de l’intime en station-service

d’un camion devant la maison, et de la vie privée sur Internet


Peut-être que nous autres on ne le sait plus, de ce qui est public, de ce qui est privé. Les astro-physiciens parlent de ces tunnels de temps, de ce qu’ils nomment vers et qui fait communiquer un lieu précis de l’espace-temps à un autre. Nos pratiques Internet sont à l’équivalent : elles partent ici de l’intime et du privé, et rejoindront ailleurs un autre espace privé, d’écran à écran et parce que ces machines, nos mots de passe, nos échanges, participent de cet intime et ce privé. On ne surfe pas sur Internet, on y rampe, on déploie un effort maximum d’arrachement pour s’extraire de la communauté initiale et prendre aperçu sur d’autres. Pourtant, dans ce tunnel, peut se greffer l’échappée éblouissante ou effrayante de la projection publique. On ne la cherche pas, mais nous n’en sommes pas protégés : trop requis par cet espace personnalisé et intime et privé, de site à site, qui bâtit les limites de notre première communauté ici.

On quitte l’ordinateur, on se lève, on se retourne : il y a des fenêtres et un ciel, les voix qu’on a toutes ces heures ignorées, il y a aussi les livres. On essaye de se guider dans cet espace dangereux qui n’est pas une frontière, mais où la variation de temps rend toujours possible que oui, on se rassoit, on essaye encore une modif de code, un bricolage d’images, on en profite pour regarder sur la planche rss ce qu’il y a de neuf. Les voix derrière se sont tues, ou parties se promener sans vous vers le ciel, les fenêtres et les lumières, on peut bien alors rester deux heures de plus.
On ne sait plus, ce qui est intime, et ce qui s’affiche plus loin que l’écran non pas dans un espace public, mais une circulation de vers qui vous en sépare radicalement : le contraire donc, à toutes mains anonymes livrées, de ce qui vous fait choisir l’écran plutôt que le carnet, la page Internet plutôt que le papier enfermé dans le tiroir. C’est que justement on en appelle à ce trou, là-devant nous, pour qu’il vienne vous creuser, sape de vous ce qui tient au jour, aux vents, au bruit, et vous place ici au centre de la fouille. Sans doute le carnet peut y suffire : on cherche par la page virtuelle, qui échappe, s’affiche, manie des formes complexes de temps, un journal de la semaine, une image instant, un coup de gueule dont on assume qu’il se propage, l’Internet aussi comme un poing, cette corrosion du carnet sur la chose intérieure, ce qu’il y a à toujours recommencer, qu’offrent les livres mais à condition qu’ici, ou dans le carnet, on les prolonge.

J’y pense souvent ces jours-ci en voiture. A cause de cette station-service, depuis longtemps désaffectée, au bord de la nationale, maintenant évidée par l’autoroute. Elles sont au moins trois à se suivre sur dix kilomètres, les stations-service ancienne mode. L’une sert encore à la distribution de carburants, une autre s’est reconvertie en marchand de voitures d’occasion, et principalement des véhicules de collection des années soixante, et celle-ci était à l’abandon. J’ai toujours un œil sur ces stations. Elles font partie de mon territoire d’enfance, la piste, l’auvent, les deux vitrines dans le petit bâtiment de ciment mince. Elles étaient toutes construites pareil. J’ai souvenir de cette qui à Berlin-Kreuzberg était en bout d’une impasse contre le mur, restée telle qu’avant 1961, et sur mes étagères j’ai le livre que Wim Wenders a consacré à ces stations reléguées tout au long des routes des Etats-Unis. Quand je peux, je les photographie.

Depuis quelques mois, celle-ci est habitée. C’est étrange : par définition, ce petit bâtiment de ciment mince est exposé dans sa plus grande vue à la route. Ils ont dû faire leur chambre dans l’ancien local de service. Le salon et la cuisine sont en vitrine. On voit le canapé, les téléviseurs, la silhouette de la jeune dame et de l’enfant (maintenant, aux jours chauds, une petite piscine démontable devant la vitre, et deux jardinières de fleurs sur le bitume). Pour jardin, la piste. Pour mur et portail, ce grillage de chantier tendu contre la route, laissant apercevoir les emplacements des distributeurs et citernes arrachés.

Probablement que cela n’a pas coûté très cher ? Mais quand même. A quelques centaines de mètres, c’est la campagne, on n’a plus le bruit, ni le bitume et le ciment, on n’a plus le regard des milliers de gens qui passent à 90 à l’heure sur la route : allez vous empêcher de regarder, quand tout est montré ? Il faudrait une indifférence de Hollandais, où là-bas personne n’a de rideau, mais où ce qu’on montre est toujours strictement à l’identique et rangé, sans que le mot intime convienne : justement le contraire de ce à quoi nous nous efforçons sur Internet.

Ce samedi et ce dimanche, j’ai compris. Parce que les deux jours je suis passé, et qu’il y a un moment que je n’étais pas venu par là un dimanche. Un énorme camion Renault-Magnum garé sur la piste, et dans sa remorque les pneus gigantesques de ces engins de travaux publics, ceux qu’on emploie à l’aménagement des autoroutes. Il y a le père, la mère et l’enfant, et le père vit de son camion. Ici, il peut l’entretenir, le surveiller. L’accès est facile, même au volant de l’engin d’un tel gabarit. Alors, ce samedi et ce dimanche, le camion était rangé de façon à intercepter (mal) le regard entre la route et la vitrine. Cela voulait dire que, depuis leur intérieur en vitrine, c’est le camion qui s’encadrait, bien plus long et haut que là où on habite.

C’est tout. J’ai eu beaucoup la tentation, autrefois, de ce genre de vie avec camion, qui autorise à se croire un peu nomade, l’indépendance qu’on se croit dans une telle cabine surélevée, et la mobilité constante. Aujourd’hui, je suis enfermé dans la vie écran : quand bien même j’essaye de m’en défaire, j’ai du mal. En passant devant l’ancienne station-service, et camion garé devant, il me semblait avoir image réciproque parfaite de ma propre condition ici, et de la part intime accrochée à la vue parce que le camion qu’est un site Internet, on l’a garé devant, que la route désormais passe auprès.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 juillet 2006
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