur, de toute façon j’avais annoncé lors de mon passage au jury que mon projet à Rome c’était de me doter de cette culture classique dont je manquais totalement alors marcher dans la ville, apprendre à repérer les architectures ça suffisait en soi, en décembre je découvrirais les Vies minuscules de Pierre Michon (Didier Pignari, un libraire à Marseille : — Je te donne ce bouquin-là, reviens demain, soit tu me le payes soit tu me le rapportes) c’est en février seulement que je raccrocherais solidement les wagons et que le livre Limite s’écrirait en quatre mois, avant envoi fin mai et parution septembre, en tout cas je vivais assez mal ces heures dans cette minuscule chambre en bout de parc, dans un écart relatif (et non choisi) d’avec les autres pensionnaires, la machine à écrire électrique à marguerite solidement arrimée sur la table avec l’adaptateur de prise de courant, et la pile des cahiers Vertecchi avec celui en cours, un stylo-plume Shaefer que je considérais comme fétiche (comme aujourd’hui quand tu choisis un micro pour les podcasts ou un grand-angle grande ouverture pour tes vidéos) dans une minuscule papèterie entre le Corso et le Panthéon il y avait des Shaefer en vitrine j’en avais acheté un à lourd corps métallique comme les autres mais beaucoup plus court et ramassé, je le promenais dans la ville avec mes cahiers mais rien qui venait, il me fallait nier tout cela qui m’entourait, le premier souvenir qui me revient c’est dans les anguleux couloirs au deuxième sous-sol en dessous de Roma Termini, une sorte de boîte dont on aurait enlevé la paroi sur l’infinie résonance de cette galerie carrelée, l’impression d’être loin sous la surface mais au-dessus de soi ces locomotives et trains de nuit pour toutes les directions possibles dans une Europe partiellement inconnue, et les gars qui venaient siffler leur expresso ou leur grappa au comptoir les porteurs, livreurs, chauffeurs, magasiniers, contrôleurs, un peuple de tous les passages et c’est là que j’ai pu enfin pencher la tête comme à tomber dans ce cahier, j’y reviendrais régulièrement et sans jamais donner le tuyau à personne, dans ma tête j’appelais ça « mon bureau », à la villa j’avais tenté de demander l’accès à un des ateliers de peintre ou sculpteur inoccupés sous prétexte d’avoir un lieu séparé de la petite table face au lit, de l’espace pour marcher et des murs neutres mais on me l’avait refusé en disant que « les écrivains n’avaient pas besoin d’atelier » pareil qu’à mon arrivée exhibant un ticket de caisse pour une lampe d’architecte à deux sous que j’avais vissée au-dessus de la machine à écrire on m’avait dit « les lampes d’architecte c’est pour les architectes » mais dans la tête, atavisme familial, je n’ai jamais douté quant au fait de m’acheter moi-même mon matériel, et le meilleur, sans rien demander à personne : ça valait pour la lampe prise au bazar quincaillerie en bas de la della Croce comme pour le Shaefer en métal poli comme pour aujourd’hui la suite de mes ordinateurs mais ça n’empêche pas qu’écrire c’était entrer escalier après escalier dans le labyrinthe de ces galeries souterraines sous la gare Roma Termini pour retrouver ta petite case « bureau » et ses lumières artificielles, son bruit et ses cafés à peine un dé à coudre et c’était un début de tachycardie, qu’importe si après dans la lumière tu faisais pour compenser le crochet par le Testaccio ou la petite place Michel-Ange circulaire avec ce trou de serrure d’où on apercevait la coupole de Saint-Pierre ou cette impasse grillagée (Bleuet encore, qui me l’avait fait connaître) qui te permettait d’accéder en plein forum sans avoir à passer par les guichets à touristes, ensuite, une fois tout ça amorcé dans les cahiers bien sûr ce serait plus facile de s’atteler à la machine et rester la journée dans la petite piaule, parfois c’était juste marcher le soir à ce coin de parc qui surplombait la rocade sous le Muro Torto (c’en était un fragment, justement, du Muro Torto) et voir les phares des voitures à s’en soûler.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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