Henri Maldiney | l’art & l’éclair de l’être

de la rencontre de l’art et du fantastique : des inconnus dans la maison


Note du 1er mai 2010
Période de transition, fin de l’année québécoise, le rendez-vous hebdomadaire à préparer pour les étudiants terminé, c’est naturellement un grand livre depuis longtemps dans les inséparables de l’accompagnement qui revient sur la route : L’art, l’éclair de l’être, de Henri Maldiney (né en 1912).

Mais je n’avais pas prévu qu’il recroise aussi les routes les plus immédiates, Lovecraft arpenté à Providence, et réflexion sur le fantastique, plus le premier Lovecraft sur publie.net : La musique d’Erich Zann. (Par exemple : lire ce qui se dit ci-dessous sur le monstre, et revenir à Lovecraft, dont un des plus hauts récits, The thing on the footstep a été massacré en traduction sous le titre Le monstre sur le seuil.)

Sur Henri Maldiney, ce site. Accessible aussi, un texte de 40 pages sur L’Esthétique des rythmes (1967). Probablement sa plus ancienne trace consistante sur le web dans remue.net via les chroniques de Ronald Klapka, désormais sur son propre site : lettres de la Magdelaine.

 Photo : 29 avril 2010, Prospect’s Terrace à Providence, arbre qui a connu et Poe et Lovecraft.

 

Note du 27 août 2006
Besoin en ce moment de réfléchir plus systématiquement à fiction, réel et fantastique. L’Art, l’éclair de l’être de Henri Maldiney est depuis longtemps sur ma route, en particulier pour son chapitre sur la poésie et l’espace, et cette étude sur le fantastique dont je reprends un extrait.

 

Henri Maldiney | craquant de formes vivantes


La rencontre de l’art et du fantastique n’est ni nécessaire ni fortuite. Ils ne s’identifient nullement l’un à l’autre ; mais si — comme il arrive — ils communiquent intérieurement dans l’unité d’une œuvre, cet état de chose doit avoir un sens. Même si le secret nous reste voilé, il s’enveloppe d’une lueur troublante : l’art et le fantastique ont en commun la marque de l’étrange.

Ce mot connote plusieurs valeurs mais dénote à chaque fois un écart inquiétant. L’étrange implique toujours une rencontre ; mais une rencontre qu’il nous est impossible d’intégrer, bien qu’effective, à la tournure d’ensemble du monde sur lequel nous sommes en prise et à notre façon de nous porter et de nous comporter à lui... et à nous. L’étrange nous est étrangement intime et étrangement étranger. L’allemand le nomme, négativement, un-heimlich. De heim : chez soi, à la maison. Heimlich veut dire familier, intime, impliquant sécurité et quiétude. Das Un-heimliche évoque « les inconnus dans la maison ». Il désigne cette impression d’étrangeté que nous éprouvons à sentir une présence d’ailleurs hantant le lieu qui est originairement le nôtre. Au plus intime de nous-mêmes nous sommes pour nous l’objet d’une conscience de soi étrangère. Nos propres aîtres sont la demeure d’un autre.

Or, l’art, de soi, est étrange. Il nous désétablit de nous-même et du monde auquel nous sommes échus. Car, selon la juste expression de Jean Bazaine, « l’émotion, le choc esthétique ce n’est pas prendre brusquement contact avec le sol, c’est au contraire perdre pied. Un cheval d’Ucello m’émeut d’autant plus que je reconnais moins un cheval, mais que je reconnais soudain, à la faveur de la rencontre Ucello-cheval, cette autre rencontre bouleversante de formes, ce monstre craquant de formes vivantes et que je hausse brusquement ma vision à son niveau ».

Rencontre bouleversante parce qu’injustifiable autant qu’irrécusable — et par là requérante. Monste, dit Bazaine, pour désigner cet organisme craquant de formes vivantes et qui ne résiste à l’éclatement que par sa propre insurrection. Les formes qui s’y rencontrent sont hétérogènes : formes vitales émergeant du monde naturel et, non moins mais autrement vivantes, une para-géométrie rythmique. Or ces formes hétérogènes sont, dans l’œuvre, en incidence interne réciproque. Elles ex-istent en précession d’elles-mêmes, les unes à travers les autres, de sorte qu’elles procèdent, proleptiquement, d’une seule et même genèse qui est l’œuvre : leur lieu d’être.

Si cette œuvre est un monstre, c’est au sens propre du mot monstrum, contraction de monestrum (de moneo : avertir). Ce monstre est avertisseur. Annonçant quoi ? Non pas une position imaginaire qui fournirait une prise au désir, mais, au contraire, l’inimaginable — lequel est hors d’attente et ouvre l’attente en la comblant. Or qu’est-ce qui, par essence, est l’inimaginable, dont la présence immotivée transcende toute imagination anticipative ? Le réel. Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et dont l’épreuve est toute de saisissement, parce qu’il se révèle à chaque fois, non pas une fois pour toutes, mais toutes pour celle-là, comme toujours déjà là.

[...]

Mais si le réel, ainsi surpris en lumière noire, s’apparente étrangement au fantastique, pourquoi, selon la conception généralement reçue, l’étrangeté du fantastique apparaît-elle contredire à sa réalité ? Les dictionnaires, en effet, le définissent en ces termes : fantastique : ce qui est créé par l’imagination, qui n’existe pas dans la réalité. Avec pour synonymes : fabuleux, imaginaire, irréel, surnaturel. Ils ne font en cela que suivre l’étymologie. [...] Le vocabulaire de l’imagination n’est pas simple. Il s’alimente à trois sources, une grecque : fantasia, une latine : imaginatio, une germanique : Einbildung. Ces termes n’ont par les mêmes valeurs et l’on observe entre eux des cassés-croisés variables avec le temps. Longtemps, en français, fantaisie et imagination ont concouru à désigner la même faculté d’invention et de fiction, que Malebranche a appelée la folle du logis. Mais la fantaisie est apparue de plus en plus comme une imagination extravagante, capricieuse ou illusoire — illusoire au sens propre du mot qui évoque le jeu. A l’imagination ludique s’oppose l’imagination sérieuse qui participe à la constitution de l’expérience. L’allemand connaît dde même Phantasie, retenu par Freud pour désigner ce qu’on appelle en français fantasme, et Einbildung. Bien qu’il arrive à Kant d’employer simultanément le terme latin imaginatio et le terme allemand Einbildung, les deux sens ne se recouvrent pas. Imaginatio nomme le pouvoir de former des images, tandis que Einbildung conserve en lui la triple signification de bilden : construire, donner forme, créer des images. [...] Le statut de l’image, déjà, fait difficulté. Elle se veut un second objet pareil au premier, son modèle. Mais l’objet n’a pas, dans l’image, son pareil. Il est réel dans le monde et l’image ne l’est pas. Mais, répond l’interlocuteur du Sophiste de Platon, c’est réellement qu’elle est ressemblante. Elle EST donc, d’une certaine façon. D’où la conclusion inévitable et paradoxale : Ce que nous appelons image est donc réellement un irréel non être (littéralement : est donc en réalité un non-étant sans réalité). Etrange entrelac d’être et de non-être, la constitution de l’image nous laisse interdits devant ce qu’elle postule : l’être de l’irréel, la réalité de l’imaginaire.

Réelle, la fascination suppose la réalité du simulacre, l’être du faux. Un tel paradoxe doit être fondé. Et il l’est : ici le principe de plaisir se subroge au principe de réalité. Ce qui exige une révision de celui-ci. Le réel n’est pas l’objectif : c’est, non l’objectivation, mais la communication qui constitue le moment de réalité. La rencontre est ce en quoi le réel a lieu. Or notre communication avec les choses, les êtres, le monde, dont la fascination est un mode, repose sur les deux a priori fondamentaux de la confiance et de l’angoisse. [...]

Le versant lumineux, apollinien, du monde se double d’un autre, opposé et complémentaire : le versant dyonisiaque, nocturne. Les poètes, dit Hölderlin, « sont comme les prêtres de Dyonisos errant dans la nuit sacrée ». La nuit est le lieu d’une autre forme de l’apparaître, non moins sensible que la première.

« Une part importante de la vie des images, dit René Sollier, dans L’Art fantastique, est certainement née autour de l’idée de crainte et d’hostilité des éléments, la nuit. Tout a été craint — tout semble représenté. L’homme a donné forme à ses démons, aux puissances adverses.. La nuit est virtualité, genèse ; tout menace, la moindre ombre devient une charge de terreur. Les ténèbres sont un lieu de négoce et les démons de l’obscurité, de la Terre, le chaos de la création se manifestent la nuit. La condition nocturne de l’homme, la nuit imposée, durant le jour ou le sommeil, les moments de l’être humain, ces états de l’être aux aguets, supplicié, captif, sont liés au mystère de l’Anthropos originel, souffrant de la captivité des Ténèbres. »

Dans l’existence comme dans l’art, le fantastique a le plus souvent partie liée avec les Ténèbres, ou mieux : la Ténèbre. La nuit est à la fois le moment et l’espace de l’in-déterminé. L’élémental y règne dans l’absence de figure. Les limites des êtres et des choses s’y dérobent et, avec elles, se dissout le principe d’individuation. Tout fait retour à ce qu’Anaximandre appelle apeiron : l’illimité, indéfini, intraversable. Celui qui ne se confie pas à la nuit et vainement la rejette s’y trouve en proie à une hostilité rôdeuse. Il y ressent l’imminence d’un danger à la fois indéterminé et sans hasard. En l’absence de limites tout est contact. La distinction dehors-dedans s’abolit au profit d’une spatialité ubiquitaire, uniformément accordée au ton de la menace. L’espace de la nuit s’apparente, d’autre part, à l’espace du paysage, dans lequel nous sommes perdus ici, sous l’horizon du monde entier — dans un ici absolu qui exclut tout système de repérage ou de référence. Mais, de plus, dans la nuit l’horizon est sur nous, sans possibilité d’éloignement.

Par un effet tout inverse, le fantastique est lié au déterminé. La menace prend figure dans les puissances adverses en voie d’individuation. Celui qui craint la nuit, souvent la retrouve à l’aube, la plus douteuse des heures, parfois en plein midi. Car le jour n’est pas quitte du fantastique. L’espace du jour est bien, comme le note Erwin Straus, un espace géographique (et historique) déterminé par des coordonnées qui supposent un système de référence et un point-origine, indépendants dans notre ici. Mais il est des états diurnes dont le fantastique surprend la vigilance inquiète. « Les spectres, dit Straus, sont les ambassadeurs du paysage dans l’espace géographique ».

L’œuvre la plus troublante, la plus fantastique d’Albert Dürer est sans doute ce lavis de fin du monde, où les eaux d’en-haut et les eaux d’en-bas à nouveau se mélangent, noyant la substance et la lumière du monde, et se différencient tout juste autant qu’il faut pour manifester leur retour à l’indistinction primordiale, annulant le moment premier de la création. Or cette œuvre n’est pas la simple notation de son rêve, mais le vacarme et le souffle des eaux le poursuivent après son réveil ; l’angoisse éprouvée dans le rêve, qui l’a tiré du sommeil, perdure à l’état de veille, parce qu’elle est une dimension de son existence.

 

© Henri Maldiney, L’Art et l’éclair de l’être, Comp’Act - La Polygraphe.


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1ère mise en ligne 27 août 2006 et dernière modification le 1er mai 2010
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