progression #3 | Ryoko Sekiguchi, les doigts dans la bouche

les ateliers d’écriture Tiers Livre, cycle été 2021


 

#3, Ryoko Sekiguchi, les doigts dans la bouche


Ce sur quoi insiste cette vidéo :

 après le travail d’après les « accumulations » de Christophe Tarkos, laisser l’ensemble du groupe se rejoindre non pas sur une accumulation, mais sur une suite organisée de variations avec thème commun : le rituel de nourriture et son lien à la langue, depuis le cahier de recette jusqu’à l’écriture même du corps mangeant, puisque c’est aussi l’organe de la parole ;

 on propose donc un double exercice, ou plutôt un exercice en deux temps, à partir d’une oeuvre déterminante dans le parcours de Ryoko Sékiguchi, Manger fantôme, Argol 2012.

 la première strate de l’exercice, et il ne s’agit plus d’une accumulation comme dans l’exercice précédent, mais d’en utiliser la forme –– d’emblée s’ouvrant à une narrativité — à une thématique précise : dans son Club des gourmets, POL, 2020, anthologie d’une dizaine de textes littéraires japonais dans lesquels soit le repas, soit sa préparation, soit la boisson prennent un rôle déterminant, et laisse à lire un fait civilisationnel qui fait passerelle avec notre propre univers, elle republie et traduit un texte anonyme du XVIIIe siècle, 100 curiosités au tofu, qui va nous servir d’appui ;

 « cent » curiosités culinaires, appelant autant de préparations, de circonstances, de lieux ou de rituels, c’est l’obligation de classer, trier, nommer, et de définir par une brève caractérisation cet usage — on retrouve alors cette force des cahiers de recettes familiaux, des écrits juste utilitaires, cahier manuscrit qu’on garde dans le tiroir de la table de cuisine, avec ses ajouts, ses variantes, mais susceptible d’en échapper pour devenir livre : le plus légendaire étant Le livre de cuisine d’Alice Toklas, la compagne de Gertrude Stein, ou le cahier pour lequel se sont déchirés jusqu’en justice le fils et le compagnon de Marguerite Duras ;

 ce faisant, on ouvre un archétype d’une fonction immensément présente du récit : mais à quoi l’appliquer ? à des traditions venues des souvenirs d’enfance, et d’une transmission générationnelle que la ville ne permet plus ? ou directement à nos déclinaisons urbaines en contexte social défini, là où on mange le midi à Evry ou Cergy ?

 en relisant (voir le dossier documents), les typologies proposées par Ryoko Sekiguchi (manger la brume, manger la transparence, manger l’innommé, manger le lieu, manger les symboles), on tombe sur un fait d’écriture qui à son tour va nous servir d’appui et de dépli...

 en 2012, donc, l’auteur de Manger fantôme insère une note où elle comprime — non pas pour parler d’un plat ou d’une préparation en tant que tels, mais pour nous parler de l’angoisse –– de son souvenir d’une nouvelle de Tanizaki, dont par ailleurs elle a retraduit, sous le titre Louange de l’ombre, Picquier 2017, le classique connu sous le titre Éloge de l’ombre dans la traduction de René Sieffert (le même qui nous a permis de découvrir Seî Shonagon), nouvelle qui s’intitule Le club des gourmets, qu’elle va donc aussi retraduire et qui donnera son titre, huit ans plus tard, à l’anthologie éponyme ;

 la nouvelle est un récit long d’une quarantaine de pages, s’appuyant sur un dispositif narratif classique, et bien éloigné de cette note qui la comprime en 10 lignes dans Manger fantôme — mais le noyau fantastique qui clôt cette nouvelle reste un monument de déstabilisation angoissante par cela même : lors d’une dégustation dans le noir absolu, les participants ne peuvent plus démêler ce qui est du corps de l’autre, et de la nourriture (ces doigts dans la bouche, qu’on va finir par trancher et avaler, mais qui remuent encore dans la bouche), et c’est pour cela que dans la fiche d’extrait jointe j’ai juxtaposé ce passage vers la fin de la nouvelle avec la note qui la comprime huit ans plus tôt...

 en faire quoi ? eh bien, sans chercher le fantastique (mais sans l’écarter s’il surgit de lui-même), procéder à la même ampliation narrative : ici c’est l’angoisse qui a créé la réminiscence textuelle, on peut partir d’une autre sensation liée à rituel ou goût ou usage (comment font les mains, le couteau ou la cuisson pour qu’on mange) pour un effet de grossissement narratif d’un instant déplié basé (uniquement) sur ces perceptions gustatives : écrire le corporel, laisser le corps, sur l’espace bref de ce développement, lié si vous le pouvez à la première étape de l’exercice, devenir le sujet de l’écriture...

 et ce sera une très belle préparation à Antonin Artaud, qu’on a décalé d’une semaine après avoir évoqué tout cela (point de départ, d’une participante lors d’une de nos sessions du module formation : « en ouverture d’un cycle, je propose d’écrire depuis une recette de cuisine parce que tout le monde en connaît au moins une... »)... et après tout, si on se souvient du passage de la brochure dans laquelle Sonia H Davis décrit l’émotion qu’éprouve son ancien mari Howard Phillips Lovecraft, à 34 ans, à savoir désormais se faire cuire tout seul un oeuf dur, même avec ce minimum on a de quoi fournir à l’exercice...

 on peut présenter à la suite, mais dans le même article, les deux étapes de l’exercice, on peut aussi insérer ces déplis avec zoom de grossissement en notes ou incises du premier texte...

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 juillet 2021
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