54 | manger de la tête de veau à Illiers-Combray

tags : Illiers-Combray, 2013, Marcel Proust


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La publication n’est pas chronologique, et sera complétée progressivement par une suite de mots-clés spatialisés, liens vidéos ou Google Street View etc.

On peut aussi lire et naviguer depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

54 | manger de la tête de veau à Illiers-Combray


Avancer alors par contraste, par loi du rien à voir, pas pas comprendre pourquoi c’est ça maintenant qui vient, Illiers-Combray un matin où tu ne visites pas la maison de tante Léonie, cet élément intervenant de façon si symbolique parmi les trois ou quatre maisons qui ont forgé la maison de Combray dans ce sommet de littérature qu’est À la recherche du temps perdu, la difficulté au début, le blocage d’avant lire et puis une fois résolu comment et pourquoi y revenir toujours, donc cette fois non pas la maison-musée (tu la connaissais, mais là c’était pour ton essai Proust est une fiction, ce que tu voulais c’est comprendre les rues, le bourg, les distances, les ponts, les traces sur un pignon de l’ancien garage Simca et les fringues que vendaient les trois remorques à auvent sur le marché), alors ce creux ou ce dépli du temps : non pas écrire, pas même la volonté d’écrire, juste capter, juste laisser se construire en soi-même ce comprends pas ou cet état fixe et latent des choses, leur dimension, le goût de l’air et du vent et la lourdeur du parler, les signes sur les affiches et les annonces municipales concernant les jours et quotas de chasse, tu avais photographié des portes, des murs, des portails, tu avais cette obsession de la photographie frontale (c’est encore, c’est toujours), la suite des portes fermées au long de la Vivonne qui là-bas est simplement le Loir même si le patelin a été rebaptisé (c’est bien le seul en France qui ait changé son nom pour sa projection fictive dans un livre probablement pas mieux ou plus lu ici qu’ailleurs), si ce que tu cherchais c’est ce moment où le père du narrateur sort de sa poche une clé et qu’on se retrouve sans avoir compris ni pourquoi ni comment dans le jardin de la maison après la promenade du côté de Guermantes, trouver dans les vieux murs de pierre au long du Loir (c’est parfaitement fictif dans la Recherche) et ces portes de bois pourries délabrées par en bas, au long de potagers mi abandonnés, ce qui serait la porte d’entrée même vers la fiction et le livre, parce que justement tu en as photographié une série, de ces portes, serrures, grilles et cadenas, alors un peu avant 13 h parce que dans ces pays mieux vaut rester dans les heures conventionnelles entrer dans ce bistrot plat du jour, soudain très sombre, tout sombre mais on te fait signe (ou bien le traditionnel pour manger ?) de continuer vers l’arrière jusqu’à ce jardin minuscule transformé en terrasse et c’est là puisqu’il fait beau qu’on vous sert, il n’y a pas vraiment de carte mais un tableau à la craie avec les entrées façon buffet (revenir dans l’entrée plus sombre, s’y repérer parmi salade de lentilles, pâté de campagne et saucisson cornichons, radis et carottes râpées, les assiettes étant d’un format plus petit que pour le plat principal) et que sur le tableau il y avait indiqué tête de veau comme plat du jour, d’ailleurs sur la petite terrasse mais qui finissaient déjà leur repas c’était visiblement des gars qu’on trouve désormais dans ces haltes, occupés au réseau électrique, aux travaux routiers, aux pylônes de télécommunication, tête de veau pourquoi pas, après tout dans le ciel frais et bleu pâle de ce printemps, et ton livre dans sa phase ultime (sinon tu ne serais pas venu là te confronter à une réalité justement trompeuse pour vouloir se conformer à une idée d’ailleurs en partie factice de la Recherche) toi tu voyais dans cette inscription présentée à la main par cette serveuse avec qui on discuterait forcément (« Vous venez pour quoi, mais dit si discrètement, vous faites des photos ? ») une fois tous les autres clients partis et qu’elle, l’établissement ne travaillant que le midi, serait repartie vers Chartres où elle habitait, c’était sa seconde saison ici et oui Proust « elle savait, un jour il faudra que je lise » mais tellement plus proche en cela de Proust et ses personnages lancés comme des pierres fixes tout au long de sa galaxie mouvante, avec leur parler et leurs gestes ou leurs phobies — cette servante embauchée par Françoise qui ne supportait pas les asperges —, je ne savais pas trop en fait ce qu’était ce plat pourtant traditionnel et autrefois populaire de la tête de veau, ces parties un peu molles et non nobles, délaissées, mais assemblées et cuites dans leurs consistances multiples et c’était à bien plus bas prix que les viandes offertes au commerce, donc dans cette assiette contemplant les couleurs de la tête de veau et y ayant ajouté un verre de vin local moi je me disais que jamais je n’avais été si près du bœuf en gelée qui de Françoise à Norpois est objet parfaitement et uniquement littéraire, ensuite j’avais pris un double café et l’avait laissée bien sûr repartir au plus vite vers Chartres par cette route étroite mais toute droite sur la Beauce, en retraversant le bourg je m’étais dit que le plus proustien c’était bien l’enseigne du minuscule hôtel à l’enseigne de l’hôtel du Temps, même si je découvrirais plus tard, le mois de septembre qui suivrait, de retour pour ce colloque et dormant deux nuits à l’hôtel du Temps, qu’il s’appelait comme ça bien avant que le bourg se débaptise d’Illiers en Illiers-Combray, on déjeunerait et dînerait plusieurs fois à Combray dont un midi dans ce même bistrot mais ce n’était plus ni la même serveuse ni la même ardoise, souvenir redevenu tout banal, et puis cet après-midi du dimanche avant la lecture que je devais faire une fois les participants au colloque de retour, dans le deuxième étage aménagé sous charpente de la maison-musée, ces deux heures où nous serions absolument seuls dans les chambres, salons, escalier, le stagiaire complice de service à l’accueil bouquinant un livre de droit à sa caisse et content qu’on n’ait pas besoin finalement de ses services, en tout cas les deux moments, la déambulation dans le silence de la maison-musée vide et cinq mois plus tôt la tête de veau tout aussi proustienne que la lanterne magique sur la table de chevet, mais pas si factice, restant comme deux pôles vibrant où stocker les autres éléments de souvenir.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 janvier 2022
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