56 | Moncton une fois dans sa vie

tags : Canada, Moncton, 2009, Rabelais


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

56 | Moncton une fois dans sa vie


Pour arriver à Moncton ç’avait probablement voire obligatoirement escale Montréal mais du vol je n’ai pas souvenir, trop se sont succédé ensuite : surgit aussitôt la sensation d’espace illimité, plat et ouvert et incertitude qui t’a pris là plus que dans aucune autre ville, à savoir où est-on sur la surface générale du monde, que cette ville pourrait dériver à l’infini comme un fragment de glace sur le fleuve et rien ne l’en empêcherait, peut-être si lentement qu’on ne s’en apercevrait même pas d’ailleurs il y a bien un fleuve à Moncton mais quand à l’approche du continent tu poses le front sur le hublot de l’avion tu pourrais comprendre quoi à ces découpures de côte en zones qui semblent désertes sinon leurs lacs et forêts ou les courbes compliquées de ces rivières vues de trop haut et qui pout toi n’ont pas nom, tu marchais à Moncton entre glace, congères et neige, c’était un froid très sec et une lumière comme voulant prouver que tout ici, la ville et ce qu’elle emmenait, rivière comprise (mais elle était gelée, la rivière, tu avais photographié la rivière gelée sans être capable dans ta tête de te dire : ceci est une rivière, il te faudrait plus de temps), dérivait à la surface de la terre, ensuite tu ne te souviens plus que d’éléments lacunaires, dont : la première fois qu’entendue cette langue acadienne qui était pour toi la même, exactement la même, même noyée dans ce pays anglophone, que celle entendue dans l’enfance (et la peine que te fut plus tard le mépris et la frontière où la tiennent les Québécois), la lecture de Rabelais faite (une Alliance française, un département de la fac ?) dans une pièce vitrée en étage, une pièce dans un angle de sa tour et vitrée sur les deux faces de l’angle alors tout ce que tu lisais de Rabelais sur le fond infini de cette terre à la dérive, bâtiments cubiques posés à l’infini comme vouloir à tout prix tenir leur distance, et comme tout cela, dans la nuit qui venait, résonnait avec ta lecture, le dîner ensuite chez l’attaché culturel et pour une fois un type ouvert et qui osait poser trois questions à l’inconnu que tu étais pour lui ce soir et serait suivi d’un autre du même genre le lendemain, c’était l’occasion de quelques politesses aux profs canadiens de la fac et le petit département acadien mais voilà, il avait dû partir très vite parce que l’avion de Sarkozy retour du Mexique ce soir-là devait refaire son plein de kérozène et Moncton était sur la route, en avion la route directe du Mexique à Paris passe en arc-de-cercle au-dessus de Moncton et cela supposait selon leurs règles qu’à cet instant un responsable diplomatique soit présent sur les lieux même si personne de l’avion ne mettrait pied à terre, la terre dérivante de Moncton avant de repartir survoler dans la nuit l’île du Prince Edward puis celle qui garde son nom Terre-Neuve, et l’océan enfin, de Moncton tu ne te souviendras de rien d’autre sinon d’un hôtel (une chaîne genre Holiday Inn ou Mercure) bien plus confortable que ce que tu avais connu mais ici ça semblait l’hôtel géant de service, même les Rolling Stones (ils avaient joué à Moncton : d’où venaient-ils, les spectateurs, surgis de l’immensité glacée, tu avais du mal à te l’imaginer, tu ne connaissais rien de l’Amérique encore) c’est probablement dans un étage réservé du même hôtel qu’on les avait parqués avant départ au matin, toi le matin ç’avait dû (pareil à Halifax et Ottawa ensuite, sauf ce miraculeux accueil à Pointe-de l’Église au bout de la presqu’île) être rencontre avec des étudiants, la chance que ce soit chez les Acadiens que tu en sois reparti lesté de deux ou trois bouquins, le petit déjeuner au Mercure (ou à l’Holiday Inn) la surprise qu’autour de toi c’était uniquement des militaires en tenue, des types d’un gabarit imprévu quand tu te retrouves seul représentant de l’humanité ordinaire au milieu, baragouinant un anglais auquel tu ne comprenais rien (mais ça ne fait rien, tu n’avais rien à comprendre) et puis le midi, avant qu’on t’emmène pour le petit avion à hélice (et que Jean Wilson t’accueille à Pointe-de-l’Église et que tu découvres ce paysage comme jamais tu n’avais vu de paysage) et même pas possible aujourd’hui (il faudrait le lui demander, mais la règle est que je ne demanderai pas) de savoir à quel aéroport minuscule hangar à vue de mer il avait attendu le petit avion à hélice, mais là c’est juste de Moncton que je veux absolument parler : ce qui fait que ce midi-là, puisque tu n’y auras passé qu’une nuit, loi de ces tournées programmées, tu revoies la voiture s’arrêter centre-ville sur un de ces places rectangulaires sous les frontons droits et aveugles avec parfois une fresque publicitaire qui trouent les villes américaines, et que là sur le parking vous étiez entrés dans une sorte de resto italien pizza et burgers mais que la réminiscence stoppe juste quand tu en franchis la porte, sentiment d’une salle bleue sombre et tables de bois dans un décor encombré, de l’assaut des voix anglaises et acadiennes et puis déjà vous repartiez.

 

ailleurs dans Tiers Livre : combat pour que la ville respire

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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