atelier d’été, 5 | pour un dictionnaire

partir d’un souvenir précis de film ou de livre fantastique, et explorer un mot qui le définit


Plus de 40 contributions en ligne _ textes par ordre alphabétique
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en ligne :
ACIDE _ ÂME _ ANGE _ BLEU _ _ CHAOS _ CHEVEUX_ COCHON _ CORPS _ COULOIR _ DISPARAÎTRE _ DOUBLE _ DOUBLE-PAGE _ ETAU _ EXORCISME _ FAILLE _ FEU FOLLET _ FIL _ FILM _ GOËLETTE _ HACHE _ HALLUCINATION _ HÔTE _ INVISIBLE _ HERBE _ LAPIN _ LISIÈRE _ MÂCHOIRE _ MAISON _ MALÉDICTION _ MASQUE _ MIROIR _ MONSTRE _ MORT _ MUR _ OEIL _ PARALLÈLE _ PARTIR _ PEAU _ PETIT-DOIGT _ PORTE _ PUITS _ REGARD _ RIDEAU _ SCHIZO _ SOUFFLE _ SPECTRE _ SURVOL _ THÉATRE _ TRAIT _ TROIS-MÂTS _ VISAGE

 

La récompense d’un atelier d’écriture, pour l’animateur d’un cycle, c’est comment le chemin même découle de ce qui a déjà été parcouru depuis l’impulsion initiale, comment soi-même on s’est déplacé de lecture en lecture.

Pour cette cinquième proposition, le souhait qu’on s’approche plus du fantastique, ou même qu’on saute carrément dans l’univers du fantastique.

Pour effectuer ce saut, je voudrais conjuguer deux éléments.

Le premier tiendrait dans la convocation d’un souvenir précis lié au fantastique – ce mot pris au sens large, allégorie, effroi ou horreur, conte, sensation. Il ne s’agirait pas de raconter une expérience personnelle du fantastique, mais de se concentrer sur un instant de basculement dans ce que recouvre le mot fantastique. Cela peut venir d’une sensation prise à la vie réelle (comme se perdre dans les villes, proposition 3), mais je suggérerais plutôt une convocation de nos souvenirs de films ou de lectures, cela peut concerner le théâtre aussi. Non pas le film tout entier, mais un instant pris à ce film, une seconde ou une minute ou une fraction de seconde : dans La nuit du chasseur ou dans Shining (je prends les deux premiers qui me viennent sous les doigts, mais pourquoi pas Providence de Resnais – mais il suffit à chacun, préalablement, de faire l’inventaire des 5 ou 6 films qui peuvent entrer dans cette catégorie, et ça peut remonter loin à l’enfance, ou être détaché complètement du film référent : dans Rose pourpre du Caire la première fois qu’un personnage passe à travers l’écran et se retrouve dans la salle), ou bien dans telle fraction précise d’une page particulière d’un grand livre (ah, dans Balzac, ce moment où Ursule Mirouet décolle du plancher et qu’on voit flotter ses pieds à vingt centimètres du sol, et que tout le crime alors lui est révélé !), ou d’un souvenir ancien, voire très ancien de lecture (l’arrivée du Grand Meaulnes dans la fête), s’en tenir à cette bascule, la détacher de tout le reste, et explorer tout, mais tout ce qui nous en reste : si on part de cette fraction mince d’un film, le décor, le cadre (ce n’est pas la même chose), les visages (ou pas), les objets (un téléviseur, et des cheveux qui en sortent), la rapidité ou la lenteur, la distorsion des volumes, la bande-son, le ton des voix, tel mot qui est dit. Et bien sûr rien de cela qui appartienne à la mémoire consciente, c’est l’écriture qui va les faire ré-émerger.

Tentez par exemple, sans le rouvrir, de vous souvenir des différentes fictions (une douzaine dans chacun des recueils) que vous avez pu lire de Borges dans Fictions ou Aleph (je le mets pour quelques jours, consultation perso uniquement, dans les documents de l’atelier, avec les « fiches imprimables ») : et si pour ces différentes fictions de Borges on se concentrait sur une et une seule image, quelle serait-elle ?

Très bien : vous vous remémorez déjà certains instants de films (et les conditions ou circonstances matérielles dans lesquels on l’a vu comptent aussi, celles et ceux qui ont lu Cinéma de Tanguy Viel, à partir du Limier de Mankiewicz, le savent) ou tel souvenir ancien de livre (pensez au mot porte, et dans les grands récits fantastiques dont vous vous souvenez, le Golem de Meyrink, le Procès de Kafka, L’autre côté de Kubin, tentez de vous souvenir du rôle des portes... ajouter La porte dans le mur de H.G. Wells... faire le même exercice avec des mains, comme la main coupée du Horla ou celle qui rampe par terre dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge ? Alors on passe au point 2.

En tant que tel, ce serait peut-être suffisant pour une proposition d’écriture : ici à Providence je travaille sur un carnet où Lovecraft rassemble, progressivement, une cinquantaine de « compressions » : prendre une histoire d’Edgar Poe (puis de Machen, de Montague Rhode James, d’Algernon Blackwood, de Conan Doyle...) et la résumer en cinq lignes : alors le thème et les figures souterraines deviennent universelles, malléables, peuvent lui induire ses propres histoires. Kafka aussi pratiquait cet exercice (sur Don Quichotte, sur le chasseur Gracchus, sur Prométhée ou d’autres mythes). Mais je voudrais que ce point 1 soit simplement une matière, un contenu, et que le point 2 soit le vrai tour de force.

Point 2 : construire, à nous tous, un dictionnaire. Jusqu’ici, les 50 contributions reçues pour les premières propositions, et déjà pas loin de 40 pour la 4ème, je les ai insérées strictement par ordre de réception. Là, je voudrais qu’on construise ensemble l’ordre alphabétique d’un dictionnaire.

Ce n’est pas une idée en l’air : traduisant Lovecraft depuis des mois, un des livres qui me sert le plus pour ce travail c’est celui-ci : Weird words, a lovecraftian lexicon (attention : ce n’est pas du tout pour vous inciter à le lire !). Six cents pages où on a affaire à des mots plus ou moins récurrents ou fréquents, parfois simples hapax. Pour chaque mot, son emploi par Lovecraft, les différentes variations selon les récits, mais surtout leur emploi par d’autres auteurs de langue anglaise, longtemps avant lui ou après lui. Le même mot chez Hawthorne ou Mary Shelley, ou Poe ou Dunsany. Ici, il ne s’agit que d’un lexique, qui permet au traducteur de mieux préciser et mesurer le nuage sémantique autour d’un mot, et sa propre autonomie. Pour nous, il va s’agir d’une sorte – j’allais dire de ruse – de diffraction : au lieu de regarder le fantastique directement, on va explorer, chacun choisissant celui qui le concerne de plus près, un mot, une catégorie qui sont notre propre rapport précis au fantastique. Le mot fenêtre, le mot attente, le mot couloir, le mot rêve, les mots vide ou chute, le mot silhouette, le mot vertige, je n’ai pas la liste : seulement la curiosité des cinquante mots qui seront la résultante de vos réponses.

C’est d’autant plus vital, pour Lovecraft, que ces noms ou adjectifs ont un rôle de fluidification, parfois même simplement de mise en flou, ou vecteurs d’attente, et qu’on est loin dans la langue française de disposer d’autant de mots que l’anglais, ses brumes et ses fantômes, pour dire ces instances transitionnelles. Les Américains se moquent d’ailleurs de Lovecraft (qu’ils feraient mieux d’honorer un peu plus) pour son usage d’un mot rare et intraduisible, eldritch, mais qui souvent, pour dire quelque chose de très proche de ses weird ou horrible, donne précisément une patine de temps ou une raideur qui fait partie aussi de l’esthétique recherchée.

Attention : il faut se donner un défi. Si chacun prend trois ou cinq mots, comme on a pu travailler sur cinq souvenirs de rêve, on en restera au niveau où on est arrivé. Je voudrais vous proposer que chacun ne traite que d’un seul mot. À chacun de le bien choisir, mais à chacun aussi, dans l’espace du mot traité, de le pousser dans ses retranchements.

Comme pour le point 1, ce point 2 pourrait se suffire à lui-même. Je vous propose cependant de les conjuguer l’un par l’autre : on expliquera le point 2 non par des généralités, mais par l’exemple choisi dans le point 1. Si j’en reste à fenêtre, la rémanence que j’ai du profil de l’homme dans La nuit du chasseur, se découpant devant la fenêtre de la maison où sont enfermés les deux enfants, c’est le matériau que je vais convoquer et utiliser pour mon texte sur la fenêtre et son rôle dans le fantastique (lire l’histoire Lui de Lovecraft, écrite en un seul matin, dans un parc, il y a 90 ans exactement, le 10 août 1925, après avoir marché toute une nuit dans New York et s’être acheté à 7 heures du matin un carnet à 5 cents).

Écrire en partant d’un mot, écrire en ne parlant que des mots ? Oui, moment crucial dans un cycle d’écriture, moment où on appréhende la démarche tout entière pour une mise en abîme.

Vous savez que notre dette à Nathalie Sarraute est ici : peut-être parce que le français, appris en même temps que l’anglais et l’allemand, dans l’enfance, après le yiddish et le russe, avaient créé ce territoire de l’étonnement ? De ses 47 ans (Martereau) à ses 97 ans (et quels trésors ses derniers textes, comme Pour un oui pour un non), Sarraute se ressaisit d’un demi-siècle d’écoute de la langue, deux guerres, trois pays, ses trois filles, ses bagarres de juriste (ou d’alpiniste). De 1968 (elle a 67 ans), L’usage de la parole en 1972, puis de 4 ans en 4 ans (voir Disent les imbéciles...), ces voyages dans l’intérieur des locutions banales, des expressions les plus courantes, voire du mot seul (Ici) sont le moteur d’une oeuvre aujourd’hui encore des plus radicales. Voir extrait d’Ici dans les « Fiches ».

Aucun de celles et ceux qui travaillent aujourd’hui pour en être indemnes. Peut-être certains d’entre vous ont lu ce récit bref et déchirant de Camille Laurens, après la mort d’un enfant, Philippe. Quand elle revient de ce trauma qui est aussi cessation d’écriture, c’est avec Quelques-uns, où chaque chapitre est l’exploration d’un mot et d’un seul (voir dans Tiers Livre l’oralité comme brique du récit). Cherche à oui, peut-être, jamais, chagrin, rien dans cette version Google Books en ligne (il semble que le livre ait disparu du site POL ?). Expérience que Camille Laurens renouvellera avec Le grain des mots, lire extrait encore, ou maintenant sur remue.net, ou sa présentation chez POL.

Ou bien rouvrez donc au hasard votre bon vieux Littré, voir sur Tiers Livre #lire #écrire #vivre.

C’est cela que je souhaiterais : un texte qui dise un mot, explore le dedans d’un mot, fasse son aventure d’un mot et d’un seul. Et pour prendre épaisseur, contraindre ce travail sur le mot à revenir sur le fantastique (j’insiste, on fait des séances d’écriture merveilleuse à partir de cette consigne associant Nathalie Sarraute et Camille Laurens, mais ici c’est d’approcher le fantastique qui est le défi), se saisir comme matière, territoire, chambre close, mystère, d’un exemple concret pris à un film ou un livre (ou d’un souvenir de théâtre, ou d’un moment vécu...).

NOTA : certains d’entre vous utiliseront certainement une alternance romain-italiques pour la bipolarité mot-exemple. En ce cas, si vous avez la gentillesse de placer vos italiques {entre accolades}, cela me fera gagner un temps vraiment précieux, merci d’avance ! Sinon, bravo à tous, les textes arrivent en doc joint (doc, odt, pages...) et avec le lien vers votre blog ou site accompagnant la signature, je vous jure que pour 40 contributions qu’on met en ligne chaque matin au réveil on est reconnaissant !

Maintenant c’est à vous !

FB

Image ci-dessus : Fuseli (ou Füssli), un des peintres fantastiques préférés de Lovecraft.

 

pour un dictionnaire, les contributions


Résumé : un seul mot par paragraphe (et un paragraphe par contribution), longueur à votre gré. Les contributions seront classées par ordre alphabétique du mot choisi. Pas grave si plusieurs contributions sur un même mot. Par contre, à mesure que les contributions sont mises en ligne, cela pourra vous aider à choisir un mot complémentaire, pour faire vraiment de ce chapitre 5 une construction collective, les contributions interférant les unes avec les autres. Nota : pas forcé du tout de nommer le film ou le livre qui sert d’exemple.

 

ACIDE – Cours de chimie, labo clandestin. Méthamphétamine. Breaking Bad, brome et baryum. Acid. Mot qui surgit de cette scène : elle m’est venue à l’esprit dès la lecture de la proposition. Un bain d’acide dans une baignoire, la victime doit disparaître. Putain, oui, le corps se dissout ; avec lui, la baignoire, le plancher sont détruits et se retrouvent dans l’appart du dessous ! Acide, sang, tripes, déchets d’os, de cervelle, carnage. Suis hypnotisée. Noirceur absolue. Rappel d’une rencontre puissante, mots qui dansent et délirent, Burroughs, Le Festin nu, drogue, politique, homosexualité, hallucinations, angoisse. Me souviens d’une phrase (à peu de choses près) : « nous sommes frères de sang, nous sortons de la même seringue », frères aux dents et gencives attaquées, paumés, macabre descente aux enfers. Peur, ne pas y toucher. Je tremble en me servant du destop, et si ce produit avait le même effet sur mes tuyauteries de lavabo ? Dévastation. Acide, sour, framboises, cassis, groseilles du jardin. Gelées. Rhubarbe. Tiens, préparer une tarte à la rhubarbe, la saupoudrer d’arsenic. La saveur aigrelette du fruit camouflera celle du poison et l’acerbe tante Ursule passera de vie à trépas, sans un mot désagréable et blessant sur mes talents de pâtissière. L’arsenic fut nommé au 17ème siècle « la poudre de succession », j’adore ! Avec l’héritage, je pourrai réaliser un rêve : séances esthétiques pour lutter contre les cernes et les rides du vieillissement. Injections d’acide, je donne l’adjectif savant « hyaluronique » qui, assure la pub, comblera les dépressions du visage et apaisera la mienne, de dépression, face aux ravages des années. Jeunesse éternelle acidulée. Vive l’acide. CHRIDELL.

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ÂME – Âme, du latin anima, souffle, vie. Souffle léger qui survole vos têtes endormies, souffle impalpable mais réel, esprit qui reprend vie. Manifestations surnaturelles, présences invisibles et fantomatiques donnant lieu à toutes les hypothèses et dérives. Le corps est un parasite de l’âme, dixit J. Cocteau. Mais le corps des défunts apparaît aux âmes bien nées. Un lieu isolé quelque part aux fins fonds des Etats-Unis, une voiture qui longe un paysage vide de toute présence humaine, sur une route étroite et sinueuse qui n’en finit pas et nous conduit vers un hôtel paradisiaque déserté par les clients lors de la saison morte. Lieu chargé d’histoires, construit sur un cimetière d’indiens aux âmes errantes et vengeresses. Le directeur à l’âme déjà noire, brutalisant son fils, y perdra le peu d’âme qu’il lui reste. Aurait-il donc vendu son âme au Diable ? Surgissent, au détour d’un couloir labyrinthe, deux petites filles identiques, vêtues de chaussettes blanches et de robes vertes comme deux enfants modèles, main dans la main, l’air grave et interrogateur, face au petit garçon. Elles apparaissent et disparaissent sans bruits, sans explication ; âmes perdues s’accrochant à leur maison de toute leur âme ; elles ont rendu l’âme voilà plus de dix ans ; en leur âme et conscience, elles s’évertuent à empêcher un nouveau drame, elles errent comme des âmes en peine, ayant gardé leur âmes d’enfants. Leur grandeur d’âme leur souffle d’éviter le malheur dans l’air. Et vous, objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? Il paraît que le chapeau s’envole lorsque le corps nous lâche et que l’âme se libère. Mais où loge-t-elle notre âme ? Près du cœur ou dans le cerveau ? Etre immortel, serait-ce une bonne nouvelle ? Assister, de là-haut, fût-ce parmi les étoiles, à cette violence terrestre, revivre des frustrations, tromperies, déceptions pour l’éternité ? Et si nous remplacions le M par un N, que deviendrions-nous ? LÉA GUERCHAN.

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ANGE – ANGE noir et blanc, face caméra. Manteau, écharpe. Se tient, très sobre, dans l’embrasure d’une porte et récite une comptine « Als das Kind Kind war...  ». Derrière ses épaules, le haut de deux ailes, comme en carton pâte. Nous l’ange caméra observe depuis le contre-champ, une femme dans une chambre d’enfant. Affiches et planisphère gris aux murs. Agenouillée, elle sangle une atèle autour de la jambe atrophiée d’une fillette assise au bord d’un petit lit. L’enfant tourne son visage vers nous l’ange caméra. Face caméra, l’ange récite toujours sa comptine, petit sourire complice timide. Il a perdu ses ailes. Nous regard ange caméra retourne en gros plan large, en plongée, sur le visage de la fillette. Une énorme paire de lunettes en fer, aux verres épais, grossit et écarte ses yeux. Un grand sourire franc abîmé l’éclaire. Face caméra l’ange récite toujours sa comptine, décale très légèrement son regard vers le bas. Nous regard ange caméra revient sur le visage de la fillette, recule un peu puis glisse à ses pieds pour suivre une parade de peluches puis de petits animaux en plastique, tous à la queue leu leu, sur une table à repasser et un radiateur devant la fenêtre où nous l’ange caméra plonge sur un boulevard. Depuis le fond sonore derrière, l’ange récite toujours sa comptine et, devant, la sirène d’une ambulance émerge du flot des véhicules. Le cri d’un nourrisson : nous l’ange caméra PASSE dans l’ambulance. On est à Berlin en 1987, à la bascule des dix-sept ans, dans la huitième minute des « Ailes du Désir ». Depuis, habité par ce SOURIRE d’ange aux grosses lunettes. JÉRÔME C.

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BLEU – Le bleu était ce qui transparaissait le plus sur son visage, sur ses lèvres, sous sa peau. Le bleu de l’effroi, le froid des pensées et de toute la série des pires inimaginables angoisses humaines. A travers les vitres de la carlingue pulvérisée au sol, dans cette neige d’altitude, sur ces rochers abrupts et silencieux, il était le seul survivant ; tout autour de son visage il n’y avait que du silence, bleu lui aussi, quand soudain, pendant une fraction de seconde où il parut reprendre ses esprits, il se pencha sous son siège éclaboussé de sang et saisit de l’arme. Bleu : gris peut-être, presque mort, tremblant, non pas le bleu des cieux, pas encore, ni celui de ses yeux à elle, si lointains ; un bleu plutôt exorbité, anorexique, le bleu le plus grave qui soit, la couleur exacte des plus grandes terreurs, celui qu’on ne peut peindre et que personne ne souhaite atteindre. Un bleu parfaitement absent de la palette des couleurs, un bleu comme un feu, comme un gel, comme un fantôme. La couleur de la peur absolue, bleu, comme une barbe célèbre, comme une nuit sans espoir, comme son visage à l’écran, il y a vingt ans, il y a 3 secondes. SYLVICHO.

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CHAOS – Il y avait cet extra-terrestre à l’écran, et non ce n’était pas normal, personne n’avait pu le désirer ou le rêver comme on rêve d’un lapin blanc ou d’une princesse aux cheveux soyeux, ou d’une souris rigolote qui parle, c’était un être laid, aux doigts affreux, au cou maigre, et qui ne répondait plus à l’organisation du monde répertorié, qui ne répondait plus aux catégories, déclenchant une vive angoisse ; derrière ses doigts venait une lumière blanche, artificielle, qui interrogeait ; il saisissait la lumière, et il n’y avait pas de réponse. L’angoisse du chaos revint quand la frontière d’entre les vivants et les morts s’effaça, le pire étant un épisode de Buffy contre les vampires, où l’héroïne est si malheureuse d’avoir perdu sa mère qu’elle cherche à la faire revenir, or sa mère n’est plus sa mère, mais un être modifié, défiguré, méconnaissable. Le monde de l’héroïne s’effondre du dedans, et dans mon grand livre bleu de la mythologie, il y avait aussi cette lumière blanche par-derrière, venue en ironie disperser ses rayons sur l’image du chaos, l’image bouleversée, les rochers au ciel et les pierres. ALICE SCALIGER

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CHEVEUX – Sur la tête, ils sont vivants. N’importe où ailleurs, ils sont morts. Elle rentre un jour fatiguée de démarches administratives épuisantes pour finaliser son déménagement et son installation dans cet immeuble lugubre où rien ne fonctionne. Elle est préoccupée par l’immense tache qui envahit le plafond de la chambre de sa petite fille. Elle ouvre dans un grincement la porte de la salle de bain, les murs sont recouverts d’un vieux carrelage marron, on croit sentir l’humidité et le vieux. Elle se regarde un instant dans le miroir sous la lumière jaune, prend un flacon de comprimés et un verre puis tourne la poignée du robinet. Celui-ci émet un grincement bien familier, puis crachote de l’eau dans tous les sens. Elle remplit son verre d’eau tant bien que mal, s’apprête à le porter à ses lèvres… avant de s’apercevoir qu’une longue mèche de cheveux noirs est tombée du robinet au fond du verre, en un agglomérat visqueux. LOUISE MÜLLER. .

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COCHON – Il n’arrive plus à se souvenir quel âge elle avait quand c’est arrivé. C’est bizarre, il ne s’en souvenait pas ou plutôt, il ne voulait pas s’en souvenir ; mais elle, toujours elle lui disait « Raconte-moi ma première séance ». Oui, la première séance et même l’unique séance car jamais plus il n’y est retourné avec elle. Elle devait avoir sept ans tout au plus, l’âge de raison. Donc, oui, cela devait être son cadeau d’anniversaire. S’il se souvient bien, il avait dû y aller avec la Dauphine, celle de la photo qu’elle garde toujours dans ses yeux ou son cœur. L’âge de raison mais non, cela avait un fiasco total. Tous les deux se rappellent le nom « le Royal », elle, il lui tant de fois raconté qu’elle croit s’en souvenir. C’était en début d’après-midi, il ne devait pas y avoir de match de basket ce jour-là. Il devait pleuvoir, oui, c’est cela il devait pleuvoir et il fallait tuer un dimanche après-midi. Oui tuer le temps en allant dans une salle obscure. Elle lui avait serré la main très fort en rentrant ; c’était la première fois. La première fois, la première séance, la première fois qu’elle allait seule avec lui, autre part qu’à un match de basket ou un combat de boxe ou un match de foot ou une course de vélo. « Profitez-en », d’une voix douce avait dit l’autre femme de sa vie. « Cela changera des terrains de sport ». Profitez. Cela elle s’en rappelle, profitez, elle ne savait pas bien ce que cela voulait dire à ce moment-là. Maintenant elle associerait cela au mot profiteroles, elle en est sûre. Mais ne pas s’égarer, essayer de tout revivre. Car elle, dans son souvenir, il n’y a qu’une image qui la hante encore aujourd’hui. Les lunettes 3D n’existaient pas encore, le cinéma en relief non plus, la Géode non plus mais là, à cet instant précis, elle hurla. Les cochons allaient sortir de l’écran et allaient fondre sur elle. Elle hurla ; son cri glaça les spectateurs. Elle hurla, hurla, hurla. Heureusement ils étaient en bout de rang, c’est lui qui lui raconta beaucoup plus tard. Il la tira par la main, il ne savait pas qu’il aurait pu la prendre dans ses bras pour la rassurer. Non, il la tira, il la tira hors de la salle de cinéma « Le Royal » où il l’avait emmenée pour passer un après-midi tranquille pour rire aux pitreries de Jean-Marc Thibault et Roger Pierre dans le film « Les motards ». Elle ne retourna pas au cinéma avant au moins vingt ans. Lui n’y retourna jamais, il avait eu tellement honte. Elle a collectionné les chats, les poules mais jamais les cochons. D’ailleurs, les cochons sauvages le lui rendent bien. Ils labourent le terrain autour de sa maison depuis des années. Hier, ils ont fait une razzia dans les courgettes et les tomates. DANIELLE MASSON.

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CORPS – Ce qui permet de savoir au premier regard que ça va mal se passer… à condition de voir au-delà des apparences. Un corps indique dans un film à qui on peut se fier, de qui on doit avoir peur, d’où viendront la colère, l’amour, la tristesse, la vie ou la mort. Un regard, une mimique, une allure et c’est la fourberie qui affleure, à peine mais suffisamment pour qu’on sache que quelque chose va arriver. La carrure flottante de Mickey Rourke c’est l’invincibilité de Marv et le massacre à venir ; les ongles de De Niro qui écalent un oeuf, c’est le diable qui prend possession d’une âme. Un corps se manifeste par toutes les petites différences qui font qu’on soupçonne y compris les gentils lorsqu’ils portent quelques tares : Bossu, borgne et boiteux c’est Quasimodo qu’on moque et qu’on rejette. C’est un sourire qui, de séducteur, devient carnassier. C’est un tatouage sur les doigts d’un pasteur, _love_, amour professé du prochain. Ces doigts crochetés sur la rambarde d’une maison en bois disent le mal plus surement que _ hâte _ tatoué sur l’autre main. Doigts crochetés qui rendent lisible la folie meurtrière sur le visage de Mitchum, le regard perdu dans l’envie de tuer. La plus petite transformation du corps marque l’inflexion, ce moment où tout bascule, où l’on sait que l’on va se retrouver en enfer, que la personne face à soi va se métamorphoser, que les esprits vont surgir pour punir les vivants… cette inflexion dont on se demande après-coup quand, précisément, elle a eu lieu. Qu’y avait-il juste avant le tremblement qui indique la métamorphose, comment les yeux sont passés d’un regard doux à la fixité des grimaces de souffrance indiquant la venue de Hyd ? Comment le corps a-t-il suspendu ses gestes, s’est-il fixé dans l’immobilité avant les crispations, les hurlements qui viennent des tripes qu’on ne peut plus contenir, avant de tomber, à genoux, mains crispées, et de se relever guidé par regard fou pour semer la mort… ? Comment pouvait-on voir le tout petit pli sur le front, le léger pincement des lèvres, les épaules figées, l’à peine perceptible moment par lequel le corps indiquait déjà que tout allait basculer… ? PHILIPPE LIOTARD.

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COULOIR – Couloir, substantif masculin : lieu de passage. Ce couloir qui ne devrait pas être là, n’existait même pas avant, n’a pas été pensé dans la construction de la maison, qui surgit, se génère de lui-même dans le salon, ouvre dans l’un des murs sa bouche froide et sombre, opaque, cendreuse, ce couloir qui s’agrandit, voire pire change de taille, de forme, ouvre sur des corridors, engendre un dédale, des salles, des passages, aboutit à un escalier sans fin, une immense salle, qui laisse passer, mais si peu, des ondes radio comme fil d’Ariane, mais qui distord le son, le rend trompeur, devient l’espace de l’égarement, de l’inconnu, tandis que la maison, à l’extérieur, ne change pas, reste, bêtement presque, la maison abritant la famille Navidson, rien dans le jardin où devrait apparaître ce passage intérieur, la maison reste close et laisse ce couloir grandir dedans comme un parasite insatiable, dévorant le rien pour y développer ses trouées, faire place à sa reptation. Ce couloir anormal, gueule de goule, lieu de passage ouvert dans le quotidien, lorsqu’il apparaît pour la première fois, dans le souvenir qui reste de la lecture de La maison des feuilles de Marc Z. Danielewski découvert et lu il y a plusieurs années, engouffrée, tenue dans ce récit multiforme et polyphonique, aspirée à l’intérieur du livre, emportée dans l’enchevêtrement formel et typographique, éperdument consentante, sa première apparition donc vécue dans le corps, un picotement de peau, une suée au creux des paumes, une gêne sur la nuque, un arrêt, très bref, un battement de cils, juste le temps d’agglutiner, d’aspirer en lui-même d’autres longs couloirs de l’enfance, de leurs ventres ombreux, juste le temps de réaliser que oui, et on l’a toujours su : l’espace n’est pas ce qu’il paraît. #POMME.

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DISPARAÎTRE – Un mot rien à dire neige. On n’y verrait que du blanc on se tairait, vide muet d’un vaste paysage disparaître à ses yeux effacer la tâche au plus vite sauf que. Paysage main sur les yeux caché coucou caché coucou c’est là que j’entends le dísz hongrois (siffler serpents siffler, allonger le i faîtes sonner le s) celui qui dit décor – dísz – pour faire joli faire fête faire ornement et ça fout tout en l’air. Ornée avait-elle disparu ornée comme elle était peau de serpent. Disparaître n’a pas de jambes disparaître c’est y laisser sa peau sans traces dans l’eau on disparaît mort sauf que. Disparaître ne fait pas dans le détail. On peut l’avoir caché dissimulé par qui par quoi mais que fait et pourquoi il ne se laisse pas ranger. Disparaître va et vient. Sauf qu’à la fin à la toute fin quand c’est là que ça commence dans le silence il y a cette main d’un grisâtre obscure qui glisse sur le sol sous la porte fermée rampe de ces doigts rabougris calleux vers la gamelle déposée là. Caché coucou caché coucou. FRANÇOISE SZELEVENYI.


DOUBLE – Tu arrives à ton bureau tôt le matin. Depuis quelque temps déjà cette légère appréhension, quelque chose que tu n’expliques pas, que tu ne cernes pas précisément. Certes tes collègues t’agacent parfois et il te semble aussi que ton supérieur exprime depuis peu un imperceptible dédain à ton égard. Mais rien de bien grave ni d’avéré, juste une impression, sans doute une erreur d’interprétation ou un malentendu car rien ne justifierait cette supposée froideur de ton responsable compte tenu du sérieux avec lequel tu accomplis ta tâche, de ton application qui confine à l’obsession, tu aimes le travail bien fait et rien ne te ferait négliger les devoirs qui incombent à ta charge. Tu quittes ton pardessus de fonctionnaire et tu t’installes à ton pupitre. Tes dossiers sont méticuleusement rangés, tu sors tes crayons, ta plume et l’encrier. Un bref soupir de soulagement te détend car en fait tout est parfaitement normal, rien ne peut troubler l’ordonnancement minutieux de ta vie de petit bureaucrate pétersbourgeois. Pourtant quand tu relèves les yeux quelques instants plus tard au bruit d’une chaise tirée sur le parquet, une sorte de haut le cœur te secoue à la vue du visage de l’inconnu qui s’assied en face de toi. Son VISAGE… Il t’est inconnu et pourtant tu le connais mieux que quiconque, tu le connais si intimement mais tu ne veux pas le reconnaître, c’est impossible, insensé, c’est TOI, enfin pas tout à fait toi mais plutôt ton DOUBLE, un autre toi qui répond en prononçant ton nom d’un air parfaitement naturel lorsque tu lui demandes son identité et qui coupe court à toute conversation en commençant à travailler. Tu restes interloqué, sidéré en scrutant son front penché avec application sur son écritoire, sa façon d’écrire en lissant l’angle de la feuille du plat de sa main gauche, en observant ses manières, des manières strictement identiques aux tiennes. Tu fais face à une situation inouïe dont ta raison n’a jamais imaginé l’éventualité et pourtant au fond de toi quelque chose pressentait que ce moment allait arriver, qu’il devait arriver. Lorsqu’il relève la tête pour te poser une question, tu lui parles avec déférence, avec amabilité, on dirait que tu cherches à le séduire, à l’amadouer, vous avez tant de points communs, il devrait être facile de nouer une complicité avec lui. En fait, tu veux le mettre dans ta poche pour le neutraliser au plus vite. Mais lui n’a que faire de tes manigances, de la prétendue connivence que tu cherches à établir. Lui, il veut tout simplement te DOUBLER, non pas t’épauler, te seconder mais passer devant toi, avant toi, te dépasser, te remplacer. Prendre ta place ! Tu le comprends d’un coup. Il n’y a pas de place ici pour toi et lui, c’est l’un ou l’autre, lui ou toi. Tu demandes à tes collègues et à ton supérieur s’il n’est pas ahurissant que cet homme qui te ressembles tant porte également ton nom. Mais ils ne voient qu’une légère ressemblance entre vous et votre homonymie ne les trouble pas. Pourquoi ne veulent-ils donc pas voir la réalité en face ? Feignent-ils de ne rien trouver d’anormal à cette situation ? Tu vois comme il s’applique au travail, comment il se fait si adroitement apprécier. Déjà tu n’as plus le privilège de l’original, tu n’as plus le premier rôle, ton identité s’estompe en sa présence. Au fond, le DOUBLE, ce ne serait pas toi ? M.G.

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DOUBLE-PAGE ] Le dessin de planète va et vient, sous le trait de la main du regard de l’humain sur la page. Il dépasse, et un vaisseau spatial déborde, ou un pont, entre deux étoiles, se termine à coté sur la table. Que l’on rajoute des feuilles autour par agrandir le cadre de la genèse du départ et revoilà, une météorite qui redéborde. En mettant un fond noir bleuté, percé de clous aériens formant voie lactée, on fabrique une profondeur au milieu de la feuille, ce profond pouvant être teinté de rouge, d’orangés, de verts et de bleutés, et même être lumineux. Ou, si l’on souffle sur les feuilles, alors leurs contenus s’envolent et retombent en désordre, les personnages qu’ils encadrent se croisent en rapports improbables et comiques, se cachent, se heurtent, se chevauchent. Si l’on épaissit et rigidifie les feuilles alors on peut en construire des châteaux comme avec des cartes de jeux. Ainsi en faire une hauteur, qui pourrait impressionner l’assistance sans qu’il soit besoin de rotatives ni d’encre. Le grand château pourrait cacher des parties dans plus d’ombre, et en montrer dans plus de lumière, dans une fantastique construction à jouer. Sur un souffle tout est par terre encore. Les ponts entre étoiles sont à nouveau coupés sur les carreaux du carrelage : le courant d’air a posé les morceaux sur une grille répétitive où l’on marche, et qui nous suggère une infinie reproduction, et que quelques objets humains – chaise, armoire… - rend utile. Aussitôt on reconstruit les ponts, tout de suite, on fait revenir les étoiles, les planètes et personnages avec leurs vaisseaux plein d’allures. Et l’on voudrait encore les effeuiller, les rendre nus, les revoir avec crainte et pudeur. On voudrait prendre ces satellites pour leur beauté, entrer en cet espace pour sa douceur, s’ouvrir à tout délices, s’allonger, auprès des jaillissements de feu. On se fond dans leur pliure au centre du livre, toujours, ce saut sur un invisible, d’une page à l’autre, un noir chaleureux qui bruisse des traits qui s’enfoncent en lui et reviennent. Autour, les deux pages consentent à ce faux cadre qui s’encorne dans le pli du livre de l’histoire du dessin. C’est un exploit technique, pour faire correspondre les lignes et couleurs et formes d’un coté à l’autre, et ainsi obtenir une double-page qui relance la simple page, sans la tourner ni la passer, avec le pli au centre du cahier, du livre, du journal, lumière qui n’éclaire pas son mystère. Une gueule d’homme a ses yeux sur la page de gauche et sa bouche sur celle de droite, la pliure traversant son visage, grâce à laquelle on peut l’ouvrir et le fermer, double-page, où un regard de magicien rassemble le visage rompu.ISTA POUSS.

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ÉTAU – Étau : n. m. (m. orig. que estoc). Instrument pour serrer les objets que l’on veut limer, buriner, etc. (Larousse universel en 2 volumes - 1922)Je me souviens des longs mois d’été de l’enfance, la chaleur et le bourdonnement des mouches dans la pénombre du garage transformé en atelier. Un bric-à-brac improbable envahissait tout, sauf l’établi immense parfaitement bien rangé, devant lequel était posé un tabouret à vis en bois clair. Dessous, des placards de cuisine anciens renfermaient de la ficelle, du fil de pêche, du ruban adhésif, du papier de verre, des bouchons de liège, deux ou trois burettes d’huile à bec verseur, des petites boites en bois ou en plastique où étaient rangés par taille les vis, les clous, les boulons. Les outils étaient sur une planche fixée au mur en pierre. Une lampe baladeuse maintenue au-dessus de l’établi par du fil de fer faisait office de plafonnier. Mon grand-père venait ici l’après-midi, vêtu de sa blouse bleue en toile épaisse. Il n’était pas particulièrement bricoleur, mais il aimait les serrures, les vieux réveils et les montres grippées, et s’enfermait ici des heures à les démonter patiemment pour les réparer, disposant devant lui les pièces comme s’il s’agissait d’un puzzle. Contre la promesse de ne rien dire et de ne rien faire, j’obtenais le droit de rester là à le regarder travailler. Parfois, comme ses mains tremblaient un peu, il plaçait l’objet entre les deux tiges de fer de l’étau qu’il rapprochait l’une de l’autre à l’aide de la vis-écrou, les mâchoires de la machine-outil venant serrer solidement la pièce sur laquelle il travaillait. étau de serrurier. Fig. Être pris, serré comme dans en étau, être serré étroitement Deux hommes trainent le corps d’un type encore sonné jusqu’à un établi, ils l’attachent solidement à la table et fixent sa tête entre les deux mâchoires de l’étau. Un troisième homme lui pose des questions auxquelles il refuse d’abord de répondre. Les mains de l’homme ne tremblent pas quand il tourne doucement la vis-écrou. Depuis le coin de l’établi où il m’avait autorisé à m’asseoir, j’observais mon grand-père. Parfois je m’avançais doucement pour le regarder faire d’un peu plus près. S’il serrait trop fort, la bakélite du réveil pouvait craquer. Il arrivait qu’une pièce minuscule, une vis, un ressort saute et disparaisse dans la poussière du sol. Le type crie et supplie, mais il ne parle pas. Ses os craquent et il ne parle pas. L’homme serre encore un peu plus fort. Quand l’œil sort de son orbite sous la pression atroce, il parle enfin. Quand cela se produisait, mon grand-père jurait, puis, se souvenant que j’étais là, m’adressait un sourire complice. PHILIPPE CASTELNEAU.

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EXORCISME – Sa tête tourne soudain beaucoup plus que celle d’une girouette. C’est un mouvement qu’elle ne contrôle pas, ses yeux panoramiquent à toute vitesse. Et voici qu’elle s’élève au-dessus de son lit, elle plane comme un oiseau mort, le plancher s’éloigne, elle pourrait traverser le toit de la maison. La lévitation donne de la hauteur. Dans L’Exorciste, le film de William Friedkin (1973), d’après le roman de William Peter Blatty, l’héroïne n’est pas en proie à la drogue mais au Malin : cette scène époustouflante – à l’athéisme duquel on croit – dépeint la possession d’un corps, sa transformation, sa désagrégation dans le lieu clos d’une chambre (d’enregistrement) avant que le prêtre n’intervienne finalement pour se sacrifier afin de tuer le maléfice. Il faut rendre justice à William Friedkin qui a cité, en référence à une séquence de son œuvre maîtresse (remastérisée récemment), René Magritte et son tableau L’Empire des lumières que l’on peut contempler au musée de Bruxelles dans une demi-obscurité complice. Alors, L’Exorciste nous fait tournoyer dans l’impossible, l’imparable, l’improbable : nous devenons nous-même le sujet représenté, il n’y a plus de repère ou d’ancrage déterminés. La littérature fantastique s’envole aussi parfois de cette manière et les mots sont ces mêmes images qui hurlent en silence. Exorcisme : paroles liturgiques émises par un prêtre pour faire sortir du corps du « possédé » l’esprit du mal qui l’a capturé, accaparé, transformé. L’exorcisme semble une pratique en voie de disparition : ses victimes sont muettes, paraissent immobiles avec leurs têtes bien faites. Le mal rôde mais de manière si insidieuse que les thérapeutes en soutanes se font très discrets. L’exorcisme serait la traduction clandestine du Dedans d’Hélène Cixous : « Sors de mon corps et va en occuper un autre. Je ne suis pas là où tu crois me trouver. » On ne jette plus d’eau bénite avec un goupillon et une croix de bois brandie sur l’adolescente en proie au démon (diable blond ou chair vierge). L’exorcisme est une gymnastique délaissée sans précaution suffisante. Combien de jeunes en sont les jouets nocturnes, les victimes solitaires ? Dans la sarabande de la nuit, Satan conduit le bal et Carrie ou la Plymouth déchaînée réveillent aussi ex abrupto l’écrivain Stephen King. Ce soir, au lit, je vais boucler ma ceinture de sécurité. DOMINIQUE HASSELMANN.

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FAILLE – Une faille correspond en géologie à une cassure dans la croûte terrestre, c’est ça, je pense, comme le vide sous tes pieds. Littré : « Terme de géologie. Rupture, solution de continuité d’une couche, d’une stratification ; solution remplie de matériaux étrangers, avec ou sans fente. [...] La faille est l’endroit où la roche faut, manque, c’est donc le même que l’ancien français faille qui signifiait manque, défaut et dont le radical est le même que celui de faillir ; sans faille est une locution très commune dans nos vieux textes. Ce mot est pris dans la bouche des mineurs au sens particulier, du reste naturel, de manque... »la faille, le manque, la lacune, ce qui faillit, ce qui pêche, ce qui déçoit, qui hurle que non, qu’il ne faut pas qu’il faille, qu’il faut...
la trace, il y a trop de mots, de maux, pour dire, trouver celui autour duquel se creuse l’absence, j’ai choisi « faille », c’est le titre de ma première tentative d’écriture longue, un roman réunissant tout ce qui manquait encore pour dire ce que j’ai à dire. Faille racontait l’histoire d’un homme qui voulait tout. Là où il y a faille, il y a tout, et il y a rien. Faille, manque, lacune, ouverture, brèche, trou, creux, vide, vacuité, faille donc... Je réalise que c’est sûrement le mot qui me fait le plus peur, il renvoie à tout ce (et ceux) qui manque, à tout ce que je cherche, à tout ce que je crois devoir remplir pour combler, colmater, obturer, enfermer, garder au creux de moi. Faille, vertige en haut d’une tour, une robe blanche, un homme en noir, une poussée horizontale, une chute à la verticale, une croix. Tomber dans la faille, s’y perdre. La faille, c’est une brèche, un défaut, une faiblesse, une crevasse, une déchirure, un oubli. La faille, on l’enjambe pour passer d’un monde à l’autre, elle est passage et réunion, elle s’ouvre et se referme. Cicatrice vivante, latéritique, à vif, la faille. M-J DESVIGNES.

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FEU FOLLET – Lecture d’enfance, la Petite Fadette de George Sand, paru en 1849. Le jeune héros traverse une rivière la nuit. L’eau lui monte jusqu’aux épaules. « L’eau était froide, et il resta un moment à se demander s’il reviendrait sur ses pas ; car la lumière lui paraissait avoir changé de place, et mêmement il la vit remuer, courir, sautiller, repasser d’’une rive à l’autre, et finalement se montrer double en se mirant dans l’eau, où elle se tenait comme un oiseau qui se balance sur ses ailes, et en faisant entendre un petit bruit de grésillement comme ferait une pétrole de résine » . La lumière du feu follet le fait douter, hésiter, craindre de n’avoir plus pied en perdant son chemin , de sombrer englouti dans l’eau sombre, et de disparaitre. De nombreux récits détaillent la malignité, la ruse du feu follet à égarer le malheureux promeneur saisi par la nuit. Le souvenir de tous ces récits fait monter l’angoisse de l’égaré, il n’y a rien de plus méchant qu’un feu follet. Le jeune héros parvient à détourner son attention et rejoint la rive. Superstition populaire et culture orale du Berry de l’époque. Le feu follet est malfaisant, l’expression du Malin, mais c’est aussi l’occasion de montrer son courage puisque l’épreuve est surmontée. Analogie avec la Mètis des Grecs anciens, développée par Jean Pierre Vernant : tromper, user de stratagèmes divers et variés, parvenir à ses fins, réalités mouvantes. Puis Valparaiso, (film de Jean-Christophe Delpias, prix du meilleur scénario La Rochelle 2011). Le Feu Follet se fait flammerole, fumerole et le fol de la démesure étend une marée noire. Un supertanker, 400 000 milles tonnes de pétrole, 350 m, va s’échouer ayant été contraint à une manœuvre hasardeuse ordonnée par les actionnaires. Pas de courage, pas d’alliance possible dans une transaction financière. Juste un rouage dans un système de négoce qui fixe les cours. Algorithmes tout puissants. Profits les plus élevés possibles, en dépit de tout. Fumeroles, parcelles de matières douteuses et toxiques à l’infini, sans limite. Mondialisation .Déterritorialisation. Ames sensibles s’abstenir. Avenirs incertains… Humanité en mutation… Valparaiso , Chili, port marchand , passage entre l’Atlantique et le Pacifique, classé site remarquable de l’Unesco depuis 2003 comme témoignage exceptionnel de la première phase de la mondialisation . ANNICK NAY.

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FIL – Notre vie ne tient qu’à un fil, un fil ténu qui parfois nous mène le long d’un labyrinthe vers le salut en échappant à un monstre assoiffé de sang, et parfois nous suspens dans le vide, qui nous happerait dans l’instant si le fil le laissait faire ; le fil rouge poursuit une ligne directrice plus ou moins longue mais qui finit toujours par s’interrompre, soit qu’il se rompe soit qu’on l’aura coupé, de manière délibérée, le fil de la vie n’est pourtant, il faut bien le dire, qu’une image qui sied à tous ceux qui voient la vie comme un récit, une histoire, un enchaînement linéaire et qui, malgré ses heurts, correspond, plus ou moins imparfaitement, à une sorte d’unité et c’est ici que l’espace et le temps se présentent et entrent dans la forme du fil sans que quiconque, souvent, y voit une quelconque déformation tant nous y sommes maintenant habitués ; nous marchons ainsi sur un fil, celui du danseur sur fil de fer, suspendu dans le vide, et qui choisit d’avancer, ou de reculer, en s’efforçant, avec plus ou moins d’aisance, de ne pas tomber, de la tension du fil dépend donc l’équilibre, qui résiste à la pesanteur, ainsi un bon récit, qui vous dérobe à l’ennui d’une soirée comme la mienne, ou au déroulé haché des listes de mots des encyclopédies et des dictionnaires, qui sont eux sans risque et sans accident, ainsi, au mot fil, ils verront une multiplicité de matières, d’usages, d’images, et ne chercheront nullement à le suivre au-delà alors qu’au contraire, dans le fil d’un récit épique, un même fil vous fait traverser l’univers, passer de vie à trépas, croiser des morts jadis chéris et souvent, survivre à des métamorphoses radicales, sans pour autant interrompre la ligne d’horizon qui se déroule ainsi sous nos yeux ébahis et pourtant comblés d’aise de voir se confirmer leur hypothèse sur le cours de la vie, que bien qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ce même fleuve demeure toujours à la même place, et c’est justement là, dans son cours, que nous nous baignons, au fil de l’eau, toutefois, un doute persiste, lorsque l’on cherche à savoir, par exemple, si c’est du même et unique fil qu’une araignée tisse sa toile, car se poser la question, c’est déjà imaginer que dans la toile, et donc dans le fil, un intervalle, un souffle, un soupir, une rupture, s’est insinuée, qui fait de la toile un objet ravaudé, pénultième, arraché à lui-même avant même l’instant ultime de sa déchirure, le fil survit à la déchirure de la toile comme du tissu, demeurant alors élément indépendant de la texture, suite à quoi il flotte, traîne ou pend. ELEN RIOT.

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FILM — À partir de ce moment le film devient muet : toute la fin du film l’est, les dernières minutes de film jusqu’à sa fin avancent dans le muet, dans le bruit du film — cf. projection d’un film —, dans la rumeur des espaces filmés, retournent au muet. La fin du film traverse les espaces : une chambre, un couloir, un jardin, un escalier, les toits, terrains vagues, une décharge... Le spectateur colle au personnage qui ne quitte plus son mutisme. Quasi sans discontinuer depuis le début du film le spectateur suit le héros, suit l’héroïne du film dans ses déplacements, dans ses tâtonnements, ses prises de contact, et jusque dans son ultime prise de risque. Elle passe la porte de sa chambre. Le couloir est large, généreusement éclairé. Hôtel — cf. Hôtel parisien... Il se redresse au dessus du lit, s’habille comme perdu, dans la hâte quitte la chambre, par la fenêtre, par les jardins... Le héros, l’héroïne, le spectateur du film n’ont jamais été aussi prêt (sic) du release — n’ont jamais été si proches. — Le film enfin démarre, le spectateur se dit, c’est là que le film démarre. Soulagement, excitation car le film intrigue enfin comme un début : la fin du film ressemble à un début — cf. Le début de quelque chose ; Un cran passé ; Déclenchement —, non plus d’un film qui se regarde ou se visionne : d’un film qu’on se fait. Funambule sur un film. Sa marche est pressée, son allure est animale, malhabile, par les jardins, par les clôtures — cf. Banlieue pavillonnaire... Les pas timides, qu’elle espace aux aguets au milieu du couloir ne font aucun bruit sur sa moquette épaisse, saisie qu’elle est par le silence qui l’entoure, yeux dardés, l’oreille tendue — invisible... Le film fait un saut : un bond nullement produit du montage. Avec ce bond le film se fait médusant. La sortie de la chambre est définitive. La gorge se serre. Le cours naturel du film est quitté pour entrer dans la pièce à conviction elle-même — c’est une pièce d’habillement. Ses yeux seuls visibles avec la forme de son corps, toute entière devinette. N’a plus la bouche pour parler — prendre la parole — à qui ? Elle se retourne : personne... Son ombre se perd dans les ombres — cependant la sienne luit comme les autos, son éclat dans la nuit et la pollution lumineuse le poursuit... Il y a un film dans le film. Il y a une combinaison des deux. Combinaison de couleurs, de formes, de lignes. Combinaison intime. Combinaison d’effets. Union de deux ou plusieurs corps donnant un nouveau corps. C’est définitif comme d’entrer dans le fait divers, l’infamie — ça se sent. Il est comme poussé : il est mû — il est poussé, il s’est poussé de lui-même dans un retranchement, dans la tenue qu’il s’est conquise comme un pouvoir il doit fuir. Il fuit par les clôtures, les talus, les glissières... Elle, n’a que les yeux pour se diriger, les doigts au bout de ses bras pour se tendre, parties communes, escaliers qu’elle monte, pointes des pieds, la forme de ses pieds nus — invisibles — traverse les espaces vides dans la hantise de la rencontre... Release — Depuis le début du film le héros fait le tour de ses obsessions, expédients, combines, depuis le début du film — il y a deux films — l’héroïne fait des essais, va d’échanges en échanges autour d’un film, du rôle qu’elle doit y tenir, projet de film autour duquel le film se tourne, repérages et la vie qui va avec, les gens qui font un film — débuts difficiles, tâtonnants, approximatifs. Il et elle ainsi font des rencontres. Il ne peut plus tenir en place : il ne trouve plus le repos, les espaces qui le drainent, où il s’écoule ne le retiennent pas, la voie publique le perd... Elle longe les murs que ses mains caressent, avec les rampes, les rebords, les garde-corps auxquels elle se penche... Voilà enfin qu’elle se prend au jeu. C’est enfin seule — après toutes ses rencontres, ces conversations — qu’elle se prend au jeu — et c’est seul, lui, forcément seul après ce qui vient de se passer, dans la chambre, qu’il prend la fuite — c’est alors comme se prendre à son propre piège... Parmi les ombres, dans l’ombre, c’est son corps, dans l’eau des ombres, qui se perd dans l’ombre, se débat, noie — transpirant dedans, tissu non-respirant —, noue des combinaisons d’ombre, d’articulations du corps animal, la sienne luisante comme l’eau... Les mains sur les hanches de ne pas savoir où les poser, comment disposer de son corps, elle les laisse glisser invisibles et noires et satinées sur tout relief, toute saillie, toute ligne un peu continue ou surface un peu plane, se laisse guider dans la hantise du flagrant délit qui la suit... Lui dans sa fuite en avant se filme. Lui dans son film se fuit. Bande pelliculaire recouverte d’une émulsion ; surface sensible d’une substance réagissant à la lumière ; mince pellicule recouvrant une surface. — Ici le film touche à sa fin. — Costume de vol vêtant les jambes et les bras d’une seule tenue ; combinaison intime ; manœuvre aventureuse, habile, malhonnête. C’est son corps qui essaie de se fuir, de se perdre dans l’ombre, toutes les ombres, il a mis son corps à l’ombre, fuit, mais son corps le poursuit, il a une totale adhésion de son corps à son ombre, totale confusion — ils ne font qu’un — totale combinaison... Dans la circulation intégralement éclairée elle se fige dans le reflet que lui renvoie la baie où dans l’obscurité de constellation de la ville — cf. Ville-Lumière ; habit de lumière ; pollution lumineuse nocturne — le brillant de ses yeux n’est qu’un parmi les éclats... se reprend, continue : monte au-dessus de l’éclairage... Le moment saisit. — La combinaison, l’occasion est trop belle, est saisie. C’est le moment où il ou elle accomplit le saut, dans la fiction, dans le film, dans le personnage : dans la peau du personnage et les conséquences du saut, dans le fantasme. Le saut est sans repentir — haute résolution — c’est le sommet du film —, cette ultime séquence mène sans retour à la fin. Elle sort, elle entre dans le bruit du dehors — rumeur du dehors, les toits : elle a les toits pour ultime refuge — et pour domaine, elle le sent : les toits sont sa fin, aller de toit en toit, ainsi planer sur la ville, comme une hantise, une peur, un rêve... La décharge est son sanctuaire, est son havre. À l’extrême périphérie du résidentiel, tout au bout de la chaîne il y a la décharge : elle l’accueille, comme tout terrain vague qui est un terrain de jeu. Les clôtures à franchir ne lui font plus peur — jamais peur des clôtures. Là il s’est laissé transporter, motoriser, là il s’est laissé décharger. Toujours en combinaison — toujours la combine : la combine intégrale... C’est la désinhibition du film : alors le film est désinhibé, ses inhibitions, tergiversations, hasards appartiennent au passé du film. C’est à partir de ce moment : l’adhésion est totale et intégrale au film, au présent : on avance dans le film. Avec le héros, avec l’héroïne du film le spectateur avance dans la combine. L’enfile et avance. La combine intégrale : le spectateur tout yeux tout ouïe pour le film. Le film a conquis les yeux, les oreilles, gagné le corps du spectateur avec : le spectateur combiné au film. Le film a définitivement basculé, et rejoint sa définition : on est emporté, gagné, gainé, filmé : la conquête se finit là : fin du film. Comme la peur fait sortir du rêve, cette fin — le fantasme — fait sortir le spectateur de la salle où l’on projette les films, le fait quitter le film pour le plonger dehors — le fait quitter le film pour le prolonger dehors. — Quand le film a ainsi touché au fantasme, à sa transparence, quand le film s’est réduit à cette pellicule jusqu’à devenir cette seconde peau, comment continuerait-il ? Où ? Où irait-il plus loin dans sa chimie avec le spectateur, dans ce transfert d’entité. La transsubstantiation en le spectateur est effectuée, le spectateur l’emporte. Le spectateur est l’extension du film, depuis le visionnage du film, il emporte — partout, toujours — avec lui un fil tiré du film — un fil tiré au film. Le film continue et se prolonge et trouve des extensions et ramifications dans le spectateur. Le spectateur, lui, continue au gré de ses rencontres et des rencontres de sa vie, non seulement de se faire le film, mais de projeter le film comme ici.Cht@GnrStrngDrgn.

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GOÉLETTE – Une goélette à la dérive sur une mer déchaînée. Un bâtiment russe, le Déméter, parti de Bulgarie et avançant toutes voiles dehors au creux des vagues gigantesques. À son bord, un tas de cadavres. Dans ses cales, des caisses remplies de terre. L’une d’elles a servi de couche à cet homme en noir, long et pâle, que mentionne le journal du capitaine. Quand on s’en va pour une traversée au long cours, éviter de mener la Mort en bateau. Les océans sont remplis de sombres histoires, l’équipage est isolé pendant des semaines sur une coque de noix : la peur et la folie sont des bagages dont on se passerait bien. Ô combien de Dracula, combien d’idoles d’argile, partis hanter de braves marins, dans l’aveugle océan leur ont fait perdre la raison ? Krakens et Léviathans peuplant les superstitions des matelots, vaisseaux fantômes et disparitions mystérieuses, depuis toujours les navires prennent le large dans un paysage fantasmagorique, et les femmes attendent leurs marins de maris en priant pour que la mer les ramènent sains et saufs. Iseut attend Tristan : voile blanche bonne nouvelle, voile noire mauvaise nouvelle. Et beaucoup de marins, partis joyeux pour leurs courses lointaines, ne sont jamais revenus au port. Et les légendes ont continué à s’alimenter, et le globe terrestre peut bien ne plus avoir de secrets, l’Autre Monde est toujours de l’autre côté de la mer, avec ses créatures. Et elles sont prêtes à embarquer. RAPHAËL JULDÉ.

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HACHE – Le cri du canard. Hache. La femme canard cancane. En noir et blanc. Les choses pourrissent. Contaminer par le corps. Un bruit de succion. La huitième lettre. Le 8. L’H. L’infini debout. Une consonne fricative pharyngale sourde. Une clôture et le début d’un échafaudage. Seul l’usage et la consultation. Soit tu sais soit tu te tais et t’aspire qu’on ne t’entende pas. Inaudible mais pas invisible. Il veut l’empêcher de faire quelque chose. Il veut le rattraper. A l’intérieur de la roulotte la fenêtre est ouverte. On entend la pluie. Il l’attrape par le col, lui passe la tête par la fenêtre, la roulotte est devenue un cercueil de magicien. Un danger suspendu, la hache. La faux. Les freaks rampent dans la boue pour rattraper Hercule dont les jambes brisées ne le portent plus. Il fuit en rampant. Tout le monde avance dans la boue illuminée de manière intermittente par les éclairs de l’orage. La détermination tranquille caractéristique typique Freaks. Croiser la lettre avec l’horreur. Le mot le monstre. Un freak des freaks. Une métaphore de rien, à traduire par nique ta race. Forer le mot. Le forcer à dégorger et entendre un couinement. Faire entendre le couinement. La phrase comme un ver de terre fait son chemin. Après la pluie elle sortira du bois. LÉA TOTO


HERBESDehors. Tout commence par une longue errance entre les nuages dans une douce lumière de gris et de blancs pas d’autre son qu’une musique suave et aigrelette puis, la traversée de strates comme celles d’un mille-feuille : ouate grise des nuages, air des oiseaux, couvert de la forêt, celui des arbustes, air qui frôle le sol de la clairière. Soudain l’immersion dans la forêt des herbes hautes, dans un grand contraste lumineux saturé de bruits de métal froissé, de sons acides et saccadés sans qu’il soit possible d’en décrypter le sens et la provenance. Dedans. Retranché le roi est fou, il a peur. Au dessus de lui une grosse charpente foncée, autour de lui en murailles successives : un vide, ses soldats s’agitant comme des insectes, un mur de planches. Il est tête nue cheveux noirs courts et tirés vers l’arrière, le blanc de ses yeux cerclés de noir et l’émail de ses dents ont envahi son visage, son torse pris dans une cotte à lanières horizontales cuir et métal a des mouvements désarticulés comme ceux de ses prunelles. Dehors. Les herbes bruissent et scintillent comme des lames, rien ne change, rien n’apparaît. Pourquoi le temps n’est plus que celui d’une attente inquiétante, est-ce le bruit métallique du vent qui semble devenir plus fort ? Dedans. Aux mouvements saccadés des membres et torses caparaçonnés s’ajoutent ceux des épées et des flèches, tentacules qui scintillent. Le roi parle : « je ne perdrai la guerre que lorsque la forêt avancera ». Dehors. Une brume est descendue, le paysage est devenu un liquide clair où un grand jet d’encre opaque comme celui des pieuvres se propage et se dilate. FRÉDÉRIQUE HERVET.

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HALLUCINATION – Hallucination : perception d’un objet non réel. La porte de la chambre 315 baille. Il y a plusieurs façons de vous faire livrer un message. Celui-ci est arrivé serré dans une main invisible. Gantée de cuir noir plutôt, pour éviter les empreintes digitales sur le poignet. Le revolver est à la hauteur de votre région abdominale lorsque vous ouvrez, insouciant, la porte de votre chambre d’hôtel. Vous auriez été certainement plus méfiant, de cette visite nocturne, si vous n’aviez pas commandé, quelques minutes plus tôt, un verre de lait chaud au room service. Lorsque le message sort d’un canon de 8mm et qu’il vient aussitôt se planter dans votre ventre, vous n’avez plus qu’à accuser réception par terre. Ce n’est pas la mort immédiate. La cage thoracique se soulève encore, bien que difficilement, d’une respiration lourde. Les organes vitaux ne vous ont pas lâché sur le coup. Le sang s’écoule lentement. Il mouille la chemise, il s’étale, il rejoint le parquet. De vous avoir contraint à cette immobilité soudaine, entre un retour incertain à la vie et une course éperdue vers la mort, votre destinateur a sans doute gagné toute votre attention. Il peut se permettre alors de trans-mettre son message à travers la bouche d’un géant qui dit : “Je vous dirai trois choses. Me ferez-vous confiance, si elles se réalisent ? Pensez à moi comme un ami. D’où je viens, ce n’est pas la question. La question est où êtes-vous parti. La première chose que je vous dirai, est qu’il y a un homme dans le sac souriant. La deuxième chose est que les hiboux ne sont pas ce qu’ils semblent être. La troisième chose est que sans produits chimiques… il indique. Voilà tout ce que je suis autorisé à vous dire.” SPYRIDON SIMOTAS.

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HÔTE – Hôte : qui est accueilli - qui est parasité - qui vit là. L’hôte de ce site le temps d’un été, il me faut suivre les règles du jeu. Je se rebiffe, évidemment. Hésite entre écume, hôte et voiture. La voiture tue, c’est trop près du gouffre, de l’impossibilité où il ne s’agit pas d’aller. Tant pis pour le premier élan. Faire un détour. Enfance. Lectures amies. Solides fondations. L’écume se dissout pourtant. Impossible de donner corps à cette chère sirène, les mots refusent de me visiter. S’impose un autre conte, l’histoire d’une princesse qui coud des manteaux d’orties afin que ses frères transformés en cygnes retrouvent leur aspect humain. Le dictionnaire se fait journal de bord, ce n’est pas la consigne, ce n’est pas là qu’on signe. L’hôte revient sans cesse, sans vraiment s’imposer. Laissons-le rester. Fini les fées, voici l’effroi. La peur au lieu de l’enfance, haut-lieu de l’enfance. Visites de maisons possédées hébergeant des forces puissantes. Passage en revue de ces inhospitaliers parasites, garants de la mémoire des lieux et des faits, inlassables, farceurs, vengeurs, hébergés dans les portes, les plafonds et les murs (sur lesquels ils écrivent des mots), créant des courants d’air, des bruits, des anomalies, à l’intention du candide nouveau-venu, étranger à étrangler la nuit venue. Promenades chez Mrs Muir et Mrs de Winter. Je me dis que Mrs Danvers a beau être vivante, elle a toutes les qualités d’un esprit frappeur, et que Manderley eût fait une parfaite hantée si elle n’avait brûlé. Je pense beaucoup à Eleanor Vance (The Haunting of Hill House, Shirley Jackson), réceptive jusqu’à la fusion, pas assez hôte, pas assez autre. Mais elle a une voiture. Revenir à voiture ? Non, la voiture tue, elle se tue en voiture, elle s’est tue en voiture. La voiture fait taire. Autres images. Voyage en Californie chez la petite Carol-Anne qui s’est naïvement liée d’amitié via la télévision avec des morts dont les tombes ont été enterrées sous un projet immobilier. Elle est sauvée. Pas la maison, qui s’effondre (Poltergeist, Tobe Hooper). Pour que cessent les tourments, il faut que quelque chose, quelqu’un, soit compris. Soi-même ou un autre, qui ne sait peut-être pas qu’il n’est plus tout à fait là (Les Autres, Alejandro Amenábar). MARGIE AMELOT.

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INVISIBLE. Ce que l’on devine, ce que l’on pressent, ce qui s’insinue dans un recoin du cerveau et l’on comprend plus tard pourquoi le chien a choisi de rester près d’une étrangère plutôt que de suivre ses maîtres. Une présence comme un mur lisse et froid qui empêche d’avancer, un inconnu lentement exploré pour ne pas le heurter. Et vous marchez maintenant les mains en l’air. Qui suscite l’effroi quand le seul battement sourd perceptible est celui de votre propre cœur dans une nature majestueuse. Qui peut conduire à la folie. Qui divise le monde en deux. Qui s’installe et vous maintient dans un cauchemar même la nuit. Qui vous fait refermer quand même les rideaux le soir avant de vous coucher. Qui abat toutes les résistances, et vous vous résignez à ne pas résister pour que la vie reste supportable. Qui vous confronte à votre humanité quand vous vous savez condamné à mourir de toute façon. L’invisible, ce sont des habits pendus à un arbre et qui flottent dans une brise au cri des oiseaux. Alors vous êtes seul à pouvoir faire preuve de pitié. Et vous continuez à nourrir la corneille blanche. MARLEN SAUVAGE.

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LAPIN. Pas celui qu’on vous pose (encore que ceux-là non plus vous ne les comptez plus) ni LAPIN des souvenirs de vacances à la campagne, placide dans son clapier, à qui vous tendez des tiges de plantain au travers des petits trous du grillage, ni LAPIN parisien de jardin clos de bibliothèque, plus tard, quand vous avez grandi et déambulez autour en attendant vos livres. Pas non plus LAPIN-LAPIN du théâtre de Benno Besson - on l’avait vu où ? à la Cartoucherie ? LAPIN de garenne ? Non. Je parle du LAPIN qui se vomit. Mais pas celui à la sauce de cantine – quel âge il pouvait bien avoir et d’abord est-ce que c’en était du LAPIN ? –qui vous a pesé sur l’estomac tout l’après-midi au bureau et à peine rentré chez vous porte refermée sac balancé, rien ne va plus. Ici je parle du LAPIN jeune qui se vomit entier et vivant. Du LAPIN de Julio qui ne vous lâche pas. LAPIN en pleine forme, bien en chair, os, poils et peau de LAPIN. Oreilles drues petite queue en boule. La peau du LAPIN du clapier des vacances, après usage de la chair, séchait tendue entre quatre clous au mur de la boutique du père en attendant le prochain passage du marchand de peaux qui, en fait, les achetait pour les revendre à qui voulait s’en faire une veste, rarement un manteau, parce que LAPIN = fourrure du pauvre qui ne pourra pas forcément s’en couvrir plus bas que les hanches. La peau des autres, ceux de Julio, vous reste dans la gorge, vous fait même précisément une boule dans la gorge, vous étouffe, vous rappe la luette – et encore heureux qu’ils ne prennent pas la trachée pas à rebrousse-poils - et pas question de ravaler alors vous vous rendez et rendez. Laissez filer la meute, en gerbe. Et ça n’en finit pas, un LAPIN plus un LAPIN plus un LAPIN jusqu’à N LAPINS. Infini des entiers naturels de LAPINS qui s’ébrouent sur la moquette puis, remis de leurs émotions et sur pattes, filent se cacher sous les meubles. Il n’y aura bientôt plus de place sous les meubles mais dans la gorge encore une boule, toujours à racler. Le pire c’est que l’appartement n’est même pas à vous : on vous l’a prêté. Moi, chez les autres, je ne suis jamais à l’aise et je préfère ne pas y aller. L’EMPLOYÉE AUX ÉCRITURES.

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LISIÈRE – Lisière [l i z j e r] n.f. I. Bord longitudinal d’une pièce d’étoffe qui délimite la matière. II.a. Espace qui délimite le monde connu et civilisé d’une part, et l’espace inconnu et dangereux d’autre part. Franchie de l’extérieur vers l’intérieur, la lisière avale pour faire devenir autre, permettre la métamorphose. Dans les contes, la lisière est une barrière rassurante que le héros peut, au choix, contempler de loin sans risque ou franchir (voir II.b.). La lisière maintient le danger derrière des bornes précises et immuables, tout en lui permettant d’exprimer librement sa vraie nature. Ex : le loup tue ses proies, la Baba Yaga construit sa barrière d’ossements, l’ogresse nourrit son feu. Elle dissimule le silence, la solitude, l’épreuve. II.b. Espace souvent emprunté par les enfants. La lisière n’empêche jamais le passage de l’intérieur vers l’extérieur à l’être nouveau qui a affronté l’environnement hostile qu’elle lui dissimulait. Accouchement symbolique de l’adulte. Elle est alors retrouvailles avec les frères à forme humaine, retour à la lumière du jour, à la mémoire des autres, à la mère. Elle marque la fin de l’enfance et le passage à l’entendement. Dans les contes, la lisière est ce bref espace où, après avoir connu l’angoisse de ne pas avoir maîtrisé sa vie, l’enfant pense atteindre le bonheur définitif. III. Point de contact immatériel entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre le monde réel et l’imaginaire. Ex : C’est bizarre maman, il pleut dehors et dans mon livre, le chat marche sur un toit qui glisse à cause de la pluie. Jamais personne n’a si bien exprimé ce que tu ressens, toi, l’adolescent incompris, tu te retrouves dans les traits du héros, tu deviens lui, d’ailleurs vous vivez les mêmes choses ; toi la femme éplorée, ton ennui suinte comme celui d’Emma par tous les murs de ta maison de banlieue ; toi l’amoureux trop timide, tu t’embrases pour la tirade sous le balcon. Ces mots sont les tiens, ta vérité rejoint l’imaginaire d’un autre. La lisière perd sa netteté, n’a plus le sens de frontière. Syn approx : rencontre, communion. IV.a. Moment lors duquel on essaie de rester en équilibre, funambule, entre raison et folie. Ex : Je suis si beau, j’aime me contempler dans l’eau de ce lac, mais jusqu’où ? Ces bruits, il y a quelqu’un dans mon mur. Le verre posé ici la veille ne s’y trouve plus au matin. J’ai rêvé, ce n’est pas possible. J’étouffe, je sens la présence permanente de cet autre. Mon infirmière vient me voler, elle est encore venue dans ma chambre pour prendre mes bijoux que j’avais pourtant glissés sous ma peau. Voyons maman, tu sais bien que tes bijoux sont dans le coffre et qu’il n’y a pas d’infirmière, ce n’est que moi. Je ne me souviens plus qui tu es. Je me suis perdue dans mon appartement hier soir. Tu ne le diras à personne, mais quelqu’un me suit dès que je sors de ma chambre. C’est toi, mais ne te le dis pas. Comment t’appelles-tu déjà ? IV.b. Moment de bascule, de la vie à la mort. Symbole usuel : les fils tissés par les Parques. Cette lisière particulière a parfois été franchie en littérature dans les deux sens avec plus ou moins de succès, mais aussi repoussée. Ex : Orphée, Héraklès, Dracula, Dorian Gray. Dans la vie, la lisière au sens IV.b survient généralement à l’âge le plus avancé que chaque individu peut atteindre, excepté pour Benjamin Button. Dans la vraie vie, la lisière marque une fin inéluctable. Syn approx : mort, agonie. NatLab.

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MÂCHOIRE – Ensemble des parties osseuses ou métalliques qui s’éloignant et se rapprochant servent à immobiliser un objet, vivant ou mort : apanage des sirènes, des monstres et des hommes, des charniers et vanités, interface entre le dedans et le dehors, le visible et le caché, le Cosmos et la Terre. Entre le silence et le bruit, le verbe et les entrailles. La mâchoire assujettit l’être à la dévoration, arquant d’un rictus sardonique les masques et les ombres. Arrière-boutiques de village, salles de classe au vieux poêle, plaines brumeuses, chacune possède son île, sa dame, sa mâchoire ; chaque gros bourg sa roulotte, chaque carrousel son rire chevalin, chaque tréteau sa ganache : l’homme est de peu d’esprit, mais rude et puissant et vous promet, d’un seul bruissement de mandibules, d’écraser à lui seul une armée de mille hommes. Hors les planches, il traîne aux abords des châteaux, des étangs et des robes diaphanes, s’attache à son maître dont il est l’aura grotesque, effrayante et scélérate. L’autre, véritable maître du jeu, son âme a brûlé à l’alambic ; nous y avions vu une intelligence acérée, l’orgueil y côtoyait les vertiges de l’exaltation, il convoquait la constellation de Pégase ; nous savions que cet esprit-là devrait un jour choisir et retourner face contre ciel la carte du destin, le voici sur la route, bateleur prêt au vol et à la rapine, son allure et sa blancheur corrodent l’air du pays ; une main, _est-ce la sienne, celle d’une personne aimée_ gracile, échappée des merveilles de Cythère en porte la morsure. En d’autres visions, il hurlera au zénith et au nadir, qui sur l’âme et le corps en un grand bâillement cosmique, l’heure venue, se referment. PASCALE GARREAU.

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MAISON – Petite maison dans la prairie, elle est le rendez-vous de mutants, face à un cimetière, elle abrite des fantômes qui s’agitent au rythme des feux follets. Labyrinthe silencieux, elle semble faite pour accueillir des rêves de princesse ou de richesse. Cependant, si vos pas vous conduisent vers une serre exotique, gardez-vous des plantes carnassières. Si vous y découvrez une pièce secrète, méfiez-vous des portes qui se refermeront derrière vous, au gré des courants d’air. Lui conviennent parfaitement les phénomènes météorologiques, tels que tempêtes, orages qui génèrent des sons et lumières propices à l’angoisse, pour peu qu’ils se doublent d’une brusque panne d’électricité. Rien ne vaut la lumière vacillante des bougies pour renforcer le doute. On y suspendra quelques têtes d’animaux empaillés de diverses provenances géographiques qui révèleront les talents de chasseurs, voire de taxidermistes de ses éventuels occupants. Ou bien on y fera grouiller, fourmis, rats, chouettes et même cormorans. Une sonnerie de téléphone retentira au beau milieu de la nuit à laquelle personne ne répondra, pas même ce brave E.T. Elle peut être la dernière sur la gauche, ou bien isolée à quelques centaines de mètres d’une sortie d’autoroute. On la verrait bien aussi près d’un motel : unique client, on la rejoindrait la nuit sous la pluie. De style baroque, elle aurait de hautes fenêtres étroites dont les rideaux de dentelle permettraient d’entrevoir tantôt la silhouette d’un jeune homme, tantôt celle d’une vieille femme immobile. Le jardinet abandonné et le décor suranné laisseraient croire que la vie s’y est arrêtée à un instant T, peut-être celui où le verrou qui descend à la cave n’a plus jamais été huilé. Elle serait la maison mère, et si on vous en faisait les honneurs, ce serait bien entendu selon la tradition des horreurs maison. CHRISTIANE MANDIN.

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MALÉDICTION – Malédiction – il sera pris entre mâchoire et miroir, depuis qu’on avance ici, c’est toujours le même homme qui est là, à un certain moment, il se retourne, ce n’est pas qu’il soit suivi, il sifflote une petite ritournelle, gaie, dans l’escalier vide la mère appelle sa fille qui ne viendra plus, il est là lui, les bonbons les souvenirs du papier sur lequel il a écrit d’un crayon rouge, il est là devant un miroir, il se tourne la ritournelle, « un aveugle en gémissant sans le savoir a marché et dans la nuit a disparu » tous le recherchent c’est lui, il est là tourne le dos à ce mur qui réfléchit, c’est là, en lui peut-être même dans ses mains qui ne lui obéissent plus, il n’y peut rien, c’est là juste devant lui, il se tient la gorge, cette lettre sur son épaule comme les numéros qu’on tatouait aux bras des miens, comme ces dents qui plus jamais ne mâcheront et qu’on leur arracherait, leurs cheveux leurs chaussures les tas d’ossements qu’au bulldozer on enfouissait là, dans ces lieux-là qu’aujourd’hui on visite en touriste, canne à selfie yeux tournés vers l’objectif sourire j’y étais, le travail rend libre et lui, dans son dos, à la craie, un tampon, une sorte de je ne trouve pas le mot, il se regarde et voit son dos, marqué comme il sait qu’il l’est lui-même, croire en quoi, en cette lettre écrite, se retrouver dans cette immense cave (j’ai devant moi Philippe Gerbier et ses lunettes qui court dans ce souterrain de « l’Armée des ombres »), pochoir est revenu en blanc sur son manteau, sur son épaule (est-ce la gauche ?) la lettre se lit à l’envers comme à l’endroit, elle ne change pas dans son reflet, elle reste là, têtue, entêtante, qui tue tue et crie ce n’est pas lui, il crie non, ça s’empare de lui est-ce qu’il est responsable ? est-ce que c’est lui qui doit payer, ou est-ce ce monde-là, celui qui vient, qui à mort le condamne celui qui vient et viendra (devant mes yeux, Fritz Lang et John Ford portent un même bandeau, je suis borgne, il y a longtemps que je les aime). HANS BECKERT.

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MASQUE – Ce que vous mettez pour sortir de votre chambre. Sauf quand c’est la nuit et que le monde dort. Jour et nuit et sans s’interrompre, il y a ce vent qui fait trembler les os-satures et les charpentes. La meute de chiens ne cesse jamais d’aboyer. On le sait, ce sont de sales bêtes qui vous mangeraient le VISAGE. C’est pourquoi ils sont enfermés dans le grand hangar au fond du jardin. Le masque vous serre trop le visage, vous transpirez. Vous vous effrayez vous-même si vous croisez un miroir. Vous avez ce geste maintenant très précis pour retirer le masque. Il épouse presque trop parfaitement vos traits. Il dissimule habilement vos larmes, étouffe les plaintes trop vives. Quand vous regardez le feu brûler en pleurant en silence, le masque se contracte légèrement sur votre visage sous l’effet de la chaleur, occasionnant la crainte qu’il sera impossible de le retirer. Mais plus tard, dans votre chambre, vous le soulevez enfin. Le soulagement de s’en libérer est à la mesure de l’horreur qu’il révèle. Vous êtes debout, vous posez le masque sur la commode. Vous passez de longues minutes à scruter votre visage, à y chercher quelque trace de ce que vous étiez, ou même une simple preuve d’humanité. Il n’y a pas de mot pour qualifier ce qui vous fait face, et qui est désormais vous. La laideur est intérieure. Personne ne pourrait vous regarder sans votre masque. Où bien sans doute ne dormirait-il plus jamais, incapable d’oublier une seconde ce qu’il aura vu. Vous-même chancelez sur vos jambes. Vous reculez un peu. Le masque, lui, posé sur le meuble, semble calme, apaisé, d’être loin de vos chairs. Il est si lisse, sans marques, sans ravins, sans ces amas innommables. Il a l’aspect tranquille de la cire pétrifiée, et vous vous retrouvez avec la folie de chairs putréfiées. Vous sortez de votre chambre, les nuits d’insomnie, sans lui, sans le masque. La maison repose, et ses habitants. Vous marchez dans les couloirs, excitant quelques ombres. Votre pas si léger, la mousseline de votre chemise de nuit qui se soulève et fait des figures blanches sur les arêtes des murs. Seuls vos yeux ont encore leur dignité originelle. Mais la lueur qui les habite semble possédée, alors que de tout le reste vous êtes dépossédée. Vous souhaitez croiser quelqu’un au détour d’un escalier, pour devenir son pire cauchemar. Mais, après une nuit d’errance et de couloirs, arrive déjà le matin avec sa charge lourde de défaites. Vous regagnez votre chambre pour dormir, en fermant surtout soigneusement la porte à clé. L’épuisement semble apparaître aussi, très légèrement, sur le masque que bientôt vous remettrez. Mais même le sommeil a du mal à s’approcher et à s’emparer de vous, vous laissant dans une boue en laquelle vous aimeriez juste enfouir votre figure. GABRIEL FRANCK

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MIROIR – Miroir : accessoire maudit. Objet redoutable et perfide. Instrument à détruire de toute urgence pour le bien être et l’avenir de l’humanité. Synonymes : traître, imposteur, menteur, faussaire. Je n’ai pas de mal à imaginer vos sourires en coin, vos regards moqueurs et vos sous-entendus à peine voilés : Il divague, Il a perdu l’esprit, Fariboles, Faites le taire, On ne veut pas entendre ces sornettes, On a passé l’âge des histoires sans queue ni tête, Encore un de ces faux prophètes, et j’en passe. Et pourtant. J’ai longtemps étudié Miroir, je lui ai consacré ma vie, et je puis affirmer que tout ce que j’ai à en dire est juste et vérifiable. Je n’ai rien inventé contrairement à ce que vous semblez croire. D’ailleurs je vous invite à à un contrôle rigoureux de mes dires, avant de vous prononcer pour ou contre ma folie. Miroir : tout le pouvoir de nuisance qu’il contient est en lui, et ce dès l’’origine. Et je peux le prouver ici, si vous m’accordez un instant. Examinons tout d’abord, si vous voulez bien, les syntagmes dont il est composé. Tout commence en fanfare : MI : troisième note de la gamme, un choix qui n’a rien à voir avec le hasard, la première note eut été trop facilement détectable, elle n’eut donc pas voix au chapitre, la seconde donnant réroir, jugée trop discordante fut reléguée aux oubliettes, miroir ça sonnait bien et c’était assez anodin pour être adapté, Miroir fut donc adopté. Donc au commencement, il y a de la musique. La musique, je vais pouvoir faire l’économie de la démonstration, tant elle vous est familière, la musique comme vous le savez adoucit les mœurs, endort les bébés et les bêtes. De la musique ici donc utilisée pour mieux endormir la méfiance naturelle, qui se trouve, à dose plus ou moins concentrée chez tout le sensible, le vivant. Miroir avance masqué, sachez-le. Permettez-moi d’attirer votre attention sur la suite : ROI : voilà l’irrésistible appât ! Il suffit de mettre entre parenthèses deux lettres pour trouver le cœur de cible : MOI. Aléa jacta est ! Dès lors le piège peut se refermer, le poisson que vous êtes est ferré, Miroir fait de Moi un Roi ! Vous pensez Miracle Miracle. Qui peut résister à l’attrait de la royauté ? Pas un seul être humain et Miroir le sait ! C’en est fait de vous, vous êtes pris dans les rets. Vous ne lâchez plus Miroir pour admirer votre Moi admirable, contempler votre majesté incontestable. Fourvoiement. Errance. Mirage. Mirage. En réalité, c’est miroir qui vous tient et ne va plus vous lâcher. Votre royauté n’est qu’un leurre : vous serez bien vite un roi déchu. Et le sujet que vous étiez, (état dont vous n’étiez pas satisfait, il vous fallait le degré supérieur, être roi,) deviendra objet, deviendra l’objet, la chose de Miroir. Et vous pleurerez votre état de sujet mais il sera trop tard trop tard, plus jamais vous ne redeviendrez le sujet de votre histoire : Miroir vous as dépossédé. Revenons un instant sur MOI et ROI, regardez de près dans Miroir, distinguez-vous ce qu’il y a entre ces deux là ? Je n’invente rien, je vous l’ai dit, tout est écrit. Oui je vois que vous avez vu, que vous commencez à comprendre ! Vous vous retenez de prononcer ce mot de deux lettres, il vous remplit d’effroi, vous tremblez, et vous avez raison car l’IR(e) de Miroir est terrible et implacable, elle ne fera pas de quartiers. À la toute fin votre MOI sera détruit, dissout, néantisé, dies irae dies irae. Avec miroir Tout commence et Tout finit dans la colère, je n’invente rien, c’est écrit dès l’origine (m)IR(o)IR. C’est pourquoi je vous le dis, delenda est Miroir. Pour l’avenir de l’humanité, il faut, sans plus tarder, détruire Miroir. Il ne servirait à rien de le briser. Ces éclats épars ne feraient qu’accroître le malheur. Il faut détruire le pouvoir odieux de Miroir. En le prenant à son propre jeu. En passant de l’autre côté. Riorim Riorim. En cessant d’être regardeur. Riorim Riorim Faites comme moi : Crevez-vous les yeux et devenez voyant ! Guy Lewis Borgnès vous as prévenu. Vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas. VÉRONIQUE SÉLÉNÉ.

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MONSTRE – Le voilier parcourait les mers depuis des années. Stefano, douze ans, navigua pour la première fois, avec son père, capitaine au long cours, par une journée ensoleillée. Lors de la traversée, il aperçut une chose indéfinissable suivre le vaisseau dans son sillage. Cette chose bizarre, de couleur sombre, émergeait de l’eau et replongeait aussitôt. Seul lui et un membre de sa famille pouvaient la visualiser. Son père lui apprit la terrible nouvelle : c’était un squale, un monstre hideux, terrifiant, qui choisissait ses victimes et les poursuivait à vie pour les dévorer. Stefano était l’élu. Dans son cas, le monstre avait la forme d’une espèce de requin mais en général, le monstre n’a pas de genre, de couleur ou de forme définie. Il peut s’exprimer sur différents terrains. Quel qu’il soit, sa connotation est négative. Il peut être terriblement beau, terriblement doux en apparence mais ses crocs sont aiguisés et ses intentions mortifères. Le monstre se nourrit du malheur de l’autre, du pouvoir qu’il exerce sur lui. Il peut distiller des paroles sucrées mais à un moment, elles empoisonnent sa proie, un stratagème avant de se faire bourreau. Le monstre n’est pas forcément repoussant comme Grégor Samsa, c’est ce qui en fait sa complexité et sa force. Le monstre-squale prit une place obsédante dans l’esprit de Stefano. Se souvenait-il du monstre du Loch Ness ? Où qu’il se trouve sur les mers ou océans, il savait qu’il l’attendait car traquer fait partie de son jeu. Le monstre est quelquefois patient. Il imaginait sa gueule s’ouvrir, ses dents le déchiqueter. Entrer dans le ventre d’un monstre, être un monstre… Le squale habitait ses pensées, il était là, niché dans un coin de sa tête. Il orienta sa carrière : Stefano ne fut pas capitaine comme il l’avait espéré. Il passa sa vie à fuir une forme sombre dans le sillage d’un bateau. Le monstre le grignota jour après jour, lentement, le temps d’une vie. Cette chose dépourvue de visage hanta ses nuits. Qu’avait-il fait pour être l’élu d’une légende connue et crainte par tous les marins du monde ? Pourquoi lui ? Au fil des années, l’attirance devint prégnante, envahissante, il voulait le défier, planter ses yeux dans les siens, au moins une fois. En finir même. Il était vieux maintenant, la peur avait cessé d’être, il était temps. Il partit à sa rencontre. SYLVIE DUTOUR.


MORT – C’est un nom. Objet de beaucoup de récits inspirés de faits réels ou de fiction - bien souvent abordé par la bande, car le problème posé, ce qui occasionne bon nombre de pages, n’est jamais simple. Il trouble passablement l’existence des vivants en y mettant (plus ou moins) un terme (selon le degré de proximité). Le sel du récit vient du doute sur l’affaire, tout d’abord y a-t-il vraiment mort ou pas mort, y a-t-il mort partielle ou totale et ensuite quelle est la cause réelle ou supposée de la mort - la réponse tient souvent à la présence (ou pas) du corps, d’où la popularité des jeux d’escamotage. Dans « Mais qui a tué Harry » ou « Fenêtre sur cour », le corps du délit s’éclipse et ressurgit comme la lune agitant les marées, dans le deuxième cas, le corps réapparait, mais par le biais d’un fragment, vite disparu à son tour, même aux yeux des observateurs vigilants qui sont les premiers à remarquer le cadavre du petit chien à l’origine de la réapparition partielle à deux pas du lieu de réapparition- un moment qui suscite une grande émotion chez tous les habitants de la cour, car c’est là un cadavre qui est visible, alors que celui de la maîtresse du chien, lui, demeuré disparu, n’avait attiré l’attention de personne, ou presque ; du fait de la complexité du cas de la mort d’un sujet, lorsqu’il est avéré au moins partiellement qu’il y a mort d’homme, pour résoudre un ou plusieurs de ces problème(s) qui ne sont pas nécessairement liés entre eux, mais peuvent se traitent de manière indépendante, plusieurs méthodes sont présentées dans les livres qui évoquent le sujet : l’enquête effectuée par un proche, l’enquête effectuée par plusieurs proches, l’enquête effectuée par un ou plusieurs professionnels d’une ou plusieurs professions (avec ou sans querelle d’experts), l’enquête opérée par le mort (supposé ou partiel ou avant sa mort, par le biais d’une bizarre torsion du récit) l’enquête inexistante, qui n’est conduite par personne ou qui se trouve entravée dans son élan – c’est le cas par exemple dans le cas où celui qui est chargé de mener l’enquête meurt à son tour dans certains cas aussi où l’enquêteur, voire l’auteur, se désintéresse de l’élucidation de la mort par exemple, pour mieux disparaître à son tour. Il y a pour un auteur deux morts, deux disparitions non liées l’une à l’autre, dans leur transformation par le temps. ELEN RIOT.

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MUR _ Les bras qui en sortent portent des chandelles, ils s’inclinent, se soulèvent selon leur désir sans tête, leur désir sans regard et leur désir sans voix, comme un insecte aux pattes coupées dont il ne reste que l’abdomen et qui s’agite, c’est le tapis qu’on tire sous les pieds, plus fort que chavirer, parce que le vertige s’épaissit dans la largeur du mur. Ça flotte rideau. Ça large montagne assise. Ça ne se traverse pas. Mou d’une tiédeur infâme, les mots pour dire le mur, trop fats et trop fiers d’eux, ne donnent pas la mesure, la tête contre, la mesure de la peur, tête contre, le papier peint qui se décolle, le mur qui se décolle, s’en va par strates, ce regard morne que ça lance en nous, les bras nus bougent, lentement, les flammes des chandelles font des cercles parfaits qui évacuent le noir en un instant, le remplacent par cette fausse lumière mangée de terne, murs mangés dans l’obscurité. C’est comme de la matière dont la substance implose, silencieusement. Quand il ne reste qu’un atome creux comme une façade de théâtre, pan de carton, il pleut de l’eau, ou c’est qu’on pleure. Le pâle éclaire des murs qui n’existent pas, et nous pas plus, toute la couleur ne sauvera pas. Après tu te tricotes du sens et tu décryptes. Tu peux même être cartésien, et tout décrire. Développer une fiction qui tienne. Le mur se tient trop loin de toi pour que tu le saisisses (pas la distance en cause, mais la matière). Et comme on peut, debout devant le mur, et immobiles, regarde comme on se débat. CHRISTINE JEANNEY.

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ŒIL – je me perds – je ne tente pas de raconter un film – mais ce que je garde en moi de ce film – ce vide soudain du réel - ce vide soudain du réel porte un prénom Henry – on ne sait rien de lui – ou presque – on entre dans son œil – on marche dans l’espace indéfini de son temps – Henry marche sur un sol noir boueux troué de flaques – des cratères d ’ eau noire – ciel de nuages sombres - et tout au long du film il porte un costume noir trop court pour lui et ses cheveux hérissés sur la tête – devenir l’œil d’Henry – et s’introduire dans des pièces sonores type broyeur – s’introduire dans l’image frémissante de lumière noire et blanche – expérience de confusion visuelle, de passages alternés d’un monde réel à un autre monde, d’une inquiétude étrange procurée, non pas par une histoire, par des personnages, mais par ce qui arrive – ce qui va arriver – ce vide soudain du réel -– la vie obscure d’usine d’ Henry – son arrivée, le repas les assiettes sur la table et autour un père une mère une future épouse et dans un plat, une viande qui gicle sa substance noire et bouge – rien ne se dit – et les voix sont celles des murs celles du corridor et – l’enfant au corps reptilien, l’enfant au visage à la chair à vif – on se souvient de ses pleurs peut être humains – et la voix – celle de ce jeune homme qui cherche le rêve - qui cherche un rêve - on plonge dans la recherche - on plonge dans sa recherche – on continue à expérimenter avec notre œil ce vide soudain du réel – et on traverse le temps avec Henry – on penche notre visage on tend notre cou on veut – non pas voir plus – non pas voir mieux – on veut fermer les yeux – sombrer dans la voix de la chanteuse au visage de boursouflures et au sourire d’enfant – ce vide soudain du réel cette voix ce corps enfermé sur une scène de music hall – et Henry frôle le paradis dans sa lumière blanche – « In Heaven, everything is fine » susurre la voix de la chanteuse – on est le rêveur aux aguets – on entre dans un corridor une porte s’ entrouvre sur – éclipse d’un corps sensuel - ce vide soudain du réel dans la fascination de l’exil des sensations connues – ANA NB.

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PARALLÈLE – L’Acrobate, blanc visage, avance vers nous sur un énorme ballon rouge. Fille ou garçon, traits fins noyés dans sa pâleur, qui habilement marche à reculons pour faire avancer son ballon sur la piste. Double sens. Apparition qui nous ravit. Vision qui foudroie et emporte l’enfant que je suis, de tels êtres existent donc à la lisière de la réalité, à peine incarnés, déjà évanouis dans la pénombre où se trame une vie parallèle une vie que… peut-être moi aussi… un jour…. Parallèles, nos trajectoires n’auraient jamais dû se croiser, même à l’infini : à côté l’un de l’autre, selon l’étymologie, nous aurions cheminé jusqu’au bout sans jamais nous rencontrer. Pourtant existe un lieu pour la rencontre, pas une intersection, mais un lien, une passerelle ou peut-être cette buée sémantique qui s’étend sur tous nos parallèles, substantif ou adjectif, féminin ou masculin. Car entre toi et moi j’ose tracer un parallèle, je relève une analogie cet état d’apesanteur où flotte ta grâce mais qui me fait trébucher de maladresse. Un soir de mon enfance, nous nous sommes trouvés au même point sur l’un des parallèles qui strient la Terre de l’équateur aux Pôles, indiquant les latitudes du Nord au Sud. Ainsi le 47e relie invisiblement Dijon, la mer d’Azov, les villes de Chișinău, d’Oulan Bator, l’île de Sakhaline et tant d’autres, nous sommes bien loin d’avoir fait là le tour du monde ou le tour de la question. Alors s’il faut pousser le mot dans ses derniers retranchements, utilisons les parallèles de Vauban pour l’encercler méthodiquement mais bientôt c’est moi qui serai assiégée par d’autres mots venus en renfort. ÉTRANGETÉ, AUTRE, DOUBLE réclament leur dû et font valoir leurs prérogatives en matière de fantastique. Ils m’attirent dans leurs ramifications, l’AUTRE et son pouvoir d’altération qui fait luire sur l’habituel cette inquiétante ÉTRANGETÉ et convoque le même, cet autre moi-même, mon DOUBLE, à ce glissement infini où le MIROIR magnifiquement déconstruit ne peut plus nous retenir de verser dans les mondes PARALLÈLES. M. G.

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PARTIR – Partir, c’est immense, le monde s’ouvre, la vie se déploie. Dire « Je pars » c’est dire l’ailleurs, presque y être déjà. « Je pars, il part » et ceux qui restent se courbent, à leur corps défendant, à leur insu parfois, éblouis, les yeux pleins d’images : la mer se déroule, le vent se lève, on voit les goélettes disparaissant dans l’horizon, les transatlantiques chargés d’hommes et de femmes en route vers une Amérique, la ligne noire du Transsibérien s’enfoncer dans un brouillard de mystères. Ou juste un chemin, un homme, une femme qui s’éloigne ; ses pas renouvellent l’horizon. On reste là, à quai, les mains vides, la bouche froide. Mais pas longtemps, car partir c’est vertigineux, ce n’est pas s’en aller (qui est quitter un lieu, tourner le dos) pas du tout voyager, ou se déplacer. C’est faire face à l’inconnu, c’est redevenir le premier homme, la première femme, marchant libres sur la Terre, droits devant soi — avant l’arrêt, l’ère des allers- retours. Tout le monde sait, pressent, lorsque le petit chaperon rouge quitte sa maison, qu’il ne s’agit pas d’un trajet, d’un déplacement d’un point à un autre, mais qu’elle part dans la forêt, petite vers le vaste, rouge vers le noir, qu’elle est en partance pour l’obscur, l’innommable. Le panier, la galette, le petit pot de beurre, sont là pour atténuer l’horreur, la miniaturiser, masquer le danger, mais la fillette, on le sait, risque sa vie. Partir, c’est toujours d’abord se départir, de sa vie, la ramasser, la poser toute entière comme une mise sur la table de jeu. Et la perdre, c’est le grand départ. Il, elle est parti(e), murmure-t-on pour dire la mort, pour désigner l’indicible, l’inacceptable, au mieux l’Inconnu, cette forêt sans nom, sans adjectif. Qu’une enfant seule doit traverser. Partir, c’est seul, même à dix, même à cent. Pas d’accompagnateur pour le chaperon rouge, pas de guide. Pas de complément d’objet direct, pas de forme pronominale, on ne part pas quelque chose, on se se part pas — pas de retour, même sur soi — on part, c’est ça, le vertige, c’est à cause du vide, rien avant, rien après, sauf le couperet du point : Je pars. Pour la petite fille, c’est plus un « Pars ! » que « Je pars », c’est la mère qui fait partir, qui sépare d’elle l’enfant, la jette rouge dans l’arène comme une muleta, l’envoie porter la marchandise comme une petite mule. Mais cette fillette ne devient le Petit chaperon rouge que par la plongée qu’elle effectue, elle devient elle en se séparant de. Même si, pour elle, partir c’est tomber dans la gueule du loup, cette bouche bée qui l’attend dans la nuit de la forêt, elle s’accomplit dans ce départ, en devenant le point d’origine, le « à partir de ». Elle devient héroïne NATHALIE FRAGNÉ.

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PEAU – L’infante s’éloigne du riche palais aux fenêtres noires, pieds nus, les yeux baissés, le visage barbouillé de suie, les mains serrant sur son corps la peau crue de l’âne aux écus d’or que le roi son père fit tuer dans l’espoir fou de l’épouser. Ainsi monstrueuse, belle et bête en même temps, elle s’enfonce dans un labyrinthe aux arbres morts. C’est un dessin de Paul Durand qui nous le montre (1925-1977 – il a illustréLe Grand Meaulnes aussi, autre histoire fantastique en puissance) : il s’étend sur deux pages du tome I des Contes de Perrault que je lisais enfant, et que je relis ces jours-ci avec ma fille de quatre ans (le même livre, publié à Paris en 1971, aux Éditions des Deux Coqs d’Or). Les sourcils de ma fille (qui malgré son jeune âge comprend l’atrocité qu’il y a pour une enfant à devoir épouser son papa) se froncent lorsqu’elle tourne la page et tombe sur le dessin le plus sombre du conte peaussu. Seuls le visage chagrin coiffé de la tête de l’âne aux yeux clos, aux oreilles raides et au demi-sourire, une partie des mains, les mollets glabres et les pieds dépassent de dessous la peau aux poils gris qui n’est même pas une pelisse, qui doit être encore chaude, encore suintante, encore saignante, et dont les nerfs sont peut-être encore un peu tremblants contre sa peau à elle (nue ?), sa peau pâle et froide de princesse encore vierge. Les mollets inclinés dans la marche laborieuse apparaissent à peine plus épais que la queue soulevée de l’animal, qui se termine par une méchante touffe de poils. Où sont les parures, où est cette bague qui échouera dans la pâte du gâteau ? Et le sac dans lequel elle a mis ses toilettes de princesse ? Dans un ballot dissimulé sous la dépouille de l’animal, à même sa peau à elle ? Cette peau (aussi lourde à porter que son cœur ?) contre laquelle le roi son père aurait frotté nuptialement le grain de la sienne en salivant si la fée marraine de l’infante n’avait conseillé à celle-ci de changer immédiatement de peau, de se peausser en soussouille et de fuir pour sauver sa peau, parce que peau que le roi son père à la peau du cœur épaisse trouva soudain plus désirable que celle de la défunte reine sa mère qui avait fait promettre à ce dernier de se remarier pour continuer à procréer, mais uniquement avec une princesse qui serait mieux faite qu’elle (avait-il été ensorcelé, ce père, pour qu’il eût brutalement la beauté de sa fille dans la peau ?). Peau de poule qui frissonne autant le jour du départ sous la peau d’âne qui sent fort, qui gratte et qui bourdonne de mouches, que le jour où la robe couleur du temps, la robe couleur de la lune, la robe couleur du soleil, ces couches de tissus, ces peaux de pêche aussi douces que la sienne et pourtant peaux mortes, ont été ajustées contre sa volonté sur son épiderme parfumé, alors que Frank Sinatra chantait I’ve got you under my skin dans la tête du roi son père. Et moi, mal dans ma peau, vivant avec des peaux de vache et rêvant constamment de changer de maison, de changer de famille, en lisant et relisant ce conte je me mettais dans la peau de cette frêle souillon (souvenir d’avoir découvert dans le dictionnaire la définition du mot « souillon » – femme malpropre ; servante employée pour faire la vaisselle et les travaux salissants – et de m’y être reconnue, comme quand je me suis reconnue dans le personnage de Cosette) à la peau crasseuse juste assez bonne pour errer au plus profond des forêts, et à la rigueur nettoyer l’auge des cochons. Peau qui aurait pu être dais nuptial si le conte avait totalement basculé, mais qu’on retournera pour la transformer en parchemin et raconter l’horreur qui fut. SABINE HUYNH.

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PETIT-DOIGT – Aux aguets, le petit-doigt dit, traduit, écoute, perçoit presque tout. Il entre dans l’oreille absolue, il est l’antenne charnelle du corps, il capte les mots, les images, les émotions que les autres enferment à double tour derrière leurs visages. Le petit doigt flaire le danger avant le nez, les yeux, le cœur. Le petit-doigt, il sait. Le fils de Jack Nicholson dans Shining est sauvé par son petit doigt. Quand l’index invective, le majeur insulte et le pouce fait de l’auto-stop, le petit doigt, le plus jeune de la portée, se branche avec l’informe, l’informulé voire le surnaturel. L’écouter. Il suffit de l’écouter et les portes des autres mondes grincent et s’agitent. Le petit-doigt les fait sauter et découvre la vérité. À moins que l’auriculaire droit et raide comme un i soit l’unique signe distinctif qui sépare un banal être humain d’extraterrestres venus coloniser la terre. David Vincent a passé sa vie à traquer les petits-doigts. CLAIRE DIDIER.

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PORTEOuverture spécialement aménagée pour permettre le passage. Mais aussi l’objet, encadrement et bois plein de la porte, sa surface. Y abattre le poing, y lancer le pied. Forcer le passage ou l’implorer. Derrière combien de portes as-tu pleuré ? Verlaine Portes des villes derrière lesquelles se sentir sauf et exclure – vestiges désormais, bons pour touristes : qui saurait dire à quoi ressemblent celles d’aujourd’hui ? Porte, pour ce qu’elle tient du port et de la portée : du passage et du décisif, du pas en avant, du franchissement, de l’arrachement. Il n’y a de porte de sortie que définitive. Simenon Portes derrière lesquelles se nichent l’intime. Portes derrière lesquelles deviner le secret, et l’effroi. Ainsi chez Kafka, souvenir d’une porte flanquée d’un gardien, passage impossible. À la lecture, cette idée absurde qu’en se fondant à la surface, en faisant corps avec la porte... MICHEL BROSSEAU

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PUITS – Un puits est un trou creusé verticalement dans la terre, et façonné. Selon son lieu d’implantation, on peut y trouver de l’eau, du pétrole, de la science, de l’amour. De merveilleuses petites filles, à la recherche de lapins portant goussets, ont parfois trouvé le long de sa paroi, des pots de confiture – vides, hélas. La profondeur d’un puits est très variable et peut atteindre l’infini. On parle alors de puits sans fond. Le plus célèbre appartient aux Danaïdes. Les puits se situent dans les prés, les jardins, derrière les terriers ou au centre de pièces rondes très étroites aux murs brûlants qui se resserrent. Le puits Murakami, situé à l’arrière d’une maison détruite, abrite un oiseau à ressort, ami d’une fillette qui n’aime pas l’école. C’est un puits sec au fond duquel il est bon de se tapir pour réfléchir. Petit à petit, le temps s’ y abolit, l’espace s’efface, l’univers peut se déployer. On accède alors à une conscience de soi extratemporelle : les souvenirs nous traversent et ce qui a été vécu prend sens. L’obscurité nous enveloppe comme un lange, les ténèbres nous font accéder à une perception nouvelle de notre corps. Le puits Murakami est le lieu où exister enfin, le seul peut-être, surtout lorsque la nuit noire vient fermer l’opercule du jour, bien au-dessus de nous. (Les références : Alice aux pays des merveilles – tout le monde aura reconnu ☺ - Le puits et le pendule, Edgar Poe – Chroniques de l’oiseau à ressort, Murakami) BÉATRICE D.

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REGARD – Il est petit, un mètre à peine, ses yeux sont grands, bien trop grands, ça dérange tout de suite : il voit, on sait tout de suite qu’il voit, qu’il voit tout, tout ce qui se tait, tout ce qui se terre, tout ce qui se cache. Seuls ces deux globes bleus, qui se meuvent indépendamment l’un de l’autre, animent son visage. De Son regard océan émane une lumière blanche. On prie pour ne pas le croiser, pour que jamais IL ne pose son regard sur vous, on sait qu’Il transmet la connaissance, et personne ne veut de cette lucidité là. ISABEL JAUNET-PERROTTE.

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RIDEAU – Le voilage ondule sous la brise qui filtre entre les battants de la fenêtre, cependant que le jour décline à l’abri des grands arbres du parc. Une odeur d’herbe fauchée monte de la pelouse qui s’étend depuis le perron jusqu’au bassin. Un silence peuplé d’insectes en mouvement accompagne cette pause de la nature qui se prépare à la nuit. Le voilage ondule mollement. Dans ses replis, les papillons brodés prennent vie insensiblement, silencieusement, propulsés par une lumière dorée qui irise leurs écailles. Leurs ailes se détachent du tissu et commencent à battre. Ils forment à présent une nuée éphémère qui flotte autour de la fenêtre dont elle percute les vitres, avant de s’en écarter pour investir la pièce, gagnée par la pénombre. Le cadavre gît sur le lit, sanglé dans un costume noir qui ne laisse apparents que ses mains veinées de bleu et son visage de cire. L’essaim de papillons s’en approche telle une caresse, il l’effleure, s’en éloigne, puis y revient, suscitant autour de son enveloppe charnelle une aura vibrante qui ne se résout pas à son inertie. On dirait qu’ils cherchent à soulever le corps, à lui redonner vie, à l’emporter, qui sait ? Mais trop lourd pour leur ailes légères, le corps demeure insensible au courant d’air que soulève leur batterie volatile. Les assauts des papillons se renouvellent sans relâche. A présent que l’obscurité sature la pièce, leurs taches blanchâtres sont les seuls points encore visibles, dessinant un langage secret, sans interlocuteur ni vocabulaire. Avec la nuit qui s’abat sur la terre, les papillons disparaissent tout à fait, même si une très légère vibration d’air trahit encore leurs mouvements. Puis on ne perçoit plus rien. Au matin, un taffetas de papillons morts recouvre le lit d’où le cadavre a disparu, hormis une chaussure tombée sur le tapis. SYLVAIN MARESCA.

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SCHIZO – « Double trouble », dirait Stevie Ray Vaughan. Le personnage fantastique souffre de schizophrénie sous une forme aiguë : « Je est un Autre », dit-il. Voyez le fragile Docteur Jekyll et son alter ego hostile, ou le débile Peter Schlemihl et son ombre subtile ; ils dealent parallèlement, malhabiles, deux existences difficiles, inutiles, à la fois juvéniles et séniles, fertiles et stériles ; ils sont coincés entre le « kill » des crocodiles et le « thrill » des Evangiles. F. D.


SOUFFLE – Souffle : la consigne c’est la consigne ! La consigne c’est la consigne, la consigne et c’est quoi la consigne ? Un objet ? Une phrase ? Même pas un phrase ! Pas même un objet ! Un mot ! Rien qu’un mot. Ah ! J’allais oublier son ombre ! Un mot et son ombre ! L’ombre d’un mot, laissez-moi rire ! On nous affame ! Un mot, un seul, autour duquel tout tournerait et autour duquel par conséquent, nous tournerions aussi. Et la question se pose : en fonction de quelle loi, en vertu de quelle force, (car il en faut bien une) un mot tirerait-il toute la couverture à lui ? En vertu de quelle attraction, tournerait-on autour de fourchette plutôt qu’autour de Jupiter, crise, résurrection, persil ou bistro ? Un mot pour un départ, un mot pour une arrivée. Souvent le même. Un mot qui viendrait de loin chargé de sens et d’histoire. Un mot qui serait né sur les lèvres d’Homère, se serait perdu et que Borges aurait retrouvé grâce à cet étudiant, venu lui faire la lecture à domicile, chez lui, dans la salle obscure des bibliothèques intérieures . Un mot qui aurait des racines, un passé, une famille, un pédigrée. Un mot nanti d’un arbre géniéalogique aux rameaux filant dans le chatoiement, la brillance d’un feuillage sémantique chargé de sens comme autant de contresens, de dérivés, comme autant de diffractions renvoyés par les doigts du vent dans le sombre, le vert anglais des frondaisons phonétiques. Un mot à l’étymologie vagabonde. Un mot aux ancêtres assyriens, perses, mèdes, hébreux oh Babylone combien de rêves étranglés dans tes entrailles, et vous mots de Byblos, deTyr, Sidon et de Didon, dit-on à Carthage, plongés dans l’encre de Flaubert. Et ce vieux terme grec ressuscité aux thermopiles vous le connaissiez nabatéens de Pétra où Paul, frappé de cécité sur la route de Damas, patienta deux ans en votre compagnie avant de s’en aller répandre les mots évangéliques, ceux de la bonne nouvelle aux gentils mais vous romains tous fils d’ Apollon, tous voyageurs, tous tétant la mer immense comme un sein salé tendu entre les plaies saignantes de la terre, tous fils du verbe, tous enfants des signes voyez l’Égypte antique, dans le berceau du Nil où se renverse le ciel des hautes terres d’Érythrée, déborder de bleu, de blanc. Voyez-la excéder de sève jusque dans l’indolence frelatée des felouques assoupies dans la touffeur d’Alexandrie phare des bibliothèques, phare des peuples, où tous les mots de toutes les terres, de toutes les langues, tant vivantes que mortes, de l’atlante à celle d’avant Babel, où tous les mots de tous les idiomes se retrouvaient, campaient, dormaient, puis migraient à leur tour. Quittaient les rayons, les alvéoles, les cylindres enfin pour une consultation, une balade vivifiante dans l’esprit du temps. Et les diseurs, les conteurs publics le reprenaient. Et le mot sortait prendre l’air, vivait, se prononçait, était répété, redit, entendu, écouté, analysé dans ses plus lointains, ses plus étranges rapports au réel par tant de scribes, de philosophes, de prêtres, de lettrés, d’astrologues, de mathématiciens, de devins qu’à la fin, épuisé il délaissait les sphères organisées de la pensée structurée, structurante, et descendait trainer les rues où le peuple s’en emparait, le modifiait et là dans la poussière, la sueur, la souffrance et la joie malgré tout, des mots naissaient aussi et l’un d’eux alla jusqu’à faire carrière en devenant l’objet d’un débat resté célèbre entre le mage Plotos d’Illyrie et la sibylle de Cumes. Dialogue longtemps conservé sous la forme d’un unique rouleau dont la trace se retrouve à Delphes vers le début du troisième siècle de l’ère antique ; ce que semble confirmer Plutarque, quelque trois siècles plus tard, dans un texte qui ne nous est pas parvenu mais qu’Origène lui attribue, et qui relate, une transaction entre Delphes et Alexandrie ainsi que l’acheminement d’un précieux papyrus à destination de l’extraordinaire bibliothèque. Ce texte aurait été conservé en ce lieu jusqu’à la disparition, quasi fantomatique, de la fabuleuse institution gagnant insensiblement au fil des siècles les sables immortels des légendes, ripant, glissant graduellement, vers la pétrification des rumeurs et des bruissements que les vents du désert colportent, déplacent comme ils déplacent les dunes, les chameaux, le sel, les contes, les paroles des sages, la folie des hommes au même titre que ces textes traduits à proximité de l’îlot de Pharos durant les années fécondes qui virent le récent établissement accumuler des six horizons, les tous premiers codex, le savoir universel et qui la virent dans le même esprit commander la première version grecque de ces parchemins inquiétants, objets d’une crainte fondamentale, primitive, viscérale et simultanément chargés d’un respect confinant au blasphème. Rescapés de Mediggo (Armageddon), ces rouleaux sorti dans un sarcophage lors du siège de la ville furent transcrits en grec véhiculaire par 72 interprètes. Ces rouleaux remplis du nom sacré tracé à l’encre de la parole enchantée et qui ne devait jamais périr. Ces rouleaux de l’histoire du monde, comme un livre de bord afin de ne pas perdre le cap et trouver ce mot, ce mot autour duquel tournerait comme un spectre une forme, une vertu essentielle rattachée au grand œuvre mais auparavant, en vue de cette quête faire le plein de mots-carburants. Le plein de mots-clé, le plein de mots-fusées, le plein de mots insolites, barbares captifs et silencieux, éteints, mots bagnards, galériens tatoués jusqu’au fond de l’âme sans omettre, cela va de soi, les orphelins, les mots sans queue ni tête non revendiqués, ceux muselés qu’on n’écoute jamais et qu’en plus ils mordent pareils que les mots venimeux, les mots poussiéreux que seuls les vieux dans le grenier encombré de leur enfance dénichent encore et donc des mots sans dents, sans mordant, des mots estropiés aux syllabes à moitié bouffées, des mots maladroits, touchés, touchants, galvaudés, des mots d’excuses, d’autres blessants, tranchants, pointus, affutés. De vrais couteaux à désosser et avec tout ça, il m’en faudrait encore un. Un seul, un ultime ou premier mais un qui ne serait pas de trop et qui de surcroît, il le faudrait, raconterait une histoire à lui tout seul. Le pôvre. Une histoire comme il était une fois et le mot « ilétèthunefoi n’est cependant pas le mot dont je voudrais vous entretenir et du reste, je n’ai pas de mot en moi si fort qu’il ouvrirait, sésame universel, la porte. La seule qu’il me semble convenable de pousser vu que toutes les autres, au travers d’interminables fenêtres en enfilades, de successions d’étages de couloirs en de chausse-trappes, de trompe-l’œil en tunnels, de puits en souterrains, de boyaux en escaliers et d’escaliers en échelles, tout y mènent, conduit vers elle à plus ou moins brève échéance. Cependant, pour l’heure, alors que d’ordinaire en manque cruel et chronique de vocabulaire, voici curieusement que je me retrouve avec une foule de mots attroupés, massés, serrés et qui se bousculent se pressent au pied du clavier tandis que d’autres désespérément coincés dans un vieux plumier appellent les synonymes en renfort. Manque de bol les antonymes rappliquent avant la fin du chapitre et chacun de brandir, d’agiter sa petite pancarte au bout de sa, de ses syllabes tout en riboulant des voyelles , moi, moi, moi, moi, moi, moi ,moi. Je veux bien, comme l’avancent d’aucuns, que tous les mots soient adultes mais franchement, par moment, ce sont de vrais gamins. Bien sur qu’il sont tous grands, forts et bêtes comme aurait dit ma mère. Même les petits, même les gros , même les vilains, ils iront tous au paradis avec les saints et les assassins et les mots tendres, les doux, les durs, les risqués, les mots en passant, les mots d’ordre, les mots croisés, les fléchés, les vifs, ceux qui s’emportent et les ronflants et de fait ce n’est pas la différence entre eux qui importe, quelle différence entre éternité, soupière, infini et disco ? Ils sont tous si fragiles, si difficiles à comprendre parfois que difficile ne suffit plus donc on le vire sans indemnités et on embauche ardu et sa mamie l’arduité. On recrute, dans la foulée impossible, débile, insensé, à la con, vachard, tordu, cornélien, coton, duraille tellement significatifs, utiles, si délicats, si sensibles chacun à sa manière, que c’est faire des histoires que d’en choisir un, un seul, et se mettre à dos tout le reste du dictionnaire d’autant que la démarche me semble boiteuse vu qu’en réalité, on ne les choisit pas mais les mots vous choisissent. Ainsi un mot tout bête, porte, miroir mais déjà ces deux là reniflent le trouble et l’inquiétude à cents pas alors que bijou caillou, chou, genou hibou joujou pou voilà un joli collier en ou. Et même hibou, entre joujou et genou devient vraiment chou. Amusante chainette de mots légers, mignons, tout poutoutpoutoupoutou mais non, attention ! Gaffe ! Aucun mot n’est insignifiant ! Même zéro que ça vaut rien n’est pas nul et ce n’est que par la manière qu’ils ont de nous approcher qu’ils deviennent efficients, réels, efficaces. Qu’ils se particularisent dans toute la magie, la splendeur déroutante du verbe. Ainsi je fus voici quelques décennies contacté par deux cailloux. Deux pierres, deux gemmes d’une eau exceptionnelle. Deux cabochons sertis entre un article défini et un article indéfini partitif. Le premier mis au pluriel s’épelle ef air eau aine thé à aile i eux aire esse quant au second il ne veut rien dire ou plutôt, signifie rien ce qui en soit est une prouesse pour un mot baptisé néant. Entre les deux mon cœur balance pour un troisième. Choisissez mesdames, choisissez messieurs, facile à dire, facile à dire. Bon, néant, je vire vu que néant tout seul c’est même pas néant par contre, l’autre j’aime bien. Pas l’idée de front qui trace douloureusement la ligne, le choc, l’absurdité criminelle des grands capitaines : la dégénérescence philosophique mortelle, contagieuse des directeurs de tueries, les tranchées, les rats, les poux non pas le front ni même l’idée des frontières-passoires, frontières-massacres pas plus que le statut de sous-travailleur de tous les frontaliers du monde non ! Je peux pourtant garder frontière, frontalier en dépit de ses dérives malsaines mais dans l’acceptation sobre de limite jouxtant l’au-delà de la frontière, le néant et là ça devient intéressant car ce qui importe ce n’est pas vraiment de se balader dans le néant vu que tous nous en venons et y retournons mais de s’en approcher, de passer la frontière et d’en revenir vivant de son vivant et ça c’est au minimum le boulot, à plein temps, d’une existence ! Genre un tour complet à la barre fixe En fait ces deux mots débarquèrent dans ma vie, quelques semaines avant que je ne franchisse une limite d’un genre très étrange et qui ressemblait à s’y méprendre à celle artificielle séparant la Turquie de l’Iran mais non, c’était et c’est beaucoup plus. Beaucoup beaucoup plus. Que convient-il de privilégier ? Ce que l’on a contemplé ou ce qui nous a permis de contempler ? La même réalité envisagée sous l’angle du but ou des moyens confondus ici tellement que le but s’évanouit, disparaît aussitôt les moyens mis en œuvre. Frontière et souffle et des deux, je choisis souffle. Ouf ! La première partie du boulot est faite et mal faite. Aucune référence cinématographique, littéraire, artistique, rien qui de nos glorieux ainés nous renvoie la lumière. Juste une pâle reconnaissance en direction d’un bouquin acheté vers la fin août 1972 dans les bacs à solde d’un bouquiniste à Nice et dont le titre m’a totalement, si complètement induit en erreur que je n’ai pu, du coup que l’acheter d’autant qu’il ne coûtait et c’est sans doute toujours le cas en 2015, que quelques balles. On s’éclate à pas cher ! A lire le titre je me suis dit et je m’en souviens comme d’hier, « tiens de la s.f. pourquoi pas ? » En fait, je suis tombé en l’ouvrant (histoire de voir si la guerre des galaxies molles avait déjà commencée) sur un passage, des méditations de Descartes. Une cogitation. Une manière plutôt, pour le cher exilé à la nature profondément cartésienne, de coller l’Éternel Dieu dans les dossiers en souffrance. A voir après jamais, vu que, dans cette zone et à juste titre le reconnaît-il, personne ne pénètre sans assistance, sans protections et considérant que ce territoire ne constituait nullement l’objet de sa quête Descartes a simplement laissé tombé pour penser être et conjecturer, (afin que l’on comprenne bien que non seulement il est mais qu’en rab, il pense) que penser suffit à établir l’être en soi et à l’époque ça a plutôt bien fonctionné. Ce que l’on peut aisément piger vu que la bombe à hydrogène, ou l’autre à neutrons et les petits gadgets qui vont avec n’avaient pas encore pointé le bout d’une ogives au rayon des joujoux. Sur ce passage au cours duquel Descartes remise l’hypothèse divine dans le tiroir sans fond du doute donc j’ai ouvert le livre et lu que pour s’aventurer aux frontières, aux limites de l’être un guide, de l’assistance, de l’aide, du soutien sont requis. Un peu comme une tenue de plongée, de cosmonaute Donc le souffle, et oui, le souffle, le culot, la forge, le feu, l’air, l’eau, la terre l’énergie, la vie. Le souffle ! Le souffle qui va si bien avec les extrêmes ! Le premier à la frontière et le dernier à la même frontière. Le souffle, l’air cette nourriture immédiate, imperceptible presque sous la coupole de la petite ourse tant l’on respire par automatisme. Le souffle s’engouffre, investit, envahit noie, enflamme, crée, distend, détend, viole le tissu pulmonaire. L’imbibe, l’ imprègne et le déchire telle une membrane battant entre deux monde : liquide et gazeux. Ticket tamponné, tu cries et c’est parti ! Tu crois que tu viens de naitre et le croiras jusqu’à la fin du souffle puisque le dernier n’est jamais que le premier. Le même, exactement le même ! Un prêt que tu rends. Nous n’inspirons qu’une fois et n’expirons qu’une fois. Un seul souffle rythmé long de quelque soixante-dix révolutions terrestres . Le souffle, la puissance du souffle ! Inspiration ! Expiration. Entre les deux tout le possible et tout l’impossible ! Bon dieu, mais en réalité tu n’es pas encore au monde. Tu crois que tu vis. Tu penses que tu es, mais non tu n’as fait que changer de mort. Que changer, en passant de ta mère à la terre, la taille du cercueil et c’est maintenant, maintenant que tu crois vivre qu’il faut naitre. Percer l’hymen du cosmos. Le souffle mais, pas n’importe lequel. Pas celui de l’acier dans Indiana Jones et qui tranche le cou du pénitent ne s’agenouillant pas non, pas celui-là trop marketing et pas plus le souffle des petits bijoux largués sur Hiroshima et Nagasaki (tiens je remarque que nous sommes le 6 août et que 70 ans filent vite et aujourd’hui, le 9, à relecture, je fais ce même constat) et pas même le souffle de Noël 2004, rien à voir, rien mais rien à voir. Autant comparer une rose rouge et une rose blanche comme dirait la reine de cœur. Rien à voir, non ! Circulez ! Le souffle divin on en trouve une magnifique illustration dans cet antique pavé, ce recueil de récits épiques et fantastiques où l’on lit la création du tout premier golem qu’une insufflation d’ordre spirituelle et passant par les narines anime. Ce bottin où l’on voit la mer rouge s’ouvrir, la terre entière sous les eaux, des plaies frapper le pays de Pharaon et des prophètes gras comme des sauterelles menacer des empereurs. Un livre ou l’on lit le récit du tout premier crime, le récit d’exils, de conquêtes, d’apparitions angéliques fabuleuses au milieu des carnages.. Ce bestseller depuis des siècles, et plus précisément dans l’ancienne partie du pavé raconte qu’un gars, Élie cherche à rencontrer le maître Un de l’univers multiple. Passent des tempêtes à décorner les bœufs, des tremblements de terre à réduire en poussière les sommets les plus inaccessibles, des incendies gigantesques au souffle de soufre et Machin finalement n’est ni dans la tempête, ni dans les séismes, pas plus que dans la fureur des flammes cependant là ; dans ce souffle, cette saute de vent légère légère, légère, ténue mais comment-est-ce possible. Comment, oui comment le souffle puissant de la création, comment peut-il se faire aussi discret, aussi délicat, frêle, subtil et pourtant ça décoiffe et paraît-il, (ce que j’aime par dessous tout), ça soouufffffffffffffffffffffffllllllllllllllllllllle avec plein d’ailes où bon lui semble et ça, ça c’est le top. L’imprévisible, la surprise absolue, le bâtard du hasard que ce fameux souffle, ruah dont on trouve dans l’ancien testament plus de trois cents occurrences. En fait le truc m’apparaît comme un souffle hyper-puissant et qui conjuguerait les mais je dis ça comme ça parce qu’en fait on ne peut rien dire ou si peu... Une sorte d’envol aux confins du possible, aux limites mais lesquelles, physiques ? biologiques, ? il semblerait, dans ce cas, que le souffle les souffle sinon à quoi bon ? mais plus que de voir ça, devoir se dissoudre, disparaître et pourtant rester là, étrangement présent et le souffle permettrait ce genre de chose. Bien évidemment il faut non seulement une préparation (involontaire souvent et à l’insu du sujet) mais en plus un soutien du ciel comme l’a si bien dit Descartes. Et là, tout s’embrouille car depuis que dieu est mort, le ciel s’est fait la malle. Il nous reste le souffle. Le jus du souffle. Souffle : tout début vient en fin. Que ceux qui n’ont jamais respiré lèvent la main. LAURENT SCHAFFTER.

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SPECTRE — Spectre — un mot du fantastique. C’est le mot à ne pas dire, à ne pas écrire pour garder l’imprécision de la sensation. Celui qui voit le spectre ne sait pas, d’abord. L’existant est là et c’est comme une révélation qui n’a pas encore donné sa réponse. Une présence étrange, une expérience qui aliène : une femme qui apparait, un père mort qui revient, des hommes blancs et nus qui promènent par devant le rosé de leur turgescence : cas unique se trouvant dans quelque immeuble ne finissant pas de se construire, corrompu avant même son érection. Une manière de contrepoint à toutes ces femmes faites étranges par leurs halos, flottements, pâleurs, évanouissements, peaux transparentes, absences de lignes dans la main. Évanescences sans destin. À tous ces noirs faits zombis, morts vivants, esclaves déchainés — toujours le même dispositif de révélation, toujours le même point de vue, toujours sur les mêmes existants. Changer de focale : comme lorsque la transe des noirs permet de convoquer le spectre des blancs. Un contrechamp faisant place à l’autre aliénant. Voilà. Le spectre comme état plasma de la matière : c’est l’autre quand on ne sait pas quoi en faire. Pas liquide, pas solide, pas gazeux. Plasma / ectoplasme. Les morts, les femmes, les noirs. Ça colle aux doigts, ça colle à l’âme. C’est l’état de l’autre en général. Et voici le spectre du capitalisme, d’usage courant. Et plus loin encore, dans les bayous, il y en a qui tendent leurs bras nus entre l’air et l’eau, des trainées grises qui rappellent que le sel a séché la sève, que le pétrole fait couler les sols, que mister Go engage les ouragans dans la ville pour les subsides de la terre. On pourrait dire : ce sont des spectres qui s’élèvent et qui nous parlent pour peu qu’on fasse tourner les tables. Les tables de négociation. Mais ce ne sont que des arbres, des arbres qui tentent encore de faire avec les existants qui les hantent : les humains. Les nommer spectres serait perdre l’effet. ZONE CLAIRE.

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SURVOL – devant moi, un peu au dessus de moi, quatre pattes démesurées, si longues que semblent à la recherche du sol, un galop lumineux emportant un corps tendu vers l’avant, et flottant un peu au dessus, dans le prolongement de la course, énorme, une tête qui semble dissociée, jetée en tel élan qu’elle n’est plus que cou puissant surmonté d’une crinière échevelée par le vent du galop effréné, allant sans presque que se dessine la tête ni même l’oeil, vers un naseau qui avale l’air au dessus de la grande plaie d’une bouche ouverte par l’effort du galop. Dans la nuit, une cavale de lumière, de mouvement, de pierres où s’estompent quelques fenêtres. Une image restée dans ma mémoire, mais j’avais oublié le petit être en uniforme improbable qui, assis à croupetons sur un grand espalier de bois, semble la chevaucher et rêverait de gloire, qui pour moi se rue hors de sa peur, se rue au delà d’une gloire vers le dégoût et la mort. Une cavale que je voyais voler au dessus d’un monde de vies méprisées, de guerres, de carnes éventrées qui viennent de chez Claude Simon, s’élançant vers une évasion impossible, et je posais sur son dos le cousin japonnais du roi Lear, dans la folie de son désespoir, plus profonde, totale, évidente que celle du prince de Hombourg, barbe blanche au vent, et couronne de fleurs tressées par son fou, maintenue sur sa tête par les longs cheveux enchevêtrés, semant derrière lui un petit nuage de pétales, et chantonnant une comptine à sa faiblesse, pour que lui reste son égarement, que recule son éclair de lucidité, son remords. BRIGITTE CÉLÉRIER.

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THÉÂTRE – Cerveau en roue libre, tu glisses tous feux éteints à travers les rues de Paris et, par instants, sans bien savoir pourquoi, tu frémis de désir. Le rêve contient des détails précieux difficiles à saisir sur le moment et qui s’évanouissent au réveil, petites choses dont presque personne ne parle et qui pourtant touchent à l’essentiel. Elles tiennent sur un fil, un fil si mince qu’il est presque invisible. Tu sens qu’elles pourraient faire émerger la part de toi-même qui est encore en vie. Cette nuit tu franchis les portes du théâtre à l’italienne. L’immense salle que tu survoles est déserte et plongée dans l’obscurité. Seul le plateau est éclairé. N’aie pas peur, approche-toi de la rampe, les rideaux sont ouverts. La scène se déroule dans un cercle de lumière aux contours flous. Une actrice est agenouillée au milieu. Elle porte une robe blanche et légère. Son corps est un peu voûté. Soudain elle tourne la tête vers le public absent. Son visage est étrange, d’une beauté hiératique, sans âge ni expression. Le regard est clair, glacé, surnaturel. Le fantôme d’une actrice, penses-tu. Tu la vois porter à sa bouche une coupe remplie à ras bord d’un liquide noirâtre et épais. A peine les lèvres touchent-elles la substance qu’elle éloigne la coupe d’un geste brusque et la fait déborder. C’est alors que le rideau de gauche se met à trembler. Tu frissonnes. Un coup de vent froid balaye la scène, traverse le corps de l’actrice qui s’écroule en silence. Le bruit métallique de la coupe qui percute le sol et roule sur le plateau résonne longtemps dans ta tête. Le liquide se répand sur les planches par larges cercles, comme de l’encre sur un buvard. Le corps de l’actrice se désagrège rapidement. Bientôt il ne reste plus qu’un tissu blanc enveloppant des restes d’os et un tas de poussière. Tu tentes de rappeler les traits de son visage et la clarté étonnante de son regard lorsqu’un éclat de rire retentit derrière toi. Tu le sens s’approcher. Une peur aiguë t’empêche de te retourner. GWEN DENIEUL.


TRAIT – Trait : nom masculin, ligne que le peintre trace avec son pinceau, ses doigts, sa main, cette main qui a aimé, caressé, giflé, aimé, bu, vécu jusqu’au tremblement. Je vois encore la sienne pousser la porte de l’atelier des potiers. La plupart d’entre-eux l’ont déjà reconnu. Sa réputation le précède, malgré son apparence de mendiant. Il ne demande presque rien, de quoi manger et il sera heureux. Mais les pots ne se vendent pas mieux avec de jolis motifs. On lui donne tout de même une jarre. Peut-être par pitié, par respect aussi pour son génie. Il tente d’y tracer une barque voguant sur l’eau. Mais du pinceau ne sort plus qu’un trait hasardeux. L’alcool, l’âge, la maladie, la misère, la fatigue d’exister, tout ça pèse désormais sur sa vieille main. Le trait est encore en lui, mais la main est désormais incapable de le tracer correctement. Un jeune potier s’énerve : « — comment diable peut-il peindre avec une main tremblante ! » On lui offre malgré tout le gîte et le couvert pour la nuit. Les jarres du jour sont au feu, en train de cuire. Pendant le dîner, le jeune potier s’approche un peu gêné du peintre et se confond en excuse : « — pardonnez mon ignorance maître, vous n’êtes pas un peintre ordinaire. » Le peintre n’en tient pas rigueur, lui tape amicalement sur l’épaule en riant, comme si cette reconnaissance n’avait au fond aucune importance, qu’il avait à juste titre juger son trait impuissant. Devant le feu, l’oeil sur les jarres, le jeune homme poursuit : « — quel genre de jarre voulez-vous ? Des peintres tels que vous souhaitent de la poudre d’acier à mettre afin que ces pièces prennent vie. Les vernisseurs veulent que leur émail se répande correctement. Le propriétaire du four attend un ou deux chef d’oeuvre. Mais la décision ne nous revient pas, c’est le feu qui décide. » Le peintre esquisse un sourire vaincu devant la vérité de ces dernières paroles. Son regard fixe gravement le feu. On dirait qu’il vient de résoudre une énigme. Alors que tout le monde dort, il rentre à quatre pattes dans le four.... et disparait dans un nuage de fumée. Le lendemain matin, les jarres ont fini leur cuisson. Sur l’une d’entre elle, le jeune artisan découvre, avec stupeur, en quelques traits à peine, la grâce d’une barque voguant sur l’eau. ANH MAT.

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TROIS-MÂTS – Le trois-mâts est blanc. Il remonte le fleuve et ne sera bloqué qu’au premier pont. Il vient de loin. Il a traversé l’océan. Il emporte avec lui les embruns du grand large, et, de plus loin, l’exotisme des contrées les plus éloignées. Le cacao, les épices, l’or peut-être. On le voit passer depuis sa fenêtre. Majestueux, forcément majestueux. Les goélettes qui le précèdent n’ont rien de fantastique, attirent à peine le regard. Le trois-mâts et son équipage, c’est un rêve d’armada, de tour du monde, de pirates, d’aventure, de découvertes de terres vierges, d’autochtones, de paradis perdus. Le trois-mâts, ce sont les nouvelles de l’autre bout du monde qui viennent jusqu’à chez soi et qu’on trouvera dans quelques jours dans le journal qui aura pu les imprimer. Et le trois-mâts, riche de l’inconnu qu’il transporte, a pourtant ce côté rassurant des mots qui ne disent rien d’autre que ce qu’ils décrivent. Il y a trois mâts, c’est un trois-mâts. Alors qu’une goélette, hein ? Pourtant, celui-là, on peut le pressentir, n’apporte pas que du bon. Malgré la lumière, le soleil, la peinture blanche de sa coque, la toile immaculée de ses voiles, du fond sombre de ses cales surgira ce qu’on ne sait pas encore nommer. On ne le comprendra que trop tard. Lorsque la nouvelle aura été lue dans le journal. Le trois-mâts se sera fait trauma. SÉBASTIEN BAILLY.

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VISAGE – Masque derrière lequel se trouve un autre MASQUE. Parfois plusieurs couches successives s’alternent ainsi, et permettent de revisiter des temps révolus, des lieux détruits souille mon visage et tu trouveras le tien. Rendez-vous de tous les mensonges depuis la nuit des temps, le visage se prête à plusieurs expériences, hypothèses, conjectures dans une galerie d’art, en pleine nuit, des visages exposés sur le mur parlent entre eux, en fixant un promeneur terrorisé. si une deuxième personne, alertée, se présente, les visages se taisent. Les faits les plus extrêmes de la destinée humaine ont tous pour centre un visage « Point de fuite » : on appelle ainsi un visage maléfique qui décide entière-ment de la destinée d’une personne, celle-ci l’ignorant pourtant. Ne jamais s’approcher de trop près sans être sûr de savoir à quel visage on a affaire jour et nuit, il lui léchait le visage, qui ne cessait de fondre, jusqu’à la taille d’une pièce de monnaie, « face ». On dit qu’un jour apparaîtra un visage qu’il sera vraiment impossible de regarder, et ce sera l’apocalypse dans un musée méconnu de la banlieue de Londres se trouve le fameux visage qui avait vu la mort en face. mais sous peine d’être frappé de malédiction, il est interdit de le regarder. Multiples manières d’utiliser les ouvertures qui sont pratiquées dans le visage voir la pratique dite : « vissage ». Tendu d’une substance, la peau, tendre et transperçable le nez est traversé d’une lame de couteau. Parfois jusqu’à être presque transparente, la peau, bien que très peu rare, est très recherchée ne va jamais sans précaution toucher le visage de l’autre, et garde-toi au mieux de toucher le tien. Car il est très difficile de la retirer sans la détériorer. des cris déchiraient la nuit et plus personne ne dormit jamais vraiment. La chair du visage quand elle a passé plusieurs jours dans l’eau, entre dans la préparation de nombreuses substances utilisées par les faux-prophètes. Le visage est un objet de transgression à divers titres « Visage transparent » : phénomène rarissime, le dernier cas signalé a disparu en 1934. C’est un visage dont on peut voir toute la structure osseuse, musculaire, sanguine, en état de vie et de marche. Les visages que nous préférons oublier, « Visage altéré » : se dit d’un visage rencontré la nuit et dont il faut absolument se garder de croiser le regard, ou dont il faut absolument se garder de croiser le regard. GABRIEL FRANCK.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 août 2015
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