la littérature exposée | mécanismes de survie en littérature hostile

repenser notre geste d’écriture en le liant au concept de publication,
dialogue avec Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel


La revue Littérature, publiée par Armand Colin, vient de publier un numéro spécial, à l’initiative d’Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, le binôme à l’origine du master de création littéraire de Paris 8 devenu une référence pour nous tou.te.s, sous le titre de La littérature exposée (volet 2).

Très sensible à leur invitation à participer, et des échanges avec Olivia sur les différentes moutures du texte. J’ai tenté que ce soit pour moi manière de faire le point entre les tenseurs plus théoriques développés dans Après le livre, et les différentes expériences menées depuis lors, soit dans mon propre studio d’écriture à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, soit dans l’importance voire le primat accordé aux expériences YouTube (comme encore hier par exemple !), ou la réflexion sur le numérique en soi, voir nos échanges par exemple avec cette autre figure de référence qu’est Marcello Vitali-Rosati et ce qu’il fédère si généreusement.

En prenant comme contrainte une cartographie de mon propre territoire de pratique et de pensée, ça prend des aspects abrupts, j’en suis conscient, mais de nombreux points évoqués ici sont développés dans d’autres billets ou vidéos — et si vous voulez plus, vous n’avez qu’à m’inviter pour séminaire, conf ou workshops, rien qui ne me fasse plus plaisir et à partir de ce printemps ce n’est plus le temps libre qui manque, besoin de me remettre véritablement dans un espace de recherche...

Il y a quelques fortes interventions dans ce numéro, certaines croisant depuis des approches radicalement distinctes mes propres préoccupations, en particulier Annette Gilbert, Publier : une pratique artistique, Magali Nachtergael, The ghost in the machine : multimédia, algorithme et littérature artificielle. Mention spéciale à l’article collectif des étudiant.e.s du master création littéraire Paris 8 : Pour des études littéraires élargies : objets, méthodes et expériences, ainsi qu’aux entretiens proposés par Olivia Rosenthal à différents médiateurs littérature dans l’espace public, et principalement Olivier Chaudenson (Maison de la poésie et festival En Toutes Lettres, Paris, et Correspondances de Manosque). L’ensemble est à disposition au format numérique sur CAIRN (payant, même le mien alors qu’il a été écrit à titre gracieux, passons puisque vous l’avez ici).

Bien sûr une introduction d’Olivia et Lionel qui contextualise ces enjeux, et ma dette particulière à Lionel (dans Brouhaha mais pas que) pour avoir réactivé et conceptualisé ce concept si décisif de publication, dans nos temps de transition.

Est-ce qu’un des points secondaires de cet article ne serait pas, pour moi-même — et de la même façon que l’expression livre numérique nous est devenue caduque, de ne plus avoir besoin non plus de l’expression littérature hors du livre qui fait désormais florès ? –- mais l’expression littérature exposée me va très bien, me fait renouer avec ce que j’appelais il y a 20 ans « exercice de la littérature » (conférences à la villa Gillet en 199, voir espace abonné du site).

Le titre est bien sûr un hommage au très fort récit d’Olivia Rosenthal que je présente ici : Mécanismes de survie en milieu hostile, vidéo encore.

FB

Photo haut de page : bouquiniste, Paris, février 2019.

Mécanismes de survie en littérature hostile


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Point de départ uniquement subjectif et personnel : à l’âge de 27 ans, je décide que l’écriture sera au centre de ce que j’entreprendrai. Je publie des livres depuis 35 ans, je pratique les ateliers d’écriture depuis 25 ans, j’ai pratiqué la fiction radio, le film documentaire, et le site web lancé il y a 20 ans est devenu le centre de ce travail, jusqu’à placer les livres comme résultantes. J’ai appris à éditer et publier des livres numériques, et plus récemment j’ai pris en main mes propres publications papier. Enfin, depuis deux ans, la vidéo qui permet de publier directement la prise d’écriture, la présence immédiate au réel, l’improvisation. À ne plus écrire, qu’est-ce que je trahis, à quoi je me résigne ? Mais si, justement, c’était du concept même de publication qu’il fallait partir ?

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Concept non pas neuf, mais que la stabilité des supports rendait invisible : présent dans les premières empreintes sur support mobile, le sceau imprimé sur la terre glaise, pour légitimer un pouvoir exercé à distance par son détenteur — ou bien les cartes du foie après sacrifice, figeant et assurant l’exercice de divination pratiqué dans le temps non pérennisable du sacrifice, la carte sur tablette d’argile autorisant le temps rétrospectif et découplé de l’interprétation contradictoire —, la publication appartient organiquement au geste d’écrire autant que la scription même, et dès un temps en amont de l’écriture, technologie originellement née par l’image.

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Au début de Pour une philosophie de la photographie, et pour rendre possible d’intégrer la photographie dans une histoire générale de l’image, Vilèm Flusser propose l’hypothèse suivante : si l’image inclut toujours en elle la technique qui la rend possible (et cela dès ce que nous définissons rétrospecti vement comme image, grottes ornées par exemple, où le palper des parois dans l’obscurité et les rituels qui les accompagne rend peu probable que l’image qui nous est léguée ait été pensée comme telle), alors l’histoire de l’écriture est un des épisodes de cette histoire plus générale, et y est incluse. C’est ce qui permet à Flusser de considérer l’écriture du réel dans la photographie, sa rupture d’avec la peinture, depuis cette histoire plus ancienne, mais alors définie autant par l’écriture (son geste abstrait, sa part technologique comme condition du décodage) que par la peinture et sa fondation représentative. Quand nul d’entre nous désormais pour séparer de façon binaire nos pratiques de l’image et nos pratiques de langage, accepter l’hypothèse de Flusser peut nous aider dans le très obscur déplacement présent, où les formes de récit ne se détachent pas de leurs sources, de leur imbrication ou de leur devenir image. Publier, c’est produire le texte (parfois en amont même d’une forme écrite) comme lecture d’image, et temps de cette lecture. Et la lecture web contraignant à ce saisir image de l’écran, que la stabilité du livre nous avait trompeusement permis de désapprendre.

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Et l’instabilité même là où tout commence : on a bien exploré ce mystère de pourquoi si peu de langues sont passées de l’oralité à l’écriture (ou pas, ainsi la suprise de Jules César ne comprenant pas comment les Celtes, qui refusaient l’écriture, ne comprenaient pas non plus l’idée de technologie, se peignaient le corps nu en bleu pour s’enfoncer sur les pilums, mais gagnaient quand même), on explore aujourd’hui dans quelques vieilles grottes des antipodes comment certaines civilisations, développant leur vocabulaire image, n’ont peut-être pas construit ou convoqué une oralité pour dire leurs mythes et généalogies. Où est l’origine de la voix dans l’amont de l’écriture ? Dans ce qui nous advient aujourd’hui, qui permet de publier notre prise de langue en tant que voix, temps et image sans même nécessité d’en passer par l’écrit, que rejouons-nous d’une origine que jusqu’ici nous n’avions pas à questionner ?

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Contexte inchangé : la chance que si peu de grandes mutations de l’écrit, mais que chacune globale et irréversible. On les avait plus ou moins explorées : ainsi, réapprendre la totalité des paramètres de ce qui aujourd’hui est pour nous mouvant, obscur, dans la longue histoire de la tablette d’argile. Ainsi lorsque Italo Calvino, visitant en 1974 la première expo sur l’écriture mésopotamienne, et qui n’est en rien archéologue, met en avant le rôle de la vitesse (le roseau taillé en biais simplifiant l’icône en traits triangles) dans le passage de l’écriture iconique à l’écriture syllabique. Ainsi comment se stabilise, dans l’émergence et la propagation du rouleau, le dépôt du corpus oral collectif nommé Iliade. Ainsi la fragmentation des rouleaux à l’époque romaine et comment le bouchon ouvragé des étuis de cuir empilés à l’horizontale accueille les premières métadonnées, et que s’invente le mot livre. Ainsi la révolution initiée à Venise, capitale de la recopie manuelle industrialisée, par Aldo Manuccio avec son italique miniature de corps11 sur monture métallique reprise de la tradition coréenne de l’impression sur soie, rendant indétectable qu’un livre soit recopié ou imprimé, et permettant de multiplier les exemplaires (ce décalque de l’original auquel se greffaient les copistes pour que chaque recopie ne soit qu’à distance minimum et fixe d’un même original — voir ce qu’en écrit Pascal Quignard dans ce sommet que sont ses Petits traités) et de les emporter dans sa poche, se moquant de toute censure. Nous avons appris, ces dernières années, à ne pas nous contenter d’explorer les âges du livre, mais de commencer à inventorier ces fascinantes transitions. Puisque nous appartenons à l’une d’elles.

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Et comme toute l’histoire récente de l’Internet (50 ans du « projet Gutenberg », 30 ans du passage au traitement de texte individuel pour la plupart d’entre nous, 20 ans de ma première connexion Internet — mais nos étudiants aujourd’hui n’ont jamais connu le monde sans Internet) se révèle rétrospective et imprédictible – tout comme, de Saint-Simon à Lautréamont, les sauts formels de la littérature se révèlent de façon rétrospective et imprédictible. M’a toujours émerveillé chez Proust ce début de la Prisonnière où le narrateur, qu’on n’a jamais vu apprendre à jouer du piano, pratique une réduction à vue d’une partition d’opéra de Wagner (exercice de cinquième année de conservatoire, rien moins), et, réfléchissant sur Dostoïevski et Balzac, comprend que si la Comédie humaine est ainsi implacable, c’est de s’être révélée à Balzac — troisième figure de l’auteur, après Lord O’Rhoone et Horace de Saint-Aubin, créée par celui dont l’exact patronyme est Honoré Balssa pour symboliser trois différents systèmes successifs de publication — une fois les deux tiers de l’œuvre écrite : unité rétrospective donc non factice, écrit Proust, dans un moment où lui-même doit trouver, pour la Recherche du temps perdu en cours d’écriture, cette unité implacable, mais qu’il doit prévoir rétrospective en amont — et on sait son acceptation d’une mort anticipée…. Ainsi n’avons-nous pas vu venir l’ADSL ni la révolution du multi-fenêtrage, nous ne nous sommes pas défiés de la gigantesque reconcentration à chaque naissance d’outils majeurs (Google, Facebook, le smartphone comme support d’écriture). Dans la confusion et l’imprédictible où nous sommes, en faisons-nous assez pour déjà éduquer à l’histoire récente de la publication web, en déplier les paramètres ? Savons-nous assez, avec nos étudiants, déplier un fichier traitement de texte et le comparer à un fichier impression ou un flux textuel sous le balayage écran de leur smartphone ? Comment accepter que dans nos dispositifs d’éducation ce qu’on nomme « métiers du livre » soit séparé des départements d’enseignement numérique, et eux deux séparés des départements de création littéraire — sans parler des facs de lettres momies qui s’en fichent bien des trois.

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Et paradoxalement si stable le carnet de l’écrivain (notion inventée au XVIIe siècle, du moins sortie à ce moment-là de sa fonction utilitaire, celui qui tient les registres comptables, et dotée au XIXe de sa fonction symbolique, en plein essor de l’édition-librairie passant au stade industriel). Stable dans son déploiement de fonctions : interaction avec le réel, action sur ce réel, documentation écrite d’avant fiction, écosystème de la correspondance, de l’imbrication sociale de l’auteur (cela vaut pour Kafka ou Beckett comme cela valait pour Mallarmé ou Bossuet), quotidienneté du geste de scription. Pas un hasard que Gestes, en 1997, celui-ci écrit directement en français par Vilèm Flusser, et dont les chapitres s’intitulent le geste d’écrire, le geste de chercher, le geste de photographier, le geste de filmer etc., nous soit d’une telle importance pour, dans nos pratiques du récit, remonter en amont de la notion de genre, travailler sur l’amont de l’écriture, l’expérience de soi-même et du réel qui précède le récit, et dont peut-être l’énoncé vaut autant que la réalisation même de ce récit — ce qui rejoint les manifestes du premier Debord (que sa Société du spectacle a pu occulter), ou tant d’expériences dans les arts visuels, et comment certaines expériences d’écriture apparemment marginales au départ, en tout cas loin de la forme roman actuellement dominante selon les normes de l’industrie culturelle — je pense au How to write jamais traduit de Gertrude Stein — peuvent devenir pour nous des indications majeures.

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Corollaire 1 : que notre tâche depuis quelques années, paradoxalement, est de réinventer, ou simplement redécrire, l’histoire de la littérature récente selon nos paradigmes du présent. Le charcutage de Kafka dans la première édition Pléiade divisée par genres (romans, récits brefs, journaux, lettres), à comparer avec l’édition allemande strictement chronologique : comment comprendre son processus d’écriture dans son obstination quotidienne, et dans sa socialité plurielle, dans ses dispositifs multilingues de publication et réception ? Ou bien le fait qu’on n’ait même jamais disposé en France d’édition simplement chronologique de Maupassant : les textes rédigés au quotidien entre 22 h 30 et minuit, portés par coursier au Gaulois et imprimés le matin, quand ne sont repris en recueils que ceux de fiction ? Notre tâche au présent, que le web réactive : redécrire la littérature non depuis l’histoire de ses livres mais depuis les usages de la table de travail, de l’expérience du réel en amont, du dispositif d’écriture et de son contexte de publication.

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Corollaire 2, ou de la voix absente : du projet de Baudelaire pour une « élégie des chapeaux » nous disposons des dessins et croquis, des inventaires faits directement devant vitrine de chapelier (invention récente, la vitrine, voir le Baudelaire de Benjamin), les bassins sémantiques de mots extraits de documentation technique. Cette matière textuelle que rassemble Baudelaire n’est pas dans le poème — est-celle moins « littéraire » pour autant ? Exemple : ce livre incroyable et splendide d’Etienne Binet, publié en 1732 (on le trouve aisément sur Gallica, Essay sur les merveilles de nature, parlant de la forge d’une épée, du creusement d’une mine, de la majesté du citron, de l’élaboration de la transparence du verre, mais qui — pas plus que Buffon — n’a jamais été incorporé à l’histoire de la littérature, quand il est sur toutes nos tables d’écrivain, au moins depuis Ponge. Champfleury et Asselineau nous apprennent que Baudelaire promenait ses brouillons dans sa poche et les lisait à voix haute aux interlocuteurs de rencontre. La voix comme atelier. La voix perdue de Baudelaire. La voix non enregistrée de Marcel Proust. La voix comme matière organique de la littérature en amont du dépôt écrit, qui a tâche d’en restituer par codage un résidu minimum : la ponctuation non grammaticale, mais notation de la voix, chez Racine, telle que rétablie désormais. Ce que je veux souligner ici, c’est que pour nous, désormais, ce que Baudelaire rassemble dans ses carnets par le dessin, la liste, le dictionnaire, la copie de documents techniques, nous l’incorporons désormais dans l’état l’écosystème publié qu’est l’œuvre finie, tout en gardant aussi cette fonction temporelle du lire à voix haute, dans le même geste de publier.

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Le primat du livre dans le dispositif industriel (y compris dans notre défiance à ce nouvel étage de projection monodique qu’on dit « livre audio ») parce que projection dans un objet tri-dimensionnel reproductible d’un organisme complexe, temporel, actionnel, image et voix indissociables de la pure joie typographique (l’immense rupture qu’est le Crise de vers de Mallarmé), tout cela converti dans le seul univers typographique, parce que seul reproductible. Qu’on se souvienne comment, dès 1895, dans ses Contes pour bibliophiles, sous le titre « La fin des livres », Albert Robida propose un devenir global à la circulation des textes en s’appuyant sur la miniaturisation devinée, et utopique, des appareils autorisant la reproduction du son…

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Et puis briser là : nulle militance (« convaincre est infécond » dit Benjamin dans Sens unique), nulle propédeutique, nulle injonction à quiconque de venir là où soi on est. Être le premier spectateur de soi-même : avoir vécu comme un deuil, un manque, voire un rejet le progressif éloignement des grandes messes du livre, rentrées littéraires, presse littéraire, salons du livre etc. Mais une nouvelle phase qui a remplacé la première (Aufhebung, relève dans le double sens hégélien) : le grand palais bis du facteur Cheval qu’est devenu en vingt ans mon site, et la surprise que depuis presque deux ans je le laisse en friche, cause priorité YouTube. Parce que publier vidéo c’est retranscrire l’interaction avec le réel (quand bien même à travers une vitre de train), la fabrique même de l’écriture (sortir l’appareil dans cette phase la plus miraculeuse de l’atelier d’écriture où on lit, commente, retente), et pour soi-même poser le curseur de la publication (et vivre ça difficultueusement, comme scandale, exposition, atteinte à la notion même de travail déportée en amont) dès l’improvisation orale du texte.

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Oui, mais quand « j’écrivais » c’est les oreilles qui fatiguaient en premier. Oui, mais 25 ans d’atelier d’écriture, et l’intensité prise ces 5 dernières années avec le labo permanent en école d’arts, ce qui a rejailli à rebours sur l’écriture personnelle — justement que tout s’établit en amont, et que le premier jet écrit est déjà temps définitif relié à ce verbe anglais pour lequel nous n’avons pas trouvé d’équivalent : to perform. Depuis combien d’années désormais (et plusieurs livres écrits directement sur blog), je pratiquais pour moi cette préparation en amont de l’irréversible qu’est le premier jet de l’écriture, ses aspérités et sa rugosité, ses déséquilibres, comme signe même de ce qui doit être respecté et non pas « retravaillé ». Le fétichisme qu’on a porté, depuis deux décennies, à ce primat d’un retravail, que cela vous enfante des centaines de rentrées littéraires mort-nées. Les musiciens (cela ne se réduit pas au jazz, loin de là) ont donné sa pleine noblesse à la notion d’improvisation, perdue progressivement dans la civilisation du livre. En publiant sur YouTube (rematérialisation à distance de l’instant complexe où je me suis saisi de ma langue, lui donnant armature partage et diffusion, inclusion et propagation des métadonnées associées), j’autorise une publication sans médiation préalable par une support typographié reproductible, pourtant seul dépositaire de la constitution symbolique du texte. Et pourtant, tout le sentiment de nécessité qui, depuis la fin des années 70, a décrété pour moi de faire passer l’écriture avant tout autre chose, quelque prix on en ait à payer, je le retrouve aujourd’hui, en tant que nécessité obscure, dans ces publications YouTube, en tant qu’elles m’autorisent l’improvisation et la partagent comme telle.

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Ça fait une dizaine d’années au moins que tous on rumine l’axiome suivant : miracle que le numérique ait revalidé l’importance du texte dans les échanges, à vocation privée, utilitaire ou administrative, ou de pur exercice poétique ou narratif. Les mails, les SMS (comment to text somebody est devenu lieu commun dans le monde anglophone), la dominance textuelle des vecteurs d’information, et le vertige ou la jouissance que nous avons éprouvés à dix ans de création textuelle sur blog, comment ça a pu déporter le statut de l’auteur et ainsi de suite. Bien sûr avec une justification essentielle : le web est de nature textuelle dans sa transmission matérielle élémentaire, le code binaire qui matériellement sort des liasses de fibres dans les bicoques de ciment d’où émergent les câbles sous-marins transatlantiques. Kenneth Goldsmith, dans son Uncreative Writing (que j’ai traduit par L’écriture sans écriture) propose comme exercice de prendre le code source d’une image, la modifier textuellement puis la reconvertir, et engendrer ainsi une autre image : quel statut alors donner à ce déplacement textuel que nous avons initié, puis publié ? Et ce qui nous arrive depuis deux ou trois ans, est-ce que ce n’est pas, avec la maturité du web, l’indice d’une transformation plus profonde : que la publication directe sous le mode voix / image / texte (pas forcément les trois ensemble, mais dans mes propres vidéos c’est le cas) peut désormais envisager de se passer de l’écrit comme médiation ou finalité ?

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Alors évidemment, trop tôt pour mesure les conséquences : elles concernent aussi la mémoire et l’archive, la transmission du vif, l’apprentissage des œuvres. Mais justement, ce qui se passe dans nos nouveaux modes d’apprentissage par la pratique collective, est-ce que ce n’est pas aussi la mise en place de cette possibilité de transmettre non pas uniquement par l’écrit, mais par un ensemble dont fait partie l’écrit ?

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L’humilité que nous avons à tâche : l’écosystème général du livre et de l’écrit se déforme, transforme, mais se perpétue. Qu’y aurait-il de scandaleux à ce que quelques-uns, dans leur micro-laboratoire (un amphi le mercredi après-midi à 25 kilomètres de Paris, ma turne ici où j’habite, où l’ordinateur est en permanence relié à micro et jeu de caméras : invisibilisation de la technique parce que même le plus simple smartphone présente les mêmes caractéristiques, et que dans cet amphi la plupart des étudiant.e.s se servent en permanence de leur smartphone comme outil unique de lecture écriture), privilégient donc l’aventure hors-livre ? J’ai toujours pratiqué la lecture à voix haute (non, c’est venu vers 1988, après la découverte choc de Valère Novarina), j’ai engrangé en 30 ans ans, tout autour du monde, des centaines de ces « perfs », seul ou avec ami musicien (douze ans de binôme avec Dominique Pifarély, violon et électronique) : mais quand la désertification culturelle croît, est-ce qu’il n’y a pas légitime revanche à dire qu’on peut parfaitement se débrouiller seul, si c’est cela, ce rapport corps voix mots, qui reste votre principe le plus vital dans l’expérience de littérature ?

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Et pour (ne pas) finir : je ne m’inscris pas dans une instance neuve qui s’appellerait littérature hors livre. Mais c’est comme pour la très insatisfaisante expression atelier d’écriture : le dérangement qu’elle provoque reste sa meilleure définition. Ce déplacement vers la publication, de plus en plus quotidienne et permanente, de ma table de travail elle-même ne m’éloigne pas du livre, mais m’y immerge encore plus. Comme d’autres de ma génération, l’onde de choc subie a été plus rapide et plus violente que jamais on ne l’aurait pensé — l’industrie du livre s’est recomposée de l’intérieur. On a eu la chance de quelques décennies de vie pas si difficile, mais c’est fini – l’industrie du livre tourne à volume constant, mais c’est concentré sur un nombre extrêmement restreint de titres. Tant mieux pour les copains qui touchent le jack-pot. Mais l’aventure de publication qui a été possible à ceux de ma génération n’est plus possible à celles et ceux qui arrivent aujourd’hui : comment se réorganiser quand même ? Ce à quoi on a cru mordicus pour le livre numérique était une fausse piste, parce que s’appuyant sur une transposition de la publication livre, et non un déplacement qu’on n’aurait su anticiper du concept même de publication : encore beaucoup trop peu de jeunes auteurs dans l’aventure web. Mais c’est toujours susceptible de renversements : tout ce qu’on a appris du et par le livre numérique, voilà que l’édition main stream le rejoint en ouvrant ses nouvelles usines les plus perfectionnées d’impression à la demande, et qu’elles nous soient désormais ouvertes, sans la médiation technique obligatoire de l’éditeur pour la mise en page, la fabrication et la distribution, et cela à qualité égale de réalisation. « Vous prétendez faire de tout le monde des écrivains ? » s’écriait en 1993 le défunt Michel Tournier en Une du Figaro, pour hurler après nos premiers ateliers d’écriture. « Ce n’est pas du roman », me dirait plus tard Jérôme Lindon. « Mais on ne peut pas publier ça, tu l’as déjà mis sur ton site », me disait Verdier. J’avais fini par intérioriser que mes textes, depuis quelques années, ne soient pas recevables par mes éditeurs habituels. Alors depuis deux ans, avec l’impression à la demande, moi je revis : je reprends mes anciens livres Minuit et Verdier qui n’étaient plus disponibles, et mes expérimentations les plus personnelles je ne demande plus à quiconque l’autorisation qu’elles existent. Mieux, là où les éditeurs classiques nous octroient 1€50 sur un livre de 18€, je peux prendre une marge de 5€ sur un livre vendu 11€ sur mon site. Rien de la maîtrise de l’impression à la demande ne m’aurait été accessible sans mes apprentissages du web et du livre numérique, seulement, ce bagage-là, je considère vital qu’on puisse dès à présent le transmettre.

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Alors bien sûr oui et oui, des tâches nouvelles. Former à l’écriture ? Oui, mais former aussi à la mise en page, à la projection dans l’objet graphique dès la première mise en œuvre de l’écriture — et ce n’est pas gagné, camarades… Former à la voix : oui, il y a des bases à prendre. Interroger, dans la profusion saturante du texte, les dispositifs et protocoles dont l’énonciation est parfois plus décisive que la réalisation. Interroger les processus d’interaction avec l’urbain ou le corps, et que ce processus est écriture par ce qu’il provoque que ne contient pas d’avance le réel, et que de nouvelles pistes narratives ici se greffent, qui bousculent l’ordre dormant du roman. Former à l’écriture ? Oui, mais le meilleur et plus beau moment de ce que j’ai vécu, cette année scolaire 2017-2018, ça a été la mise en place sur quatre jours, dans mon labo au troisième étage de l’école d’arts Cergy, mais en mêlant des étudiant.e.s du master création littéraire Paris 8 et d’autres de l’atelier des écritures contemporaines de La Cambre (Bruxelles), d’un atelier ou écriture et vidéo — écriture, impro, immersion urbaine, prise de vue et montage direct plus projection propulsion — était notre cahier des charges. Et comment on y a été d’emblée dans quelque chose de si infiniment risqué, de si infiniment poème, de si infiniment naturel : en somme, la littérature.

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Et comme il est beau, dans le contexte d’aujourd’hui, malgré la nuit où on est, le mot imprédictible. Je ne sais pas où je vais : et alors ? Et si même c’était peut-être cela, écrire, depuis l’origine…


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 février 2019
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