ce qu’on souhaiterait sauver du XXème siècle

une liste pour la Quinzaine littéraire, août 2000


Qui se souvient du « grand bug de l’an 2000 », et de toutes les enseignes qu’on trouvait dans nos petites villes, du genre « Auto Ecole 2000 » etc ? En remettant en service les commentaires ouverts pour les articles de tiers livre (les temps ont changé, ça fait partie des règles de l’échange, et il y a un petit captcha de protection), voici resurgir, à la suite de cet article écrit lors d’un retour de nuit Rennes-Tours, les interventions des lecteurs de tiers livre il y a déjà 2 ans... Alors, à prolonger, à relire ? – On a tout oublié de ce que représentait l’an 2000 : « Je vois le monde aller à reculons », disait Bernard Noël à Poitiers ce mercredi 15 octobre 2008...

Introduction originelle : Bernard Leclair avait demandé à une quarantaine d’auteurs, pour le n° d’été de la Quinzaine Littéraire d’août 2000, ce qu’on souhaitait sauver du XX° siècle, j’avais bien sûr dit oui tout de suite, mais ensuite était resté longtemps à sec. Vraiment sec. Si je me souviens bien, ça devait être fin mai 2000, je rentrais par la 2 voies Laval-Tours d’un stage théâtre à la fac de Rennes, vers 1 h du matin, je m’étais arrêté dans un petit bled où la vitrine du coiffeur indiquait esthétique et dans la voiture, sur une enveloppe kraft marron, j’avais écrit cette liste en une vingtaine de minutes, après j’étais reparti. Si ça se trouve, c’est le dernier texte que j’ai écrit à la main. Bizarre d’y retrouver rétrospectivement mentionnée la date du 11 septembre. Pour le reste, à six ans de distance, je crois que je l’assume complètement au mot près. Sauf qu’il faudrait encore et toujours emporter tout ça avec nous, dans le temps neuf à venir, et qui n’a point paru. Heureusement que j’ai l’ordinateur parce que je n’ai gardé aucune archive papier de ces publications revue ou presse. Je mettrai vos listes en ligne si vous me les envoyez.


Ce qu’on souhaiterait sauver du XXème siècle

réponse à une enquête de la Quinzaine Littéraire

 

Une deux-chevaux Citroën la Gibson Les Paul de Keith Richards dans la tournée américaine de 1969 la photographie de la tombe de Marcel Proust un vélosolex l’exemplaire de la Chartreuse de Parme acheté à Paris par Franz Kafka en 1911 et annoté sur la page de garde Franz Kafka Paris 1911 le fou-rire de Franz Kafka buvant de la grenadine à une terrasse de bar devant l’opéra comique à Paris l’après-midi du 11 septembre 1911 à cause justement de sa difficulté à prononcer en français le mot grenadine une locomotive la tête bandée de Guillaume Apollinaire la ville d’Issoire la digue de l’Aiguillon à l’Aiguillon-sur-Mer l’invention du contreplaqué la tempête de décembre 1999 Pierre Michon l’Antarctique la première flèche d’église en béton un moteur de camion Volvo diesel V12 à injection directe une caméra Hi8 une caméra super 16 le premier appareil Kodak 6 x 9 à soufflets et une Retinette Reflex le musée de l’Air du Bourget le pont de Saint-Nazaire trois insignes du parti communiste russe la voix enregistrée d’Antonin Artaud un immeuble une de ces boîtes d’air de Berlin en conserve qu’on y vendait avant la chute du mur deux immeubles la collection de photographies noir et blanc d’anciennes vitrines d’artisans-coiffeurs de l’architecte Jean Nouvel une fanfare trois immeubles les seringues et ceux qui s’en servent l’accordéon diatonique du peintre Gaston Chaissac nos morts un téléphone à cadran rond un inventaire photographique des têtes de généraux de banque dans le monde occidental les vingt dernières années du siècle la tête des mineurs cassant la croûte au fond des puits de Saint-Étienne avant 1960 la tête des sidérurgistes cassant la croûte sur les bloomings de Longwy avant 1970 un accident de la route une séance de l’académie française le crâne paraît-il dérobé de Baudelaire en 1953 affaire jamais élucidée un électrophone à pile Teppaz à couvercle rabattable et ses quarante-cinq tours la comète de 1996 l’éclipse de 1999 cette rue de Dugny avec le vieux cimetière éventré l’arrière de l’aéroport et les barrières d’entrée des bases militaires la phrase de Stephen Hawking l’univers est un objet fermé sans bords ni frontières l’amitié pour Georges Perec l’accent impossible de Thomas Bernhard les manifestations où on criait une salle de cinéma vide un tronçon d’autoroute le mot parking les jeans Levis et les chaussures dites tennis ou basket une DS 19 et le film imaginaire d’un gros plan de la bouche et du menton de Roland Barthes au moment où il écrit à la main sa page sur la DS 19 le poste d’évêque des armées et celui de peintre de la marine la perspective n’importe où d’un port marchand le matin très tôt la liste des enseignes propriété de la famille Mulliez dont Auchan Leroy-Merlin Decathlon Saint-Maclou Kiabi Bricocenter la biographie du milliardaire Pinault de Pinault Bois l’état des comptes du RMI une peinture de Rothko un Modigliani un Giacometti le dernier spectacle de Tadeusz Kantor nos plages mais rien de mal et pas ça rien du pire leurs tatouages sur la peau et les photos et les listes de noms rien que leurs voix Willy Louis Bébert Jean et les autres quand ils nous ont raconté puis le bombardement de Sétif en 1945 et ceux qui racontent Beckett marchant droit au retour d’une virée bière et Saint-John Perse à la voile ralliant seul Lisbonne depuis Bordeaux à 76 ans nous sommes peu à savoir pourquoi puis la toile d’Edward Hopper intitulée Excursion into philosophy qu’un monsieur Smith ou je ne sais plus détient enfermée dans un coffre et dont il interdit même reproduction le sommet pointu et stérile de la colline du Testaccio à Rome près du figuier où sont venus Rabelais puis Cervantès et que soi-même un matin on s’y tient Bergounioux à trois heures du matin continuant de raconter Saint-Simon l’art de réparer un moteur et de refaire une culasse une collection exhaustive de cafetières sans dire pourquoi l’odeur des boîtes de crayon de couleur Caran d’Ache la publicité défilante dans le bruit des vieux métros Dubo Dubon Dubonnet la première fois qu’on prend l’avion les récits de navigation solitaire un tour et une fraiseuse les trains de nuit l’île d’Ouessant l’histoire de St Kilda la vie de Bernard-Marie Koltès un violon aux quatre cordes tendues à l’unisson en si bémol pour le goût des sonates d’Yzaïe les yeux d’Arvo Pärt et la toque ouvragée de Giacinto Scelsi l’apparition de l’électricité domestique l’alimentation en eau potable des campagnes les dérailleurs de bicyclette les moulinets de pêche et les montres-bracelet Saint-John Perse encore son masque mortuaire en bronze et le moulage de la main droite de René Char les restes du parler de Vendée les papiers de mon cousin Brocq un théâtre la radiodiffusion une machine à écrire Japy un ordinateur Atari 1040 le mot catadioptre l’air de la mer la maison de William Faulkner le sourire de Raymond Carver le tunnel sous la Manche la différence entre Chinon et Saint-Nicolas de Bourgueil une collection complète ficelée de la Quinzaine Littéraire le bégaiement de Roger Blin une usine pour la fabrication automatisée de roulements à billes la minute d’avant le suicide de Walter Benjamin Proust encore quand on regarde un poirier en fleurs nos livres d’histoire encore une deux-chevaux Citroën un enfant le peu qu’on est


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 octobre 2008
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