fiction | souci (un monologue)

exercice pour la scène


Dans mon souvenir, c’est la période (1996-2000) où je me rendais régulièrement — à l’invitation de Charles Tordjman — au Centre dramatique national de Nancy. Dans les plages libres, ou parce les ateliers c’était en soirée, j’aimais bien m’installer dans la grande salle vide, juste regarder le plateau, même pas monter sur le plateau (jamais aimé trop ça) mais laisser venir des idées de parole. Une série de textes brefs en a résulté, et comme ensuite ils ont servi d’exercices au conservatoire théâtre de la ville, j’ai dit les avoir écrits dans ce but, ce qui n’était pas vrai.

À distance, ça m’aiderait à définir ce qu’est pour moi un texte de théâtre, et pourquoi depuis 15 ans ma désaffection : texte écrit pour être dit, mais qu’on n’a pas envie de dire soi-même. Ce qui reste compatible avec ma fascination totalement silencieuse, lumières architecturées dans nuit froide, pour la lecture permanente de Racine.

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Image haut de page : Toyen, Beaux-Arts de Nantes.

souci (un monologue)


Dit très vite.

Au tout début ?

Au début c’est une tête lisse qu’on promène. On enfile dessus une peau qui est votre caractère, et puis la manière que vous avez de réfléchir au monde.

Ce qu’on avale bouche ouverte. Ce qu’on avale traîné par le monde, pieds en l’air, raclé sur les fesses, et les murs où se cogne. La vie choc en sorte, courir et boum. Le mur est là, tout blanc, on l’a pas vu venir. On se dit, attention, baisse pas la tête. Pourrais te faire mal, si tu baisses la tête, cogne mais tout droit, boum.

On a été amoureux aussi. On a eu un enfant, sa main dans la vôtre et marcher droit, parce que ce que vous pensez du monde et des autres lui il ne doit voir que le soleil.

Beau temps, beau temps fixe devant toi, matelot.

Et quand vous enlevez l’autre peau, le sac qui vous sert de visage ils sont là les soucis.

La trace de vous-même remorqué dans la vie par la peau du cou, raclé par les fesses ou cogné dans le mur. On enlève cette peau-là aussi, pour réfléchir un moment : on la tient devant soi, les yeux dans les yeux on se regarde. Qui tu es, toi, si on t’enlève ce que tu n’as pas choisi et qui s’est écrit. Qu’est-ce qui te reste ? Le visage de l’enfant lisse, ce que tu étais dans les yeux de celui que tu promenais main dans la main, ou les yeux que tu faisais au moment du mur.

Perte de contrôle. Les poisons, pas qu’un. Le bal et les copains. Bordée. Ville la nuit, jusqu’à vomir. S’il faut se déguiser pour présenter aux autres la vérité de soi-même. J’avais rêvé que j’étais vert, très maigre, incroyablement maigre, translucide presque. Les yeux aussi. Et cette fois dans le rêve c’est cela que je savais, avec une certitude sans borne, immense : cette fois c’était moi, c’était bien moi que je voyais.

C’est connu pour les morts, que c’est leur visage enfant qu’ils enfilent, tout au bout. Qu’on se le choisirait si on voulait, la tête qu’on se fera mort, après le premier moment, sa tête d’enfant, des soucis finis, tout fourgué aux autres, ceux qui restent.

Pour l’instant, matelot, c’est nous, ce qui reste, allez viens, viens sur la place, viens dans le milieu de tous ces autres, pense plus à ça, matelot, oublie. Regarde les lumières, matelot, donne moi la main, serre fort. On court, si tu veux ?

 

Quelquefois...

Quelquefois on voudrait, qu’on ne vous reconnaisse pas. On avancerait comme ça, c’est la ville, la même ville, et on ne vous reconnaît pas. C’est pas parce qu’on a fait trente-six bêtises. C’est pas parce qu’il y des gens qu’on a connus et qu’on n’aimerait pas retrouver, comme ça, face à face.

On n’a pas honte pour autant. Marcher comme ça, dans la ville, et ne plus porter son histoire.

C’est dans les épaules, le dos et les jambes. Marcher avec le visage d’un autre.

Quelquefois on préférerait tout arracher. Plus rien, plus d’histoire, plus de signe : choisir qui on est.

Ce n’est pas dans les rêves que j’arrache mon visage, dans ces moments où ça ne va pas, on se regarde et on ne plaît pas. On prend avec les mains et on tire. On s’en fiche des os, on voudrait changer la viande, et comment ici elle s’assemble, et ce carton qui la recouvre lui donner autre consistance autre couleur la peau est un sac qu’on retourne.

On marcherait peau retournée comme sur ses propres épaules un signe rouge une flamme et qui donc verrait que celui-ci c’est vous c’est le même.

Face à face, moi devant moi-même je sais et je hurle : non, sac de peau, qu’est-ce que ça change, rien, et même on changerait les os ce serait pareil qui je suis, où ce qui fait moi, à quel endroit dedans.

On se voit comme dans les photographies de police, assis sur la chaise. Face, profil, et l’arrière du crâne bien tenu, avec un écriteau devant.

 

Ou dans le rêve.

Dans le rêve soudain j’ai eu peur.

Immobilité qu’on porte en avant de soi. On peut bien avoir sa tête à soi, et dedans toute sa tête, c’est parce que plus rien ne bouge.

Plus rien qui bougeait. Les yeux eux ils bougent, ils tournent, mais c’est pour découvrir que tout le reste est fixe. Front, bouche, joues, tempes : c’est ça qu’on lit sur le visage de l’autre, l’inquiétude, un mouvement. L’amour, un mouvement et je sais le faire. Le mépris, le rire, la tristesse, deux trois quatre, la fierté cinq, la colère, la terreur, le rejet, six sept huit voilà comment. Et puis rejeté, huit bis, le contraire. Et la surprise. Contempler. Et même ce qui ne bouge pas, repos, sérénité : plus droit, plus droit à rien, neuf. Tête de fer. Masque en bois, on s’est réveillé avec le visage gris du rêve.

Maintenant on le sait : non, ce n’est pas un rêve, c’était vraiment la ville, et vraiment on est entré. On a poussé une porte parce qu’il y avait des lumières et du monde, c’était un bistrot avec un bar, en longueur. On a reconnu les autres, on s’est assis parmi eux, on a commandé comme eux quelque chose à boire. Et même. Même il y avait une télé qui débitait des choses qui les faisaient rire. On leur en voulait, on se disait : si même ici vous regardez ce machin-là et que ça vous fait rire, c’est que vous osez regarder ça tout seul, chez vous, et soudain ça vous faisait peur, vous rendait étranger. Il n’y avait pas de glace. Il y en avait une, mais elle était trop haute, il aurait fallu se lever pour s’y voir, et puis après tout rien n’était en dehors de comment ç’aurait dû être, ils vous connaissaient, vous les connaissiez, on était ensemble et on buvait un verre. Sauf qu’il y avait ce machin au-dessus, et que vous vous êtes dit : mais savent-ils que je ne me ressemble pas ? Et cette pensée terrorise.

Vous aviez essayé. Parce que c’était vos amis, et que même le machin au-dessus, accroché au plafond, ce n’est pas tout le temps qu’ils le regardaient. On se disait de ces bêtises qu’on se dit quand on est dans un bar ensemble, assis à boire un verre. Même en face de vous, lui, que vous connaissiez depuis des années, il faisait passer des photos, une boîte de photos juste développée, et même sur une photo vous y étiez, vous étiez de dos. On voyait vos cheveux derrière, le cou et l’épaule et un tee-shirt bleu.

Pour eux, juste comme ça en parlant, vous l’avez fait. De la liste je me souviens. L’amour.

L’inquiétude. Puis, en désordre : le sarcasme, le tragique, la noblesse, la violence, l’angoisse, le dégoût, la surprise, et l’impersonnel. De un à cinq, puis de cinq à neuf, rien, pas mèche. Vous êtes en face d’eux, votre panonceau bien au-dessus la tête, copain Untel, à sa place. Tiens, il fait la grimace. Peut-être il a des soucis, copain Untel, ou bien qu’il vieillit. On dit ça tics nerveux.

J’ai refait : deux inquiétude, neuf sérénité. Puis huit, surprise et quatre, noblesse, et neuf encore, impersonnel. La liste, ça revenait. Presque complète. Je leur ai dit : je suis presque complet, et copain Untel a souri. Je voyais le panonceau, copain Untel, mais ce n’était pas copain Untel : copain Untel n’a jamais eu de blouse blanche, ni de sourire.

Ils m’ont dit : parler ensemble. Vous parler. Interroger. Affirmer. Rejeter. Moi j’ai dit : Celui en nous qui craint nous laisse-t-il marcher quand lui se terre ?

 

Non, non : pas un rêve.

Ce n’était pas un rêve. Entré en poussant une porte de verre parce que d’autres entraient et puis avec eux dans la salle noire. En poussant porte encore plus lourde. Eux s’étaient assis sur les fauteuils. Et vous. Cela qui vous poussait et vous inquiétait. vous avez marché au-devant d’eux et les avez pris à témoin . Quel est le visage que tu portes.

Regarde à tes côtés regarde ton voisin. En quoi le reconnais-tu pour autre. Qu’est-ce qui n’est pas pareil quand les yeux se séparent du visage et regardent. Si c’est la bosse ici et ce qui est marqué de géographie sur la carte. En inquiétude, en surprise, et si cette personne, là que vous pouvez toucher des mains. Qui est près de vous. tout près de vous assise. Si c’est l’émerveillement qui est dessiné sur sa bouche ou l’affection. Et ce qu’il y a dans la petite valise de cette affection et même si la valise est trop lourde ou trop grosse. Ou bien qu’on la voudrait bien plus grande et plus lourde. Qu’on s’offrirait même de la porter s’il fallait, si c’est affection de soi-même ou de l’autre. Et vous vous étiez là à vouloir savoir ce que pour un autre signifie son visage . On ne vous répondait pas.

S’ils ont osé, regarder dans la valise ? Sans doute. Ils n’ont rien trouvé.

Qu’est-ce qu’il faudrait : se regarder dans la bouche, crier dedans ou appeler par l’intérieur ou soulever. Chercher une charnière ou un bouton ou mettre un couvercle transparent pour voir dedans, maintenant vous étiez devant eux et vous aviez l’air un peu bête, c’était pas prévu tout ça. Mais ce n’était pas dans un rêve.

 

Ou dans la rue.

J’étais dans la rue, je marchais. Je m’en souviens parce que. C’est à cause du brouillard, brouillard comme. Il faisait noir déjà ou noir encore les boutiques éclairées et cette demi pluie sous les lumières. Le fond de la rue le ciel et partout ce brouillard on aurait dit presque bleu moi j’allais vite c’est un autobus, double longueur à soufflet maintenant c’est toujours des autobus double longueur à soufflet et à cette heure-là rempli et les vitres suite de rectangles le brouillard et puis. Moi marchant le bus aussi. Avançant roulant. Derrière chaque rectangle les visages on aurait dit. À hauteurs différentes (il y a toujours des marches dans ces autobus, des sièges au-dessus des roues, d’autres plus bas près des portes) visages immobiles droits sur les épaules, emmenés comme ça dans le noir la rue le brouillard les lumières et sur les vitres de la buée et eux qui ne me regardaient pas pourtant dans un autobus qu’est-ce que vous regardez le bord de la rue les boutiques. A cause du brouillard en somme, on aurait dit que ça vous passait au travers, regardé par eux sans regard. Moi non pas courant mais là parmi eux. Ne pas avoir où aller, juste à les laisser passer.

J’étais arrivé à la gare c’est une vieille gare à verrière avec ses quais noirs et les annonces et puis tous ceux qui sont là sans jamais vouloir partir. Je m’étais assis dans cette machine j’avais mis deux pièces de dix francs, j’ai réglé le tabouret il faut les yeux à hauteur du trait noir qu’on vous montre entre deux triangles sur la vitre. On est devant un miroir, on s’arrange, on a le visage qui règle de lui-même ses traits on le sait bien qui on photographie et puis quatre éclairs blancs : flash rien flash rien, puis rien, et flash, et flash on se fait toujours un peu avoir. J’étais dehors devant l’appareil plus de glace rien que les photos de ceux qui s’étaient déjà fait prendre ça a ronronné la petite bande mouillée est sortie la machine jetait de l’air chaud et quand ça s’est arrêté. Je n’avais plus de visage, c’était la preuve.

 

Alors mal.

Écartelé dedans. Tache liquide aveuglante qui se répand. Puis encore craquement sourd.

Enfant avec la fièvre dans la bouche goût de laine âcre et puis si on se lève ça tourne. Et puis la boule qui passe d’un bout de la pièce à l’autre la boule est très lourde il y a le terrible bruit du roulement sur les planches. Cela bascule dans un sens et elle roule, cela va être un choc terrible au dernier moment vous avez rectifié, le plancher a basculé, penche dans l’autre sens : la boule est repartie, elle roule. Plus vite encore plus vite, j’ai dit : oui cela. Marcher corps habillé et tête nue oui sans os enfin, la boîte. La boîte tout avec la peau de bois jetée. Cervelle avec les yeux devant et les tuyaux et les muscles qui tirent. Les lèvres seules restent et ce qui pense et c’est si fragile et moi je marche lentement dans la rue droit et mes yeux hors de boîte voient et je sais, je dis : attention fragile attention pensée nue je pense nu je pense sans boîte.

Craquement. J’étais par terre ils étaient au-dessus de moi je voyais les bouches s’ouvrir leurs lèvres. J’ai pensé : comme la mienne. Leurs bouches s’ouvrent comme la mienne et plus de paroles rien. Les mains qui avançaient on me soulevait j’ai dit : Doucement, je n’ai plus de boîte mais quoi. Sortant de la bouche pourtant ils ont semblé acquiescer j’ai senti qu’on me pressait la main puis. Puis rien, j’ai dormi.

J’étais dans un lit. Une chambre blanche et encore devant là-haut au plafond un téléviseur mais sans le son. Un autre lit parallèle au mien et quelqu’un allongé qui écoutait cette télé, qui regardait cette télé. La tête s’est mise de côté pour me regarder.

Les yeux me regardaient. J’ai dit quelque chose peut-être bonjour qu’est-ce que j’aurais dit sauf bonjour mais la tête encore me tournait je me suis rallongé. Le plafond blanc. Un rail avec des prises. Un téléphone suspendu. J’ai dit au type : je n’en peux plus de cette télé, il n’a pas tourné le visage, il regardait cette télé, le son de cette allumée il l’écoutait, mais moi il n’écoutait pas. Je me suis assis. Dans le placard il y avait mes habits. Ce que j’avais sur moi ? Ce n’était pas à moi. Je pouvais marcher, j’ai marché, il y avait la porte j’ai poussé la porte c’était un couloir, j’ai marché dans le couloir. Au bout un escalier et puis en bas cette salle avec des fauteuils une autre télé mais éteinte, je suis sorti c’était un jardin et puis dehors le portail. J’étais dehors. Un arrêt de bus. Eux aussi ils me regardaient et non plus ils me parlaient. L’autobus est arrivé, j’ai pensé : moi aussi, moi aussi partir, et dans le rectangle être emmené et avoir droit sur les épaules au monde fixe. J’ai tenu ma tête droit. L’autobus roulait. On entrait dans la ville, il y avait des ronds-points et éclairé un supermarché et puis des rues mais plus serrées j’ai reconnu, puis je suis descendu.

C’était tout à l’heure. Ils me disent : Mais qui êtes-vous ? Votre nom ? Dites-nous, au moins. Dites-nous qui ? Votre adresse ? De quoi vous vous souvenez, ou de qui ? Une adresse à prévenir ? Je ne suis plus dans la chambre. Plus la même chambre. Mais ils m’ont ramené. C’est là que je suis.

Non, je réponds. Non. Plus rien, rien. Une tête lisse. C’est là que j’ai dit : vous voulez que je vous dise, vous voulez vraiment que je vous dise ? Voilà, c’est fait.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 octobre 2019
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