nouvelle #3 | quand Kafka s’amuse

renversements et variations sur un thème, dans le Prométhée de Kafka)



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 ci-dessous : reprise de Tous les mots sont adultes (2005), cf Tiers Livre,3 exercices à partir de Franz Kafka ;

 fiche d’appui : Franz Kafka, Prométhée, dans le dossier habituel ;

 

exercice 3, les quatre versions de Prométhée


Ce n’est pas un texte du Journal, mais un de ces textes très courts et d’un fantastique incroyablement puissant (lire Le Vautour, Le Pont ou La Trappe, conter le thème de Un Champion de jeûne ou La Colonie pénitentiaire).

Enjeu : le rapport de la langue écrite, la naissance du récit, à l’immense fondation orale. La notion de variante. L’origine des contes et les multiples formes qu’ils prennent, pour une même cible : parler des légendes de la mort en Bretagne (Le Braz et ses versions collectées de l’Ankou), de la récurrence dans les traditions occidentales de l’image d’un village enseveli des pays de marais, qui resurgit (voir le livre génial et méconnu d’Ernst Bloch, Traces, Gallimard 1976).

C’est parce que Kafka rassemble et condense en cinq lignes l’histoire du Prométhée qu’il l’évide suffisamment et la rend transformable. C’est parce que ce premier travail de résumé rendra le thème choisi suffisamment abstrait et simplifié qu’on va pouvoir ébaucher des variantes inventées du même thème, par simple déplacement combinatoire des mêmes éléments fixes. On peut croiser là l’univers des écritures dites à contraintes, en proposant de réutiliser les incipit de chaque variante du Prométhée de Kafka, leurs trois premiers mots, et de finir par ce qui est le dernier mot aussi de Kafka : le mot inexplicable. En résumant le thème principal de l’histoire que chacun connaît, on aura permis l’éclosion quatre figures inventées de récit qui vont démultiplier la dimension de ce qui reste énigmatique en elle, et fait qu’elle nous concerne au plus près.

Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée : selon la première, il fut enchaîné sur le Caucase parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes, et les dieux lui envoyèrent des aigles, qui lui dévorèrent son foie toujours renaissant.

Selon la deuxième, Prométhée, fuyant dans sa douleur les becs qui le déchiquetaient, s’enfonça de plus en plus profondément à l’intérieur du rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.

Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires, les dieux oublièrent, les aigles se fatiguèrent, et, fatiguée, la plaie se referma.

Restait l’inexplicable roc. — La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable.

Franz Kafka, Prométhée, in La Muraille de Chine et autres récits, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1950.

Reste à proposer un thème, qui ne consiste pas simplement à manipuler les mythologies anciennes, quel que soit l’intérêt de l’exercice au présent (Icare et l’aviation, Io et l’exil, le Minotaure et la violence), même si on peut bâtir avec ces exemples-ci, ou un choix d’autres (voir l’inusable Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal, PUF, 1951, où chaque thème mythologique est déjà lui-même présenté dans un résumé avec variantes).

Mais je suis toujours resté un peu sur ma faim en procédant ainsi : à chaque essai, surgissaient quelques textes très forts, même parfois lumineux, étranges, tandis que d’autres participants restaient, non pas en échec, mais dans le sentiment de trop grande difficulté. En raison d’un trop grand écart entre le monde que nous vivons et nos mythes fondateurs ? Cette réflexion de Kafka sur les mythes est longue et continue, se présente presque comme un fil systématique et fragile dans son Journal et ses cahiers, écrivant sur la tour de Babel (« Tout ce qu’il y est né de chants et de légendes est plein de la nostalgie d’un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d’un gigantesque poing »), le silence des Sirènes (où il explore aussi des figures de variations imaginaires : dans une version de l’histoire, invente Kafka, les Sirènes se taisent pour mieux tromper Orphée et le provoquer à enlever sa cire et ses chaînes, et dans une autre version Orphée est conscient que les Sirènes se taisent, mais cela fait partie de sa ruse qu’il ne le laisse pas apparaître...), ou Don Quichotte (« Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon — auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte — que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous... ») Leçon bien retenue par Borges, puisque c’est selon cet exact principe de condensation initiale, sur un thème dont chacun sait d’avance la figure principale, mais en décalant le point de vue de narration au Minotaure lui-même, qu’il construit une des plus puissantes fictions de L’Aleph : La Demeure d’Astérion.

Je tente désormais de proposer le même exercice, mais en mettant en relation les quatre variantes du Prométhée de Kafka avec un autre livre, qui apparemment n’a pas de point commun avec lui, et à partir duquel j’avais aussi cherché, là aussi sans trouver de vrai point d’appui, à bâtir des séances d’écriture. La conjonction des deux se révèle une exploration largement ouverte et productive. Il s’agit du livre de Roland Barthes : Mythologies. Les morceaux où il parle des catcheurs comme de la starlette, de la DS 19, des photos de Paris-Match, du bifteck frites et du Tour de France, comme du costume cravate, en chapitres chaque fois brefs et incisifs, et précédant son étude fondamentale du mythe comme parole, sont devenus d’inusables classiques, de grande verdeur.

Le mystère des Soucoupes Volantes a d’abord été tout terrestre : on supposait que la soucoupe venait de l’inconnu soviétique, de ce monde aussi privé d’intentions claires qu’une autre planète. Et déjà cette forme du mythe contait en germe son développement planétaire ; si la soucoupe d’engin soviétique est devenu si facilement engin martien, c’est qu’en fait la mythologie occidentale attribue au monde communiste l’altérité même d’une planète : l’URSS est un monde intermédiaire entre la Terre et Mars.

Seulement, dans son devenir, le merveilleux a changé de sens, on est passé du mythe du combat à celui de jugement. Mars en effet, jusqu’à nouvel ordre, est impartial : Mars vient sur terre pour juger la Terre, mais avant de condamner, Mars veut observer, entendre.

Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1957.

Faire écrire directement à partir de ce livre de Barthes est certainement possible, mais impose qu’on ait avec l’objet désigné une explication rhétorique, que le génie singulier de Barthes déconstruit de l’intérieur de la rhétorique elle-même. Avec le texte de Kafka, sur le même contenu pris à la typologie sociale, on va tenter une mise en boucle qui évide toute possibilité de leçon. Sur ces mythologies de notre quotidien, dont on peut faire oralement une liste pour suggestion, l’éclatement prismatique proposé par Kafka fonctionne admirablement, nous offrant une lecture soudain distanciée du monde le plus proche : l’invention du téléphone ou de la télévision peuvent susciter des textes aussi puissants que l’utilisation que fait Jules Verne de la reproduction de la voix dans Le Château des Carpates. Mais n’importe quelle invention usuelle, rapporté à son roman singulier, peut devenir aussi légendaire : on peut se renseigner facilement sur la façon dont un monsieur Bill Browerman, récemment disparu à l’âge de quatre-vingt-huit ans, entraîneur sportif à l’université d’Oregon au début des années 60, se servit du moule à gaufre de son épouse pour inventer dans son garage sa semelle rebondissante, et revenir au dictionnaire Grimal pour faire le lien avec la déesse grecque Niké, à laquelle on n’a pas demandé son avis pour devenir l’emblème de la marque Nike. Il suffit, en collège, de puiser parmi les logos collés sur les vêtements ou les couvertures de classeur pour exhiber l’immanquable iconographie des chanteurs vedettes ou footballeurs célèbres. On peut aussi parler de fortunes familiales particulières, propriétaires de supermarchés ou constructeurs de bâtiments : on aura dès lors un premier matériau de base à des esquisses mythologiques de notre monde contemporain immédiat. Je demande seulement le plus grand respect formel du texte de Kafka : quatre versions, dont la première soit forcément comprimée et condensée en cinq lignes, et que le texte finisse aussi par cette formule : « Reste l’inexplicable »... Mais on peut aussi suggérer que l’espace familial est aussi rempli de ces histoires à versions successives. Voire sa propre histoire, soi-même comme mythe à inventer : puisqu’on est toujours à soi-même inexplicable.

Je résume :

 on choisit le point de départ en ce qu’il est reconnaissable par tout le monde. Il suffit de penser à l’actualité des 2 dernières semaines, les questions juridiques et éthiques, les faits divers ;

 ce point de départ, même s’il est compliqué, même s’il est un élément réel que chacun a en tête, on se force à le condenser et le résumer en 4 lignes ;

 c’est ce passage résumé auquel on va apporter ses modifications et variations narratives comme on démonterait et remonterait un objet mécanique bizarre, ou qu’on tenterait différentes combinaisons de pièces jeu d’échec ;

 on recommence et cela nous fait trois variations : c’est grâce à cette troisième que la première ne nous apparaît plus comme le moule ou le modèle, mais bien comme une variation elle-même ;

 et fin avec cette inaltérable phrase : Restait l’inexplicable......

On y va ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 mars 2019
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