Doisneau | Si fragile ce que nous risquons de perdre...

à propos d’une photographie de Robert Doisneau


Nos dettes aux photographes sont désormais, pour chacun de nous, comme nos dettes aux écrivains ou aux peintres.

On porte chacun un musée imaginaire dans la tête, et souvent les noms, les compagnonnages, sont communs.

J’avais déjà eu, l’an dernier, proposition d’un exercice similaire, sur Cartier-Bresson.

Martine Laval, m’a proposé de choisir une photo de Doisneau, et puis d’en parler en 3000 signes, exercice libre. Ce genre de commande, pour nous auteur, quel régal : comme un petit objet de laboratoire, un terrain d’essai, et surtout l’occasion de découvrir en soi une de plus parmi ces choses mystérieusement déposées...

Combien nous en connaissons d’avance, de ces photos de Doisneau. J’avais d’abord choisi cette photo :

Les 20 ans de Ginette, avec les immeubles en bordure du futur périphérique, les hommes en maillot de corps à la fenêtre, c’était celle que d’abord j’avais choisie, un peu à cause du titre aussi, et du bonheur simple.

Mais j’ai finalement choisi cette autre photo, A un banquet de mariage, en haut de cette page.

Plutôt pour son apparente maladresse, la main à gauche qui rentre dans le cadre, le type aux bretelles moitié caché par le porte-manteau, et ces chaussures vides accrochées, les filles parties danser, m’a semblée ensuite "moins Doisneau", peut-être plus liée à une recherche personnelle que Les 20 ans de Ginette, où Doisneau ajoute un nouvel emblème à sa collection de grandes photos célèbres ? Et puis, ce banquet, aui mois de mai 1953, c’est au moment même de ma naissance : le monde d’où je viens....

2500 signes maximum imposé, et se dire qu’on fait un seul paragraphe, rectangle compact et vertical comme la photo elle-même.

Ce texte est paru dans Télérama spécial Doisneau en janvier 2003.

 

Si fragile ce que nous risquons de perdre, ce que nous avons déjà perdu...


Ce qui m’étonne, c’est le présent de Doisneau. Quand nous regardons une de ses photos, nous nous reconnaissons. Mais ce qui tient de cette reconnaissance est un signe discret. Un toujours, qui fait signe, accroche en mineur dans le grand cadre des signes. Et tout le soin, la pose, le choix qu’aménage Doisneau dans son cadre, c’est comment résonne cette petite fracture d’éternel dans un monde de signes soumis, lui, au temps irréversible. Et c’est là où Doisneau m’étonne : traiter l’instant, traiter son propre présent, de cette même façon que nous le voyons maintenant - un passé auquel on doit tout, auxquels nous lient tant de dettes, et pourtant un monde qui s’est déjà enfui, définitivement. En tant que photographe, il déplace l’étendue de ce principe. Il y inclut les vitrines, les maisons et leurs enseignes, il y inclut d’avoir l’âge qu’on s’embrasse, l’âge qu’on s’affiche en maillot de corps à la fenêtre. Il y inclut même les barricades de la Libération de Paris, en rejetant presque la monstrueuse singularité du jour, pour une cigarette qu’on allume, un petit air qu’on se donne. On pourrait nostalgiquement se rassurer, en prétendant qu’en ce temps-là, où notre humanité était moins gommée par les signes qui la normalisent et l’affadissent, il n’y avait qu’à cueillir. Qu’un sourire était là prêt. Je ne le crois pas. Peut-être la parole était différente, la proximité mieux possible. Mais Doisneau ne témoigne pas. Doisneau, en cherchant ce toujours qu’il veut nous remettre pour qu’on le sauve, a le génie de l’écarter de l’instant. Le photographe appartient obligatoirement à ce monde, tout écart signifierait qu’il y a, dans ce présent qui tombe, de la mort, et il n’y a pas de mort ici. Chez Cartier-Bresson oui, chez Kudelka oui, lui passe ailleurs. Mais l’instant il le vide. En le préparant, il l’immobilise. C’est un geste qui pourrait paraître d’une terrible violence froide : du repas de mariage, de la fête qui dit tant de ces gens, quelques visages flous. Des restes sur la table, les verres qu’on a bus. Non pas les mariés, mais le trou entre les tables. Une main à gauche qui pénètre dans le cadre, et le beau-père qu’on a laissé tout seul dans son coin, les bretelles d’un autre. Au milieu, pour tout dire, ce porte-manteau de sous-préfecture, et les chaussures abandonnées pour la danse : et cela lui suffit, à Doisneau, pour évincer le terrible, repousser la mort, et pourtant avoir tout vidé du présent. Juste ces chaussures appendues, et pour nous, le message : comme est fragile ce que nous risquons de perdre. Ce qu’il nous appartient de ne pas perdre, puisque cela nous provoque toujours une telle émotion, qu’il lui confie tout son présent comme si rien n’en comptait, qu’elle-même.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 juin 2006
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