Verlaine | Jusques aux reins lourdement se hasarde

ou comment je ne suis pas entré en poésie


« Sur les méfaits intimes l’herbe ne repousse jamais », disait Ernst Bloch, et pour moi ce livre en serait l’incarnation exacte.

J’imagine que c’était en sixième. D’abord, c’est un livre corps, une reliure toilée et imprimée en relief par gaufrage, et l’intérieur du papier bible, très fin évidemment et transparent, à la fois souple et craquant à la pliure. Plus une impression bicolore à l’intérieur : je n’avais jamais vu ça.

Je savais que la poésie existait, l’achat d’un La Fontaine était obligatoire, mais ça se résumait à des anthologies. Mes premiers achats de poésie, Éluard, Prévert et surtout Tzara ça viendrait bien plus tard.

Qu’aurais-je su de Verlaine, sinon ce qui m’en venait par l’étrangeté du nom ? Bien plus tard aussi que je prendrais pleine face le choc Rimbaud – ici il n’est qu’un titre, mais un double titre, deux poèmes en vis-à-vis, assez pour se souvenir du nom emblème.

Mais le choc absolu, c’était le rapport de la langue à ce qu’elle désignait – ici, le corps, et comme touché. Écriture dans plus que de la sensualité, qui pour l’enfant de dix ans prenait effet de révélation.

Je remettais soigneusement le livre à sa place et le lisais en secret. C’était dans le grenier évoqué dans Autobiographie des objets. Puis un beau jour j’ai eu trop peur que son usage soit constaté, ou bien je l’avais gardé trop longtemps caché dans la chambre (qui s’en serait préoccupé pourtant), et je l’ai tout simplement gardé. Il se trouve que cinquante après, à ma propre surprise, je l’ai encore.

Je découvre aujourd’hui qu’il a été imprimé fin 1945, et offert à ma mère pour Noël, en 1947 – elle avait 16 ans –, par une copine probablement comme elle à l’école d’institutrice de Luçon. Il n’est plus temps de lui en demander les circonstances. Je n’arrive pas à déchiffrer le prénom, l’encre a trop diffusé dans le papier.

Il y a certainement une spécificité du travail poétique de la langue. Dans l’adolescence, et dans les premières années d’écriture, j’ai écrit – comme les autres – de la poésie. Les dernières tentatives doivent remonter à 1979-1980, en Inde, dans des cahiers brûlés plus tard. Balzac avait préparé le terrain dès mes quinze ans, il y a eu vers ce moment le grand ébranlement dû à la double lecture de Céline et de Faulkner, avant même Proust. Irrémédiablement passé dans l’exercice de la prose, qui a ses propres lois de vertige.

Mais ce que je dois à ce petit livre de Verlaine, pour ce rapport des mots au corps, qui révèle, c’était une porte d’entrée qui ne s’est jamais refermée.Cette simplicité (fausse) et cette légèreté (vraie), est-ce que j’y atteindrai jamais ? J’ai les deux Pléiade Verlaine, gris et massifs, c’est quand même dans ce livre-là, si incomplet, que je le relis pour comprendre.

Le relief, le mouvement et le toucher d’un corps dans une phrase, sans rien même savoir ce qu’on lit, ni qui ni quand ni où ni comment.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 juin 2015
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