[Capital] un dîner chez William Burroughs, visite dans le Bunker

dans l’oeuvre folle de Kenneth Goldsmith, « New York capitale du XXe siècle », un emprunt à Victor Bockris sur une visite à William Burroughs dans son appartement sans fenêtre


Dans le chapitre V de son Uncreative Writing, Kenneth Goldsmith analyse longuement la genèse des Passages de Walter Benjamin, de la nature ouverte (et pas inachevée) de l’œuvre, et de la problématique qui naît de la rassembler et la fixer en livre imprimé. Passages relève (aufheben) et accomplit le projet fou, fait de milliers de recopiages, qui s’intitulait Paris capitale du XIXe siècle.

Alors bien sûr, quelle insolence de la part de Kenneth Goldsmith à vouloir relever le défi formel : si on fait nôtre les règles que Benjamin a découvertes à mesure de la composition de l’ouvrage, quel livre fou en découlerait ?

Et c’est CAPITAL. Un monstre cartonné doré de 900 pages grand format, où les marges proposent catégories et chapitres. Et bien sûr le titre entier : New York Capital of the XXe Century.

Et le défi est réussi. Une fois mis le nez dans l’ouvrage, on n’en sort plus. On ne sort même pas de New York (sinon dans ces New York factices qu’a reconstruits Hollywood pour avoir la capitale à domicile, quel que soit le film tourné).

Alors, pour accompagner Uncreative Writing (parution chez Jean Boîte Editions début 2018 si tout va bien), des petits échos pris à Capital, qui mériterait bien une traduction intégrale à son tour.

Ici, nous voilà chez William Burroughs. Dans la photo ci-dessus, ce sont Mick Jagger et Andy Warhol les invités du vieux maître et de James Grauerholz, son secrétaire et compagnon. Mais on est bien dans le Bunker (merci J-M Bénard & Arnaud Mirman).

Est-ce un hasard si le récit est emprunté à Victor Bockris, l’auteur aussi d’une des rares solides biographies de Keith Richards ?

Bonne visite dans le Bunker.

FB

Victor Bockris | William Burroughs : une enquête dans le Bunker


À New York, une journée ordinaire, William S Burroughs se lève le matin entre 9h et 10h, puis se rase. Dans son Livre des rêves, au 13 août 1975, il écrit : « Choses nécessaires. Miroir de rasage. Quiconque habitué à se raser ressent un manque s’il n’en a pas. » Dans ses Journaux d’une retraite. Burroughs associe le fait de se raser à la civilisation et jamais, dans aucun voyage, ne s’est laissé pousser barbe ni moustache.

Puis il prend une capsule de 100 milligrammes de vitamines B1, pensant qu’elle remplace la B1 que l’alcool détruit dans l’organisme. Il s’habille, fait la vaisselle du soir précédent, et se prépare son petit-déjeuner. En général du café avec un donut ou un muffin ou autre gâteau.

Vers 11h il descend toute la volée des trois étages d’escaliers pour aller chercher son courrier (entre 5 et 10 lettres chaque jour). Entre 11h30 et 12h30 il suit son train-train dans l’appartement, relisant des notes, en écrivant d’autres, et consultant des livres.

Entre 12h30 et 13h, Bill descend faire des courses, principalement l’épicerie ou, depuis quelque temps, des fringues neuves. D’ordinaire il est de retour à 13h, ne prend pas de déjeuner et écrit de 13h à 16h sans interruption.

Si James Grauerholz travaille avec lui sur un manuscrit ou une relecture, James arrive vers 16h et reste jusqu’au dîner. Ceci se produit en général trois fois par semaine. Ils travaillent ensemble de 16h à 18h, et Burroughs alors se repose, s’asseyant dans son rocking chair devant la fenêtre. « On y a une très belle vue, dit James. Moi je travaille à l’autre extrémité de l’appartement, et je vois William assis tranquillement, l’air très serein. »

À 18h, Burroughs se verse un verre. Le dîner est entre 19h30 et 20h30.

Toute sa vie, Burroughs a mangé au restaurant. Désormais il préfère faire ses courses et la cuisine, ayant souvent des invités chez lui, ou se rendant chez des amis pas loin pour dîner. Après dîner, la conversation se prolonge jusque vers 23h ou minuit, et là retour à la maison ou au lit. Mais il lui arrive encore de rester parler jusqu’à l’aube.

Dans une journée moyenne, Burroughs écrit six pages. Parfois cela peut monter jusqu’à quinze. Quand il a commencé Les cités de la nuit écarlate il a écrit 120 pages en deux semaines. « William excelle à savoir quand il doit laisser reposer les choses, et quand les reprendre. Il sait qu’assez c’est assez, déclare James. Parfois j’essaye de le mettre sur quelque chose – relire un manuscrit dont 600 pages ont été écrites et de lui dire : “Mais il faut qu’on publie ça” et lui de me répondre : “Non, ça va prendre encore une paire d’années…” Il a déjà vu assez de temps passer pour se pacifier lui-même. »

[…]

Maintenant, Burroughs habite sur Bowery, dans un grand appartement de trois pièces qui était autrefois le vestiaire d’un gymnase. Il l’appelle le Bunker. Accéder au Bunker peut se révéler aventureux, et de fait William personnifie plus que quiconque que j’aie pu rencontrer quelqu’un de conscient des obstacles qui l’entourent. Il m’a récemment mis dans les mains une canne, une bombe lacrymogène et une matraque : « Je ne sortirais jamais de l’immeuble sans avoir ça sur moi », me dit-il d’un ton plein de sous-entendus.

En fait, descendant la rue dans son costume bleu sombre de marque, son chapeau incliné sur un œil, balançant sa canne allègrement de la main droite, on dirait Bill sorti tout droit d’un roman de Kerouac. J’étais frappé en permanence par la similarité des portraits que Kerouac a fait de Bill, avec le William qui se révélait progressivement à moi durant la période où j’écrivais mon propre portrait.

Ce n’est pas avant 1975 que Burroughs a trouvé ce qui deviendrait son quartier général à New York. Le Bunker est un élégant immeuble de vieille brique rouge. Une des premières personnes que j’ai amenées lui rendre visite c’était l’écrivain anglais Christopher Isherwood, dont Burroughs avait lu et les romans et les récits de voyage, et qu’il admirait comme tout un chacun, avec son compagnon, l’artiste Don Bachardy. J’ai enclenché mon magnétophone dès que le taxi nous eut déposés devant la porte de fer close du Bunker, sur la déserte, froide et venteuse Bowery.

BOCKRIS (dans la rue) : Une entrée qui n’annonce rien de bon. On a du mal à entrer parfois, ça dépend de si la porte s’ouvre ou pas. Bill doit descendre et déverrouiller.

DON BACHARDY : Parce qu’on est dans un mauvais coin de la ville ?

BOCKRIS : Je ne crois pas que ce soit la raison. C’est un grand bâtiment, alors la porte reste fermée. Ce n’est pas Bill qui la ferme. [On traverse la rue pour rejoindre un bar à mi-chemin du bloc. Vent glacé. Des gens enroulés dans des couvertures attendent devant leurs portes.] Ce bar est sans risque, on appellera Bill et il descendra. [On ouvre la porte, on entre dans le bar, gros bruits de rires, braillements, verre brisé, cris.] Christophe et Don qui ne me lâchent pas d’une semelle, différentes voix sur la bande : « C’est mes deux dollars… Il y a un téléphone ici.

SERVEUR : Pas ici. De l’autre côté de la rue.

CHRISTOPHER ISHERWOOD (qui jubile) : On se croirait dans du Eugene O’Neil ! [On ouvre la porte du bar d’en face. Même atmosphère. Bribes de voix sur la bande : « Toi et moi on se retrouve demain, crois-le ! Quand tes potes seront avec toi… Marre de ta merde. Et de tes putains de potes.]

BOCKRIS : Mais ça fait partie du rituel des visites à William Burroughs, voilà.

[Au téléphone] : Ohé, James, on est juste en bas… [Raccroche.] Ils vont descendre. [On traverse la rue.] Ce n’est pas pire que d’être alcoolique ou drogué, non ?

ISHERWOOD : Je n’en sais rien, je n’ai essayé ni l’un ni l’autre.

BOCKRIS : On voit pas mal d’alcooliques de par le monde. Les drogués soit ils meurent soit c’est pas terrible la forme.
ISHERWOOD : J’ai bu pas mal dans ma vie, mais jamais au point d’être alcoolique.

BOCKRIS : [La silhouette de James Grauerholz, le secrétaire de Burroughs, apparaît derrière la porte avec la clé. On monte les marches de pierre.] Je vous montre le chemin. [On monte jusqu’au grand appartement de Burroughs.] Je les présente les uns aux autres. [On se serre la main, on rit.]

BURROUGHS : Vous n’allez pas garder vos manteaux, gentlemen ? [Tous on pose nos manteaux dans la chambre de Bill, on les pose près de son pyjama, plié avec soin sur le couvre-lit, puis revenons dans la pièce principale et nous asseyons dans une série de chaises de bureau orange à accoudoirs, autour d’une grande table de réunion que Burroughs a installée dans sa cuisine.]

GRAUERHOLZ : Vous prendrez bien un verre ?

TOUT LE MONDE : Oui, oui !

ISHERWOOD : Merveilleux, cet endroit.

BURROUGHS : Il n’y a pas de fenêtre. Avantage : pas de bruit. Tout le bâtiment c’était une salle de gym. Ici, les vestiaires. Le voisin du dessus a gardé la salle de gym, et celui du dessous s’est installé dans la piscine. Maintenant c’est une boutique d’ameublement.

BOCRKIS : Pourquoi avez-vous déménagé de Franklin Street pour le Bunker ?

BURROUGHS : J’en avais assez de monter et descendre tous ces escaliers Franklin Stret ; puis ils n’arrêtaient pas de monter le loyer. Ce qui m’a décidé, c’est que John Giorno avait vécu à l’étage au-dessus. Le propriétaire m’avait montré où. Personne ne voulait d’ici, parce qu’il n’y a pas de fenêtre. Ça servait d’entrepôt à l’époque. Il y avait déjà l’évier, la douche et les toilettes. Je l’ai pris. C’était un espace d’un seul tenant, alors on a fait faire ces cloisons. James y a d’abord habité pendant six mois, avant que je déménage de Franklin Street. C’était en sale état quand je suis arrivé, et j’y avais mis un réfrigérateur, un évier, les toilettes, refait le sol ça m’a coûté 7 000 dollars. Mais personne pour m’en donner quoi que ce soit, alors je l’ai donné à Malcolm McNeil, il vit là maintenant. Je me suis mal débrouillé avec le marché. Mais aussi personne ne voulait grimper les trois étages. Maintenant c’est le bazar, si tu veux te faire livrer un réfrigérateur au troisième étage. Ils te font payer tout un supplément.

BOCKRIS : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de peindre le sol du Bunker en blanc ?

BURROUGHS : Quand j’ai emménagé, c’était une sorte de gris cuirassé, ça faisait miteux. Dans un lieu comme ça, sans aucune lumière naturelle, l’évidence c’est qu’il en faut le plus possible. Je suis très heureux du résultat. Bien sûr on n’a vue sur rien, mais qu’est-ce que j’avais comme vue Franklin Street ? Rien que l’immeuble d’en face. Et ici j’ai quatre portes entre moi et le dehors, et pendant la journée il y a du monde juste en dessous. C’est quasiment inexpugnable.

BOCKRIS : Le système du téléphone pour entrer c’est parfait. Personne pour venir frapper à la porte à l’improviste et vous embêter.

BURROUGHS : C’est le mieux que j’ai trouvé. Je suis parfaitement confortable ici.

 

© Kenneth Goldsmith, CAPITAL, p 449-451
© Victor Bockris, Burroughs : a report from the Bunker, New York, Seaver Books, p 79-81.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 août 2017
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