entretien Franck Senaud, 2 | ma vie, mes éditeurs & mémoire du web

un autre fragment d’où on en est du jeu question-réponse au long cours avec Franck Senaud


Vous avez été plusieurs centaines à lire ce premier extrait, mis en ligne fin août, de mon entretien au long cours avec Franck Senaud.

Cet entretien se poursuit, ténacité et générosité de Franck Senaud, sans chercher plus que le chemin lui-même, d’où les répétitions, le retour sur les étapes principales, et je sais que ce sera un marqueur majeur de mon travail, ces explications-là ne peuvent se faire deux fois.

Ça touche plus large que le périmètre étroit de mon travail : on parle édition et éditeurs, on parle surtout web.

Quand ce travail prendra terme, il y aura trace imprimée dans Tiers Livre Éditeur, à moins qu’un de mes anciens éditeurs (ou pas) se porte volontaire pour l’accueil.

Visiter surtout le travail de Franck Senaud avec la revue Préfigurations (ça avait été le point de départ officiel de ce voyage entrepris fin mai), et les autres entretiens présents sur chaîne YouTube Préfigurations.

Autres nouvelles à suivre, bien sûr, nous on continue ! (et merci FS !).

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autobiographies, éditeurs & édition, mémoire web


Il y a tellement de pensée dans et autour de ton travail que c’est vraiment étonnant ta « timidité » à te dire loin de la philosophie. Non ?
C’est une pensée d’artisan. La littérature, c’est le langage mis en auto-réflexion, une posture réflexive sur sa méthode lui est inhérente, et près de notre table de travail il y a toujours la proximité favorable des auteurs qui parlent de leur méthode de littérature. L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute ou Écrire de Marguerite Duras, comme En lisant en écrivant de Julien Gracq. Besoin de se représenter ce qui, dans le langage qu’on convoque et organise, sa teneur esthétique potentielle, et non pas l’usage utilitaire ou fonctionnel. Ce qu’on fait du temps ou du réel. Mais ça se pense avec les mains, la fameuse « main à plume ». J’ai besoin de la philosophie : c’est ce qui a constitué ma venue à la littérature, très précisément en septembre 1980, quelques mois après ma démission de l’usine Sciaky à Vitry, où j’avais bossé trois ans mais dette éternelle pour les séjours que ça m’a permis à Moscou ou Bombay, en m’inscrivant à Paris VIII où officiaient François Châtelet, magnifique pédagogue pour nous qui venions de tant de rivages, sans préparation, Jean-François Lyotard dont je suivrais pendant un an tous les cours, notamment esthétiques (la découverte de Jacques Monory) et un Brésilien, Ruy Fausto, qui me propulserait d’un coup dans Adorno, et avec qui chaque semaine on lisait déchiffrait la Logique de Hegel. Deleuze j’assistais aux cours, mais c’est cinq ou six ans plus tard que je le lirais. Adorno a été une sorte de formidable remise en place, j’ai tout lu. Son Esthétique page à page. Et puis, au bout de l’année, alors que je devais rendre à Châtelet une sorte de rapport sur les apprentissages (ils n’en demandaient pas beaucoup, mais dans une radicalité et une liberté tellement tonique, c’est ce qui m’a servi de modèle pour mes six ans à l’école d’arts Cergy, bien plus tard), caler totalement et sont venues les premières pages de Sortie d’usine. Ensuite, la littérature a tout avalé. Aujourd’hui j’ai plus de mal avec Adorno, mais il m’a mené à Benjamin. La relation de la philosophie à la littérature s’exprime plus chez les philosophes : le Hölderlin de Heidegger en serait le plus haut modèle, et dans l’approche du langage par rapport à l’être, à l’existence, je reviens toujours aux cours ou carnets de Heidegger. J’ai un besoin absolu de ces moments, même brefs, même décousus, mais quand même quotidiens, où j’avance par et avec les philosophes : je suis vraiment heureux de la publication, enfin, des cours de Simondon sur perception, imagination. La catégorie la plus centrale qui me hante c’est celle d’invention, ce que je trouve côté littérature chez Judith Schlanger, découverte récente elle aussi, ou chez Vilèm Flusser dont je ne sais pas de quelle catégorie théorique il participe. Mais la philosophie, comme la poésie, j’en sais suffisamment pour comprendre comment ça travaille, comment ça se travaille et que ce n’est pas là que je suis -– Lévinas est philosophe, Blanchot est littéraire. La formule que j’aime bien, et qui doit aussi provenir de ce viatique emprunté à François Châtelet, alors même que ma fréquentation de Paris VIII n’avait duré que quelques mois (et reconnaissance à eux qui acceptaient sans question un jeune type paumé, plus passionné par ses expérimentations au violoncelle que par les bouquins, retour de trois ans de technicien en soudage et dix ans de tous les pragmatismes politiques de l’après 68), c’est « exercice de la littérature », ce mijotage dans la pratique, avec ses côtés théoriques comme avec ses exercices pratiques, qui permet qu’on s’en débarrasse quand on est dans le premier jet, qu’on soit mieux apte à être à tâtons dans l’invention (Simondon y insiste : on ne peut la reconnaître comme telle qu’après-coup).

« Le deuxième livre est toujours le plus difficile à écrire -– reprise augmentée et commentée de l’intégralité du roman Limite (1985) ». C’est se relire ça, non ?
Oui, c’est l’exemple que je donnais plus haut : je publie mon premier livre, Sortie d’usine, en 1982, puis je pars à Marseille tout l’hiver 83-84 et propose en mai à Jérôme Lindon un gros manuscrit, Cité de transit, pas loin de 400 pages. Il le refuse, sans que j’aie pu savoir à l’époque que c’était une stratégie qu’il avait avec tous ses auteurs. J’ai la chance, vraiment un énorme hasard, de partir à la villa Médicis en 84-85, et là je reprends juste un des fils de ce manuscrit, basé sur une période biographique entre l’école d’ingé dont j’avais été viré, et le départ à Paris, période que je n’aime pas rouvrir, mais qu’on retrouvera aussi dans Un fait divers. Je suis beaucoup dans Faulkner, j’utilise une forme par monologues non repérés, et j’appelle ça Terrain glissant, titre dont Jérôme ne voudra pas. Belle réception presse –- à l’époque ça comptait -–, ça m’a donné l’élan pour la suite. L’enterrement et même une partie de Décor ciment sont des sortes de cannibalisation de ce manuscrit que j’ai toujours dans un tiroir de ma table à l’heure actuelle, mais que j’ai toujours eu la flemme, ou la trouille, de numériser. Vers 2010, j’apprends que Minuit a cessé l’exploitation, Irène Lindon me rend très gentiment les droits, et comme ce livre date d’avant l’ordi (mon premier Atari c’est octobre 1988), je le recopie entièrement, sans scan. Et j’entremêle d’un autre récit, celui de la genèse de ce texte, aussi bien quant à la période à laquelle il se réfère, que sur la construction du livre lui-même. Et ce sera un de mes premiers textes en auto-édition, d’abord numérique puis livre Print On Demand. Ça ne change rien à ce que dit sur la relecture : recopier, c’était comme lorsqu’on travaille sur ses propres textes avec un traducteur, cette bizarre impression de se retrouver au moment même où on était pour l’écrire. Un dimanche d’hiver à Assise, seul dans la petite auberge, la magie de Giotto tout auprès, et ce match de foot entre villages en pleine montagne, l’idée de ce monologue du footballeur venant doubler le monologue du guitariste et le principe d’une ellipse du sujet, le mec à sa table de dessin industriel comme je l’avais fait en intérim, plusieurs mois, à la Thomson d’Angers, et ce thème du suicide qui était déjà présent dans Sortie d’usine, incarnait la continuité. Mais on ne relit pas sans raison vraiment vitale, ou concrète.

C’est vraiment important que tu précises, car ce mouvement du lecteur à celui qui écrit puis du relecteur à celui qui réécrit est au cœur -– je crois comprendre -– de cette démarche lié au net. Quand tu dis « je reprends juste un des fils de ce manuscrit » quelle forme ça a ? Tu copies/colles des morceaux ? Sur une structure écrite ? Pensée ? Même question si naïve : as-tu des idées de livres comme des bouts de papier qui traînent, beaucoup de notes ?
Pour ce deuxième livre, j’étais encore dans la surprise de Sortie d’usine, le déplacement symbolique qu’est la publication d’un premier livre. Là où je croyais finir ce texte et retourner en intérim, j’ai une mini-bourse du CNL, je pars m’installer à Marseille dans une piaule juste au-dessus du port, je retire un billet de 200 balles une fois par semaine, et c’est un an uniquement à lire et écrire. Je crois que ce qui est venu, un peu en vrac, c’est une matière globale de ce qui serait mon chemin à venir. Je n’avais pas compris qu’il faudrait du temps, démêler aussi beaucoup de théorie, et que Jérôme Lindon l’avait perçu, même s’il usait de la même stratégie avec tous ses nouveaux auteurs. Par exemple, L’enterrement, première version, était le prologue de ce tapuscrit, et je le représenterai deux fois à Minuit (fin 85, fin 88) sous forme séparée parce que j’étais littéralement collé à ce texte, et c’est Pierre Michon (Jérôme Lindon m’avait aussi déclaré, la troisième fois : « je serais vous, j’arrêterais d’écrire », quel électrochoc) qui m’a dit de les envoyer bouler et l’a passé à Verdier, puisqu’il venait de se passer la même chose pour lui avec Gallimard, qui avait refusé son Joseph Roulin venu après les Vies minuscules. C’est un boulot où il faut apprendre à encaisser. Donc Limite, oui, c’était à Marseille l’image d’un type, visiblement sans ressource, qui s’était évanoui devant moi dans la rue, se retenant au toit d’une bagnole, on était en pleine explosion chômage, j’avais retenu ce geste et un profil, c’était dans le tapuscrit intermédiaire et, une fois à la Villa Médicis, c’est devenu le livre, comme Décor ciment procéderait juste ensuite de l’intentionnalité urbaine du manuscrit marseillais. Mais ce n’est jamais du « copier/coller » (encore qu’à l’époque à la Villa on se fichait de ma poire à cause de mon Adler électrique à marguerite et possibilité de corriger les derniers caractères, le côté bouché des littéraires sur la techno ça n’a même pas attendu l’ordinateur. On tapait trois pages, on prenait des ciseaux et des agrafes, on refaisait un montage, on écrivait dans les blancs, on recopiait le tout -– mais même depuis, sur le traitement de texte, je me méfie des manips. Echenoz, quand il est passé au Mac, imprimait son fichier, puis l’effaçait pour se forcer à recopier, deux fois de suite, et ça a donné ses bouquins formidables… Et comme d’habitude tes questions sont à tiroirs : je crois que l’ordinateur, paradoxalement, nous a contraints (en tout cas m’a contraint) à intérioriser en amont ce qu’on va écrire, à augmenter l’intensité intérieure avant le premier jet, et oraliser ou mémoriser plus que ce que l’écran nous offre, contrairement à ce qu’on manipulait avec nos tapuscrits. J’ai très vite oublié l’usage de l’imprimante, mais cette mémorisation et anticipation, je crois que ça n’a fait que se renforcer, jusqu’à leur réalisation en tant que tel via les vidéos. L’autre question à tiroirs : oui, j’ai de gros dossiers de notes, des projets de livre déjà constitués, et même deux contrats en stand-by, avec une fois par an la question rituelle de l’éditeur, savoir où j’en suis. Question à tiroirs, parce que ce sont des projets nés dans l’époque où le livre était le seul horizon, et l’univers du texte un objet seulement typographique. Le contexte change, et les projets se retrouvent comme des îles émergées d’une mer qui s’est retirée, comme dans le Dagon de Lovecraft. Donc ça reste présent dans la tête, ça reste une volonté, et j’ai des tas de copains qui vivent encore comme ça : on fait paraître le livre, et on se met à l’écart des charrettes deux ans pour écrire le suivant, mais je n’ai plus ce luxe. Et pas seulement pour des contraintes économiques, de toute façon on n’arrive jamais à les satisfaire, plutôt parce que le web est un temps de flux. Fictions du corps, Autobiographie des objets et même Après le livre ou le Proust est une fiction se sont écrits d’abord sur le blog, et puis vient un moment où l’existence Internet devient plus complète ou esthétiquement plus radicale que ce qu’offrait la seule ergonomie de lecture de l’imprimé, huit angles six faces, une épaisseur (il y a un chapitre d’Après le livre là-dessus, après une remarque d’Éric Chevillard sur la non-épaisseur du livre numérique, et dix ans après je crois qu’on a tous une autre approche du lire numérique, la navigation dans le livre par occurrences remplaçant progressivement le recours à la table des matières). D’où le fait aussi que présenter des livres en Print On Demand associés aux chantiers de recherches du site représente pour moi un changement de logique essentiel. Alors certainement, dans la succession des disques durs, un dossier contenant une suite de projets non aboutis, parfois quelques pages, parfois presque terminés, mais c’est le bonhomme qui n’a plus la taille pour y entrer. Et dernier tiroir enfin, la question des notes : j’ai une grosse valise noire en carton, quelque part sous mon bureau, avec probablement une cinquantaine de cahiers, ceux que j’associais soit à un projet, soit aux notes et brouillons, je crois jusqu’à la période Fait divers, par là. J’ai détruit, en 1983, les cahiers commencés en 1977, je regrette un peu. Pas trop, parce que c’est très rare que je rouvre les suivants, mais il y en a quelques-uns de scannés dans la partie privée de mon site, une sorte de plus à destination de tous ces gens qui me soutiennent, économie pauvre sans doute, mais fondamentale pour tenir, puis le matos, l’ordi à changer etc., et qui a remplacé de fait ce que je recevais de droits d’auteurs. Pendant un temps -– ça aussi j’en parle au début d’Après le livre –-, le traitement de texte était le logiciel qui avait le moins évolué de toute notre panoplie. Certains auteurs (je pense à Olivier Cadiot) écrivent directement dans InDesign. Le traitement de texte d’Apple, Pages, vers 2005 par là, a été une vraie révolution ergonomique, et puis en 2009 ils ont cessé de le développer selon des critères professionnels, le fait qu’on ait besoin d’un minimum de fonctions avancées, selon leur adage de répondre à 80 % des besoins de 80 % des utilisateurs. Je suis revenu à Word pour le basique (mais Word a phagocyté les gestions de style du premier Pages, comme en 2016 il a phagocyté les fonctions de mise en page principales d’InDesign), puis la préparation des Print On Demand, mais sont apparus toute une génération de nouveaux outils : les étudiants que j’ai fait passer sur Scrivener font rarement retour en arrière. Moi toutes mes notes sont sur Ulysses, qui me sert aussi de base initiale d’écriture sous classement infini, avec les possibilités d’export en markdown ou html… Là c’est un atelier vivant, permanent, accessible aussi via l’iPhone (je me sers très peu de ces portages, en fait, si j’ai une note à prendre avec l’iPhone je la twitte…) mais justement, c’est là où ta question prend tout son sens, notre atelier le plus intime est structuré en forme de base données, avec la souplesse et toute la complexité possible de la base de données, mais plus en dossier de notes préparant un livre… et on n’est qu’à l’aube de la réflexion sur ces transformations.

Sur ce travail de feuilletage et défeuilletage on va revenir car il est, je crois le comprendre, au cœur des ateliers d’écriture (sujet vaste…) : juste une petite question cruelle (tant ce sujet revient dans tes propos et vidéos comme un événement puissant de ton histoire) : tu peux comparer tes trois versions de l’Enterrement ? Est-ce pertinent pour toi ?
Bizarrement, pas si différentes que ça. Le principe était acquis dès le premier jet : un trajet linéaire comme time line, le cortège funéraire de la maison au cimetière, et deux zones temporelles en contrepoint -– la levée de corps dans la maison du mort, et le temps particulier de la messe, avec glissement vers le repas funéraire. J’étais beaucoup dans Faulkner, je maîtrisais bien ces formes. Je me basais sur un enterrement réel, dans la Beauce, d’un jeune luthier élève d’un de mes meilleurs amis de l’époque, Ricardo Perlwitz, décédé depuis. La famille n’avait pas dit qu’il s’agissait d’un suicide, les gens venus assister à la cérémonie savaient que nous savions, d’où la tension si particulière. C’était en 1978 ou 1979 je crois bien, j’avais fait le choix de l’écriture mais j’étais encore loin de mon premier livre. La première rédaction, donc l’hiver 1983, c’était ma première tentative de me réapproprier des images du pays natal, le marais vendéen, et même une part de son patois (au retour de la villa Médicis, j’avais vécu plusieurs mois en Vendée, au contact direct de guérisseurs ou de gens qui parlaient aux morts, et de ce qui survivait encore de la veille langue, certainement cette nappe-là s’est précisée, comme au deuxième séjour en Vendée, donc vers 1989-1992 et la troisième version, il y a eu la rencontre de Chaissac, certainement un point d’équilibre dans le récit). Un autre suicide s’était greffé là à ce moment, celui d’un autre plus que proche, avec qui je partageais une chambre dans les années école d’ingé, je lui dois une part de mon initiation à la poésie, à Bach aussi, on faisait des expériences de télépathie. Insomniaque, d’une famille rurale extrêmement pauvre (tous les enfants faisaient du tricot pour boucler les fins de mois, à l’âge de l’école primaire), et qui n’a pas concrétisé ce qui bouillait en lui. Ça m’a toujours un peu effrayé et fasciné, ces êtres lumineux que j’ai croisés, sciences ou maths, mais aussi musique, beaucoup plus précoces et doués que je n’aurais su l’être, comme si j’avais dû apprendre une dose supplémentaire de lenteur et d’opiniâtreté. Ce texte était donc une suite de transpositions superposées, allant jusqu’au cut-up (des réflexions de Joyce, Dostoïevski, Van Gogh, Ernst Bloch sur le suicide et les enterrements), et je savais que dans mon chemin il m’était obligatoire de le publier. Je savais aussi que la première qualité d’une fiction, voir le procès de Madame Bovary, c’est de se faire passer pour vraie. Alors, quand Jérôme Lindon m’a dit pour la troisième fois « ce n’est pas un roman », oui c’était une situation de trauma : à l’époque, on était d’une maison d’édition avant même d’avoir une œuvre personnelle. Marie NDiaye avait été la première à oser transgresser, et pour Jérôme Lindon c’était une sorte de rage, de colère impardonnable, je me souviens de comment il parlait de Bourdieu après son passage au Seuil. En même temps, si son esthétique est restée compatible avec Echenoz ou Toussaint, dont je respecte énormément l’œuvre et sont des amis, Volodine, Rouaud, Deville et d’autres sont partis aussi, rétrospectivement j’y vois l’émergence d’une première ligne de fracture dans le reconditionnement culturel de l’édition commerciale, changement d’ère, mais on ne savait pas.

Sur cette dernière phrase « rétrospectivement j’y vois l’émergence d’une première ligne de fracture dans le reconditionnement culturel de l’édition commerciale, changement d’ère, mais on ne savait pas ». Tu veux bien préciser ta pensée ?
Comment on se serait intéressé à l’histoire du livre alors que tout le système édition librairie prescription semblait si stable, et dans une dynamique d’ouverture : quand j’ai commencé à publier, des gens de mon âge, à Bordeaux, Toulouse, Metz et ailleurs rachetaient ou créaient des librairies (le premier groupement l’Œil de la lettre en regroupait une cinquantaine), il y avait une respiration autour de la littérature contemporaine. Mais c’était l’aboutissement d’une période qui s’était structurée sur des revues, chacune associée à un éditeur, la NRF pou Gallimard, Minuit chez Minuit, Tel Quel au Seuil. Même POL tenterait le même schéma avec sa Revue de littérature générale. Et puis, fin des années 80, ça s’est dissout sans qu’on comprenne. La recomposition de la production dans une logique de produits beaucoup plus consensuels, des courbes beaucoup plus pointues, des temps de rotation accélérée. Quand Échenoz a eu le Médicis en 84, il en a vendu 35 000, aujourd’hui ce serait le triple, mais tous les premiers romans atteignaient facilement les 2 500 exemplaires, donc un équilibre s’instaurait. On était des bricoleurs, mais on pouvait en vivre. Et puis, pour que ça tienne, te voilà astreint à publier tous les deux ans, ne serait-que pour récupérer un à-valoir souvent basé sur 12 000 ventes. Alors évidemment il y a des éléments liés aux personnes, Jérôme Lindon qui me refuse L’Enterrement et chez Verdier ça m’ouvre à une série beaucoup plus autobiographique, liée aussi aux ateliers d’écriture (Vie de Myriam C., Prison), mais quand Bobillier me traite de petit-bourgeois parce que je veux écrire sur les Rolling Stones (on était en 1996, j’avais commencé en 1983 une doc exhaustive, à Londres, New York, ou sur les brocantes pour les CD « bootlegs »… L’idée même d’Internet nous restait très à distance, c’est Olivier Bétourné qui m’ouvrent les portes de Fayard, une sacrée belle boîte, mais c’est l’affaire Renaud Camus qui l’oppose à Claude Durand, le directeur, et il finit par être débarqué. Là je me rapproche du Seuil, que dirigent Laure Adler et Bernard Comment, mais Laure est débarquée lors d’un Xème changement d’actionnaire et de directeur, et à ce moment-là Olivier entre chez Albin-Michel, alors que là c’est une maison d’édition où je n’ai rien à faire et je le payerai cher. Mais tout ça, comment on aurait deviné que c’était juste les petites vagues de crête sur le reconditionnement actuel, la surproduction organisée… À ce moment-là j’ai encore très très fort le désir du livre en tant qu’objet, en tant que stabilité d’objet et dépôt d’imaginaire, mais les trois livres que j’ai publiés au Seuil (Autobiographie des objets, Après le livre, Proust est une fiction) ont tous trois été conçus et d’abord publiés sur le blog. C’est une transition qui fait peur, aujourd’hui toujours, parce qu’elle n’est plus liée à cette permanence économique –- qu’on a vu dégringoler de moitié en dix ans, tout le monde –-, alors que la création web ne propose pas encore d’économie de remplacement, du moins suffisante à permettre à un type comme moi de bosser dans son coin et payer les factures, et il y a cet ostracisme résiduel : quand en 2008 on s’est vraiment attelé à réfléchir le livre numérique, les momies du milieu raisonnaient en binaire, ou en termes de remplacement (alors même qu’on suivait d’ultra-près la refondation technique de l’édition, plus de tirage stocké, mais des retirages à flux tendu, et que dès 2012 on commençait à travailler avec la chaîne de Print On Demand lancée par Hachette à Maurepas). Aucune plainte ou auto-victimisation dans ces constats, mais bon, à un moment donné tu comprends que tu ne fais plus partie du jeu, et que c’est à toi de mener ta partie tout seul. Il y a une période où pour moi ça a été vraiment difficile, et puis, dans l’idée progressive de faire moi-même mes livres, d’explorer vraiment le site en tant qu’arborescence de création, récits, séries, images, la pêche est revenue. Mais c’est au prix d’une constante remise en question : en 2010 on avait gambergé avec des copains à toute une plateforme de podcasts, c’était trop tôt. Les réseaux sont venus comme des coups de butoir nous déposséder de l’espace débats, commentaires : sur le blog La Feuille, d’Hubert Guillaud, vers 2006-2010, chaque billet recueillait plusieurs dizaines de commentaires, c’était une belle période. Les auteurs eux-mêmes, sauf exceptions, s’appuient le dos contre la porte, en espérant que ce système puisse tenir encore un peu, même quand tous les indicateurs clignotent au rouge, qu’une érosion gagne, que la rotation des produits-livres s’accélèrent, c’est en grande part aussi ce qui se passe dans la création cinématographique. Et nous, derrière nos ordis, on est toujours dans des hésitations qui taraudent : est-ce que j’ai raison de me lancer autant dans la vidéo, est-ce que ça vaut le coup cette collec de bouquins à laquelle je suis si attaché, mais dans une société pour laquelle la valeur symbolique du livre reste prescrite par les outils traditionnels ? On remâche cela dur, et souvent. Et le web, paradoxalement, a tellement de peine à briser ses propres cloisons, spatiales ou champs disciplinaires… Disons qu’à suivre ce qui se passe pour les auteurs nouveaux arrivants, au-delà même des masters de création littéraire, on se dit que des choses se sont débloquées, côté voix et performance, côté porosité vidéo images textes, et surtout présence web, aussi multiforme qu’elle puisse être, mais après les mecs ils te disent gentiment « toi qui as été un pionnier » ce qu’est exactement pareil qu’une visite à l’EHPAD comme je fais une fois par mois… Ça me donne des boutons ce mot. Et pourtant, qui d’autre que nous pour bosser sur cette micro-histoire de la transformation numérique du lire-écrire, exactement trente après le premier ordi, vingt ans après la première connexion web…

Dans une des vidéos sur L’écriture sans écriture de Kenneth Goldsmith tu cites un billet de Julien Simon : « On n’écrit plus pour le best-seller mais pour un échange de communauté ». Comment tu visualises ce réseau ? Comment l’entretiens-tu ? Tu répondais il y a peu à un commentaire sur tes vidéos « trente jours trente livres » en cours, et qui te disait qu’elle était triste de ne pouvoir tout voir, que c’était normal : tu produis et penses tes publications comme un « environnement » plus que comme des publications ?
C’est un point assez fondamental, dans cet échange on n’a fait que l’effleurer : un musicien comme Brahms, ou comme Chopin, probablement ne visaient pas à une écoute mondialisée comme la musique aujourd’hui, ça paraît une trivialité, mais c’était lié à leur chemin -– j’en parle parce que tout près d’ici, à Nohant, il y a son piano, à Chopin, et une reproductibilité de la musique qui passait par sa pratique : rejouer depuis la partition, donc une réappropriation depuis affinité, et qui supposait d’en passer par une pratique. Et là on quitte la trivialité. Des tas de ramifications, dans Understanding Media, de McLuhan, ces pages formidables sur l’invention du gramophone et la reproduction à distance de la voix humaine, mais ça mène tout droit à ces aperçus d’Albert Robida, qui voit la miniaturisation de la transmission de la voix à distance comme destinée à remplacer les livres, mais la marquise de Cambremer, chez Proust, avec postillons et moustaches, mais dernière personne au monde à avoir bénéficié de l’enseignement direct de Chopin. C’est fascinant de suivre, au XIXe siècle, au moment d’Eugène Sue et Dumas, comment la séparation de l’édition et de la librairie ont fait émerger un concept d’auteur totalement différent en tant que valeur symbolique –- c’est Roger Chartier qui a mené les travaux les plus forts là-dessus –-, et un changement d’échelle du référent, qu’on retrouve jusqu’à la caricature dans ces périodes dites de « rentrée littéraire ». L’objet culturel est un produit passif, dont la valeur symbolique ne tient qu’à sa reconnaissance consensuelle par le grand nombre. Par exemple, dans les années 80, pour les types comme moi, tout un réseau de traductions entre langues européennes, de maison à maison en restant à même échelle, et aujourd’hui les cinquante mêmes livres traduits dans tous les pays du monde. Je crois qu’avec le web on inaugure une sorte de renversement de ça, c’est étonnant comment Alain Damasio, avec sa science-fiction politique, est un de ceux à le formuler au plus près dans les Furtifs : on se dégage du référent, et on reconstruit progressivement de ces communautés qui se soudent non par la réception, mais par un partage de pratique. Cette respiration du lire-écrire. Le contexte ou le statut des ateliers d’écriture, a totalement évolué en ce sens ces dernières années. Ça nous place certainement, en tant que créateurs de contenu, dans une grande précarité, ou incertitude puisque le matériel n’est qu’un des aspects de la chose : ainsi Julien Simon, que tu cites, a récemment effacé tout son blog « page42 », qui était une vraie mine de réflexion, et je le regrette. Mais ça donne un indice pour la deuxième partie de ta question : le vieux paradoxe d’Ulysse, ne pas se retourner, ne pas chercher à « visualiser ». Je déteste –- même parfois chez des webeux que je considère comme amis proches –- cette quête permanente de réseau et validation. Faire ce qu’on a à faire, point barre. Dans les premières années du web, disons avant l’irruption de Facebook, au temps des forums php, j’ai pu vraiment apprendre ces croisements et superpositions de réseaux sans intersection : je fréquentais les forums Led Zeppelin et ceux sur le livre numérique, et j’ai pu découvrir des communautés de recherche et partage, autour de l’île de St Kilda (un de mes projets à long terme), plus tard sur Lovecraft. L’éclatement de ce paysage, l’absence de toute valeur symbolique conférée de l’extérieur par un dispositif médiatique (presse littéraire, radios culturelles) hostile au monde web, fait qu’on réapprend à respirer hors de ce contexte de compétition à la con. Je ne dis pas qu’en faire deuil est facile. Mais les gamins à qui on a affaire, dans les écoles d’art y compris, sont totalement étanches à ces symboliques du livre, limitées à ces lieux de prescription, donc là aussi on réapprend à respirer : je ne cède rien sur ce que j’ai à transmettre, mais si je parle d’Artaud ou de Collobert, c’est depuis la prise d’écriture de mon interlocuteur, et c’est pour cela que je te réponds en partant de Chopin. Tout est tellement instable, la difficulté c’est d’isoler avec un tout petit peu de certitude, même obscure, même irrationnelle, ce qui t’est nécessaire à toi-même, personnellement. C’est un des points qui m’ont lancé dans ce travail au long cours sur Lovecraft : ces correspondances infinies, avec des gens bien trop loin géographiquement pour qu’il imagine les croiser un jour (Robert Howard, Clark Ashton Smith), ces manuscrits ou ces lettres qui circulent dactylographiés avec carbone en trois exemplaires, et l’indifférence absolue des tenseurs littéraires symboliques de l’époque (le New York Times peut consacrer de pleines pages à Anatole France, mais pour Lovecraft ou Hart Crane ce sera seulement par l’entremise d’une brève nécrologie). Alors bien sûr je ne vais pas déterminer mes vidéos d’après le nombre de vues : si je sens que la contrainte d’une vidéo par jour, en ce moment, me fait avancer -– techniquement sur l’image et surtout le son, mais aussi sur comment j’organise le discours, qu’est-ce que ça m’apprend de me balancer dans l’enregistrement sans rien savoir de ce qui va se passer –-, je le fais et voilà. Après, c’est les mystères du web, et ce que change à notre relation au réel, donc à notre être socialisé, la force des moteurs de recherche : YouTube, qui appartient à Google, est moins un réseau social qu’une bibliothèque, toute lestée d’algorithmes parfois répugnants, parfois surprenants, qu’elle soit. Une vidéo sur Simondon, ou sur le suicide d’un copain musicien, va me mettre en contact avec des personnes que jamais je n’aurais croisées autrement. Et tout ça en permanence susceptible de se renverser, se transformer. Par exemple ayant contribué à donner naissance à des plateformes qui ensuite continuent sans moi leur chemin et tant mieux, remue.net, publie.net, ou en ce moment la façon dont s’est démultiplié le blog WordPress qui héberge mes ateliers en ligne, entièrement géré par ses utilisateurs… Mais jamais avoir les yeux braqués là-dessus. Heureusement pour nous, on a toujours des tout petits micro-trucs qui nous accaparent, suffisent à nous en détourner : pendant trois ans aucune photo, là cet été avoir repris un journal texte/images, et hier soir en voyant quelqu’un relayer ma vidéo d’une intervention à Porto et Coimbra en mars dernier, avoir l’impression que je ne saurais plus faire, que si j’avais fait des photos et pas des vidéos ce truc n’existerait pas, si maladroit qu’il soit, et idem écouter la voix off écrite que j’avais faite en me demandant bien où j’avais pu la mettre dans mon ordi et si seulement il y en avait une trace, ça tourne souvent en rond dans nos caboches. Je suis bien conscient que cette question de communauté et de réseau, prise à l’envers, peut être décisive : des copains qui font un boulot génialissime, et c’est à peine s’ils passent la centaine d’abonnés en deux ans, ça tient à quoi ? Comment on peut bouger ces lignes-là ? Et la force qu’il faut extirper de soi-même pour continuer quand c’est si souvent une telle traversée du désert -– je n’en suis pas indemne.

Tu plaisantais dans une vidéo : « Ma vidéo continuera encore quand le cahier de l’Herne sera au désherbage », c’est un enjeu d’oubli, de circulation de l’archive, de mémoire (et de remontée par association) qui se trouvent aussi dans ton travail. Et qui se trouve dès le début dans tes écrits, non ?
Disons qu’on est tellement à danser sur un abîme que mieux vaut en plaisanter. Longtemps on considérait le livre comme pérenne, du moins que sa sauvegarde matérielle à long terme garantissait la mémoire des contenus qu’il portait. Le dépôt légal en est une expression. Mais ça s’est emballé : chaque année autant de livres déposés qu’il y en a eu des débuts de la bibliothèque royale de François 1er à 1947. Et les papiers acides d’aujourd’hui ne sont pas faits pour durer, sans compter que l’énorme masse du livre participe du divertissement culturel, ou de l’industrie tout cours, et qu’il doit être à ce titre infiniment renouvelable. La BNF peut multiplier ses silos, l’archivage numérique (le rachat par certaines bibliothèques du fonds numérisé de Google) a désormais l’antécédent. Est-ce que ça garantit pérennité, non. Mais l’accessibilité universelle, ou le paradoxe de l’aiguille instantanément trouvée dans la meule de foin, c’est un saut qualitatif encore tout récent. Les meilleures revues, les meilleurs livres, ont un temps de présence matérielle de plus en plus court dans un réseau désormais réduit de librairies, et c’est pareil pour le jeu salles réserve désherbage en bibliothèque. L’imprimé n’assure plus mémoire ni pérennité. L’expansion folle de la vidéo sur le web n’est pas une roue de secours fiable : cela consomme plus de 40% de la bande passante, la gestion de serveurs consommant plus d’électricité qu’une capitale, des refroidisseurs, une carte matérielle de distribution (fibre, réseaux 4 ou 5G) qui change les enjeux économiques et matériels du monde, sans parler des terres rares etc. Si je décède, mon site s’arrêtera faute de payer le loyer annuel à OVH, entreprise que j’ai vue tant évoluer en quinze ans, et la logique même de mon site (la taille des images par exemple, interférant sur le récit lui-même) est liée à cette évolution : à la limite, les paiements automatisés des commissions livres sur PayPal, et OVH renouvelant automatiquement le site en puisant dans le PayPal, le site pourrait s’entretenir indéfiniment, mais le renouvellement technique (php par exemple) fait qu’un site qui ne se remodèle pas du dedans est condamné à court terme, on s’en aperçoit dans l’entretien qu’on fait à quelques-uns des sites d’amis morts. Mes vidéos sont en miroir sur Vimeo, moyennant abonnement que je paye tous les ans, et c’est déjà plus secure que le petit disque dur de réserve que j’ai à la maison, et dont je sais bien qu’il peut claquer à tout moment. Je dois m’en racheter un, d’où d’autres corollaires, comme l’abonnement Vimeo etc : j’ai la chance que mes lecteurs aident par une cagnotte Tepeee, mais d’un point de vue d’artisan je préférerais vendre plus de livres, et de toute façon ça ne suffit pas aux frais et investissements permanents. Mais on peut rebrasser les cartes, tout reprendre selon un schéma de pensée différent, et la question de la création alors se repose elle-même différemment : par exemple, longtemps on a dit que la Révolution (française) avait été une période d’assèchement de la littérature, hors ce pauvre André Chénier, et plus tard les Mémoires d’Outre-Tombe. Mais c’est parce que les bibliothèques classaient sous la catégorie des Éphémères l’invraisemblable masse de publications des clubs, débats, pamphlets, réflexions, poèmes aussi qui marque ces années, avec même l’émergence d’un auteur collectif. Sans compter la place prise par les femmes, quand le récit rétrospectif de l’époque, réavalé par le dominant, les élimine. Alors oui, la masse de ce qui s’est écrit toutes ces années par les blogs, ce qui se publie aujourd’hui sur YouTube participe plus de cette catégorie des Éphémères, eh bien tant mieux : l’archive de tout ça, il y a deux cents ans, c’est la Révolution elle-même. Nulle provocation en disant cela : Walter Benjamin en a ouvert le dossier avec son Passagen Werk, masse de textes colligés dans ces Éphémères, et qui changent le regard sur le XIXe siècle, et Judith Schlanger, dans Présence des œuvres perdues, pose les bases de comment cette mémoire en permanence refoulée ou avalée par son époque contribue cependant en permanence aux ruptures qui s’y inventent, ces ruptures en constituant l’effective mémoire, mais mémoire en dehors de l’archive. En tout cas c’est l’approche qu’on peut en avoir pour formaliser, dans mon cas, vingt ans d’écriture sur site web, dont une partie est déjà une archive fossile, et d’autres parties effacées sans reste. L’archive n’est plus une problématique personnelle, à nous de faire avec.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 septembre 2019
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