Cergy | faire entrer le web dans le quotidien de l’enseignement

pas besoin de pousser l’art du web, juste lui donner sa place – quelques questions sur la place de la culture numérique dans l’enseignement


C’est en France en ce moment une question de fond, où le gros push a été donné par le Conseil national du numérique, dans son rapport sur l’e-inclusion [1] : la question n’est plus de traiter le numérique comme une spécificité (j’allais pléonasmer : une spécificité en soi), mais d’interroger chaque domaine d’activité en tant qu’il se refonde par le numérique.

Je ne considère donc pas qu’il faille se préoccuper d’introduire dans les facs et écoles des pratiques spécifiques d’écriture numérique [2], et probablement, par rapport au Québec par exemple, on a déjà loupé le train où il aurait été bon de proposer dès les premiers cycles d’université des enseignements de culture numérique. Plutôt s’atteler ensemble à comment le web reconfigure de façon transversale mais essentielle chaque discipline prise isolément, tout en déplaçant leur rapport.

Ainsi, la question reste entière de faire reconnaître la nécessité – pour transmettre et enseigner les Lettres autrement que comme enseignement mort – d’une pratique de l’écriture, ce qu’on dit officiellement (désormais inclus dans la nomenclature officielle des masters, création littéraire. Et pareil pour la culture numérique : s’il paraît d’évidence que, dès la première année post-bac, un étudiant en maths pratiquera LateX et un étudiant en histoire-géo Illustrator, on cantonne les questions d’édition, production et diffusion du texte dans son nouvel écosystème numérique, plus les questions annexes, sociologie de la lecture, ergonomie et économie des supports, à quelques sessions dans le cours des masters eux-mêmes mis l’écart en tant que « métiers du livre » – ce monde-là n’a pas encore vraiment décidé de monter dans le train qui, de toute façon, est déjà parti sans les attendre.

En tout cas, la spécificité de l’EnsaPC c’est que la façon dont y est transversalement et collectivement organisé l’enseignement nous prédisposait à prendre les choses de cette façon. Se former au plus haut niveau des usages créatifs du JavaScrip via Processing, et les mécanismes (y compris éthiques ou politiques ou esthétiques) dans la machinerie des jeux vidéos, l’enseignement de Jeff Guess sur la notion d’algorithme (un cours en français, un autre en anglais), ou la façon dont le numérique, son et image, traverse l’enseignement d’Éric Maillet, l’accès à la technique ils l’assurent. Y compris en mêlant l’écoute et l’analyse collective des travaux d’étudiants, à des micro workshops où on est cap’ de ressortir oscilloscope et fer à souder.

Autre exemple aussi : le détournement d’usage qu’est de fait le troisième étage, c’est-à-dire le lieu matériellement le plus relégué et inaccessible, tout au bout des labos spécialisés (le centre de doc est au 1er, les labos photo et cinéma au 2ème, il s’agit d’une prouesse architecturale qui vieillit bien, mais doit assumer ses 30 ans). À l’Essec toute voisine, la bibliothèque était aussi au 1er étage, mais elle a mis la pratique individuelle (ou collective, via cabines équipées et insonorisées) de l’ordi en son plein centre et s’appelle désormais learning center. Au 3ème étage de l’EnsaPC une salle ultramoderne d’iMacs rangés bien en ordre avec écran de contrôle pour le prof à l’arrière, génial outil mais tellement l’impression d’entrer dans une chambre froide rayon congélation d’un hypermarché que je n’y mets pas les pieds. à côté, une toute petite salle en longueur dans laquelle 10 iMac sont à libre disposition des 200 étudiants : une ruche [3]. Toujours occupé full blast full time. Normalement, en tant que prof ça se fait pas d’aller lire sur leur épaule. Moi je le fais quand même, tant qu’ils ne me mettent pas dehors [4] – la surprise de boulots en cours, dans ce double aspect de prise en charge de la partie numérique, production ET médiation, de leurs travaux numériques, et corollaire – comme l’usage privé ou social de leur identité numérique ils la gèrent depuis là où ils sont, transports, cafet’, ou directement dans leur atelier, depuis leurs petits MacBook, leurs tablettes ou leur phone, ici ce qu’ils font en branchant leur disque dur externe ou leur clé sur les gros ordis collectifs, c’est un monde étonnant et foisonnant de création web que j’appellerais discrète : qu’il s’agisse de leur site d’artiste, ou de production web collective, elle n’est pas, à commencer par le statut de cette enclave spatiale, connectée à l’’école comme collectif d’enseignement.

En tout cas, c’est comme cela que s’exprime de mon côté ce paradoxe. La maîtrise d’un site et de sa base de données, la première approche peut paraître dissuasive : Wordpress, spip, un hébergement, ça nécessite saut d’apprentissage pour l’appropriation. C’est mon rôle dans ces micro workshops proposés sous l’intitulé Écran total avec Éric Maillet et Jeff Guess. En contrepartie, les outils tout faits, comme Wix ou Tumblr, sont utilisés sans saut d’apprentissage par les étudiants : avec des détournements impressionnants des Tumblr. Mais est-ce la même chose, de confier son identité artistique à Wix, que de l’héberger soi-même et se coller 2 heures dans les premiers méandres de Coda ou Dreamweaver ? L’idée d’une revue de création en ligne – on est maintenant en prise en main de l’embryon – c’est aussi pour avoir les moyens de prendre ça en charge au plus concret, avec les mains dedans.

Par exemple, quel écart entre la maîtrise – côté étudiants – de logiciels dédiés très complexes, Première ou FInal Cut pour le montage film & vidéo, Lightroom pour la photo, InDesign pour des pratiques d’édition (qui ici ont un local dédié, l’équipement qui va avec, et la plus que nécessaire intervenante qualifiée pour les assister – extraordinaire présence et travail d’Angéline Ostinelli), et l’étonnant bric-à-brac de carnets, cahiers, téléphones, tablettes, ordis que fait émerger l’atelier d’écriture (incroyable quand même, sur 200 étudiants, d’avoir 24 inscrits le mercredi aprem et 14 le jeudi matin, juste pour pratiquer la littérature), et ce qu’il m’a fallu batailler ces premiers mois (c’est encore loin d’être gagné) sur une première attention aux questions d’archivage, ergonomie, sans parler même pour l’instant de structuration, mise en page ou propulsion.

Et attention, nulle critique ici : juste qu’il m’a fallu passer le cap d’une compréhension, le fait établi que pas de continuité entre le premier surgissement initial du texte, quel que soit le support, et le fait que le numérique n’en était plus la finalité si on passait à l’idée d’utilisation ou de publication, en ce cas ça repassait dans l’univers imprimé.

Alors, proposer un atelier sur la structuration des styles dans un traitement de texte, la prise en main de logiciels d’écriture base de données, le plug-in de logiciels d’assistance rédactionnelle comme Antidote, l’ergonomie epub pour que leurs copains puissent lire leur production sur leurs iPhone dans le RER du retour ? Question qui déborde d’ailleurs l’écriture : les 40 minutes de RER, pour nos étudiants, c’est la chance d’un temps de lecture imposé : alors pourquoi pas les cours de Deleuze sur le cinéma dans le casque ?

C’est là où la réponse est complexe. Le mois dernier, on a fait 2 jours de stage écriture web avec les M2 édition de Montpellier : les questions de l’écriture d’un côté, les questions du web de l’autre, et la pure magie des quelques moments où ça s’est superposé. À Cergy, j’avance résolument côté littérature, et j’essaye que progressivement on implémente la question du numérique à mesure que se pose la question de compiler, mettre en page, éditer et diffuser. Accessoirement, pour moi qui y ai consacré un bon tiers de vie les 5 dernières années, le constat rude que la liseuse (en tant que support dédié pour le livre numérique) a perdu la partie. Ce qui s’ancre dans l’usage web, où la notion de lecture reste la médiation principale (notre chance la plus immense, même si lire n’induit pas prééminence du texte), c’est l’usage interactif et responsive (reconfiguration de ce qui est proposé, en fonction du parcours, idée qui peut organiser nos sites autant qu’elles organisent déjà nos propositions narratives, lorsqu’elles sont nativement numériques) – dans une interaction où la littérature non seulement garde potentiellement une place déterminante à prendre (se battre pour), mais est d’emblée au coeur même de l’interaction (raconter une histoire, renverser sur elle-même l’immédiateté de la représentation, pour densifier le rapport à la réalité et l’ouvrir à sa part invisible) de l’appel qu’est chaque connexion.

Franchi enfin une autre étape : le cinéma a son labo (tout aussi numériquement équipé), la photo ses locaux (avec large part à l’argentique, mais on parle de reconvertir), les peintres ont leur repère – imposer que l’écriture ait besoin symboliquement d’un lieu repérable, même s’il ne s’agit que d’une agora, avec la possibilité de travailler à 2 ou 3, moi être dans un coin en entretien individuel, et que la revue on s’en charge ensemble, avec nos ordis portables sur la table, sans rien au mur ni armoire ni étagères ? Ce sera désormais tous les jeudis « en 304 ». C’est-à-dire en continuité directe avec la 307 arts numériques de Jeff Guess, la 308 labo son d’Éric Maillet, la 302 labo édition d’Angéline Vincent, et la 305 la ruche aux 10 ordis (303 c’est la salle aux iMac congelés).

Moralité :

 je ne sais pas qui aura lu ce billet jusqu’au bout, je constate que je viens d’écrire 45 minutes pile, mais je considère que c’est sur mon temps de rémunération professionnelle professeur stagiaire échelon 2C à 1650€ net/mois, et que ça fait partie du boulot de le penser, et moi penser c’est au clavier et via mise en ligne, sinon non, je pense pas (pour ça qu’on est payé ce prix-là).

 je me suis souvent exprimé ces dernières années sur la nécessité, parallèlement à l’introduction de l’écriture créative, de proposer des cours de culture numérique (maîtrise de l’identité numérique, enjeux éthiques et sociaux des pratiques web, technicité du numérique pour le texte de création et sa diffusion – voir chez Olivier Ertzscheid pour qui veut vraie création de fond sur ces questions). Par exemple sur la nécessité de proposer des stages création web et écriture numérique dans les dispositifs de formation d’enseignants, et content de voir que ça se met enfin en place : mais, dans ce contexte, je prends très au sérieux l’analyse du Conseil numérique citée en début d’article, et j’aurais tendance désormais à privilégier à nouveau la seule question de l’écriture créative, dans son enjeu littéraire (très attristant même de voir comment certains tenants des pratiques textuelles numériques, y compris à l’université, semblent dresser de nouvelles barricades). Marre de tous ces clichés sur le numérique menace, il y a seulement que l’ordi est la respiration même de nos usages, en amont du texte autant qu’en aval, et qu’on n’apprend pas la gynécologie ou la neurologie ou l’astronomie avec ordi ou sans ordi, on se concentre sur la discipline même et comment l’outil la démultiplie.

 et que ce n’est pas facile tout ça quand on est (et on est nombreux à l’être) livrés à soi-même sur ces questions. Quand on se retrouve à 5 ou 7 en 304 sur notre projet revue, comment même sérier la demande, comment formuler ce qui est technique, de ce qui participe seulement de l’écologie web, de ce qui ouvre à de réels enjeux de création littéraire, mais qui du coup s’éloigne par exemple de ce qui se développe à côté par les algorithmes ? Est-ce que de disposer – pour une revue de de création faite en commun – d’une salle dédiée, donc la 304, permettra que s’ancre spatialement un lieu de croisement entre studio film, labo algorithme, labo édition et studio écriture peut constituer un mode de réponse, sans dupliquer les cloisonnements spatiaux de l’école même (la « salle des profs » au 1er étage toujours vide et sinistre, autant que belles les conversations du midi enfournés au bistrot d’à côté) ?

En tout cas, au bout du 3ème étage de notre bâtiment de béton en arc-de-cercle, à 24 kilomètres au nord-ouest de Paris par le RER A, on essaye au moins de se poser la question.

[1Juste dommage que, dans la répartition des rôles, le Conseil national numérique s’interdise de parler en quoi que ce soit de culture ou édition, tandis qu’à rebours le Ministère de la Culture semble se spécialiser dans le soutien aux industries périclitantes, et considère tout utilisateur d’ordinateur, dans la réflexion et la réinvention de sa discipline ou dans la façon dont on la partage et l’enseigne, comme un ennemi potentiel. Alors nous on fait quoi entre les deux – on demande un détachement provisoire ?

[2Ce texte en dialogue dans une réflexion initiée par Luc Dall’Armellina, à lire ici en ligne : Ce pas qui nous élève – discussion bienvenue..

[3À noter d’ailleurs qu’ils ont imprimante et papier à dispo, mais que ça imprime nettement moins que dans la salle des profs à SciencesPo.

[4On pourrait même pousser le constat jusqu’à l’axiome suivant, sans doute favorisé par le fait qu’on est en école d’art, mais constat similaire le mois dernier en intervenant avec les master édition Montpellier : c’est par leurs usages numériques hors institution que j’entre en rapport de travail (donc institutionnel) avec mes propres étudiants, et c’est sans doute réciproque, lorsque par exemple (et si...) ils me rendent ici visite sur mon site personnel. Et corollaire immédiat de la question : comment garder en tête que nous ne sommes pas blogueurs à égalité, lorsque dans un lieu où la relation profs-étudiants est une construction dont nous sommes en permanence dépositaires et responsables ? Et cette relation change-t-elle lorsque, depuis chez moi et non plus dans la spatialité institutionnelle, je clique j’aime sous une photographie publiée par l’étudiant sur son profil Facebook ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 janvier 2014
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