heures de nuit avec musique

T-Bone Guarnerius ad lib


Pourquoi sommes-nous incapables de nous fixer sur les heures du jour ?

On vivrait alors tout cela, la suite des jours, comme une incapacité permanente à s’y fixer, à en accrocher l’intérêt, sauf cette usure où cela vous met, faire comme les autres, comme les autres, comme les autres.

Bien sûr non : il y a tous les atypiques. Tiens, ce type (tout jeune type) qui fait les péages, à la barrière, quarante kilomètres de la ville, uniquement la nuit, et pour les heures ouvertes que cela lui permet au jour. Il dit que non, toute la nuit, même entre les voitures, difficile de se concentrer, d’ouvrir un livre, travailler. Seul au poste de péage (petit poste de péage, sortie Bourgueil), pas de collègue à qui parler dans la cabine à côté, c’est même pour cela qu’on lui a confié la nuit, à lui qui était volontaire. Il dit que oui, un livre dans son sac,, et sur l’écran d’ordinateur des jeux ou des bêtises, mais non : — Regarder la nuit, il dit. Et lorsqu’une voiture approche, ce regard plongeant, la fatigue des êtres, une vie brutalement déballée : — La quantité échelonnable, mesurable et quantifiable, de ce que ces boîtes de tôle recèle d’amour, il me dit. On prend souvent un café ensemble en fin d’après-midi, dans la ville moitié vide.

Des écrivains, j’ai si souvent constaté comment les usages se répartissaient entre ceux de l’aube et ceux de la nuit. On sait répertorier, dans la bibliothèque, lesquels sont d’une catégorie, lesquels sont de l’autre. Quelques-uns, on en a croisés aussi, adoptent les heurtes diurnes, les heures lourdes du bruit de la ville, pour s’asseoir à leur table : moi je n’ai jamais pu.

Mais là, quand le temps s’ouvre, qu’on n’est plus contraint par parler, par prendre le train pour des tâches à l’avance définies, moi le temps dérape. On commence par son rythme habituel, levé entre 4 et 5, du café, ce goût qu’on a de la nuit qui s’ouvre, cette étrange folie d’oiseaux qui cesse brutalement quand la lumière se fait, la Mobylette du livreur de journaux, plus tard qu’on est capable de faire un tour à la boulangerie juste parce que c’est l’heure où elle ouvre, et puis finalement, quand le matin et sa chaleur s’établissent, on cesse, je dors. L’après-midi c’est lire des livres, c’est rêver : peu importe ce qu’on fait. Je ne saurais jamais briser cette loi de ne pas écrire aux heures ouvertes du jour.

Ces temps-ci, c’était aussi la nuit. Le bruit de la ville tombe. Elle est moitié vide, elle oublie même ses bêtises de pétard et de klaxons, la façon abêtie où ils se sont mis ces dernières semaines à regarder leur lucarne à publicité conditionnée. La nuit, j’ouvre enfin les fenêtres. Si je veux mettre de la musique fort, je l’ai dans mon casque. Personne ne viendra vous solliciter pour rien.

On est tout surpris que ça aille si vite, la nuit, à trois heures, à quatre heures, et toujours là devant l’écran. Le temps de la nuit est monobloc. On finit par céder. On s’éveille dans le grand jour fait, on traîne. On a, oui, le goût de livres âpres et la possibilité de s’y conduire. On quitte peu la pièce. On s’est bouclé. La nuit arrive qui vous en échappe : il suffit alors de reprendre là où on en était. Les carnets sont restés vides : on a chantier qu’on avance, le reste s’en va à distance, comme les voix. On ne saura plus inventer, on ne saura plus jamais. On ne sait plus que cela, venir au rectangle blanc et prolonger la page qui s’était faite : on est reconnaissant aux amis musiciens, ils vous entourent près. Keith Richards était à moins de vingt-cinq kilomètres ces jours-ci : j’écoutais des prises de répétition d’il y a vingt ans, j’écoutais Vincent Ségal (T-Bone Guarnerius) et d’autres. Un moment vient qu’on se débarrasse de la musique : le silence de la nuit suffit. On perçoit des ailes, le cri rauque d’animaux qu’on ne sait même plus, dans notre vie urbaine, identifier avec certitude. On est un carré jaune parmi les rares qui restent.

Les heures se sont décalées. On va se coucher dans le jour, on commence le travail à sa fin, et c’est pourtant votre matin. On prend un café avec le copain qui s’en va bosser à son péage : on envie sa cabine, il envie votre piaule avec les musiciens amis dans votre dos. On se propose l’échange : on aimerait le regard plongeant sur les véhicules qui arpentent la nuit. Longtemps qu’on n’a pas roulé à pleine nuit, et lui qui vous rétorque : — Ce que tu fais, pourtant, ça y ressemble.

Si c’est qu’on ne parle plus, oui, peut-être, sans doute : — Tu ne parles beaucoup non plus, dans ta nuit, j’ai dit, voilà de quoi nos conversations sont faites.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 juillet 2006
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