vers un écrire/film #07 | bruits à rechercher – avec Henri Michaux

Tiers Livre, l’atelier d’écriture hebdo


 


 sommaire du cycle « vers un écrire film »

 télécharger la fiche d’appui et les extraits dans le dossier ressources du Patreon (outre l’extrait d’Henri Michaux, on a joint dans le dossier ressources abonnés le PDF du livre Bruits ou voix de Giorgio Manganelli, indisponible, et donc réservé usage personnel :

 lire les contributions reçues pour cet exercice, dans 1ère tentative (sans vidéo)

 sommaire général des cycles & ateliers

 

vers un écrire-film, bruits à rechercher, Henri Michaux


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Reprenons. Il ne s’agit pas d’aller vers le cinéma, mais de faire avancer nos techniques d’écriture dans ce qu’a empiriquement déplacé une expérience formelle qui, assemblant image, son, montage dans toutes leurs acceptions (variations de cadres, jeux avec hors-champ, multiples rapports d’illusion ou de convocation du réel, décalage son et image, rapport différencié aux dialogues, perception du référent sous-jacente alors que le roman doit sans cesse nommer son contexte) a déplacé en profondeur notre potentialité intérieure de récit, nous a appris à lire d’autre façon un récit complexe.

Rien de compliqué, rien, et c’est même plus large que le rapport au film, ou écrire le film : la présence du bruit, le bruit nommé, a une histoire dans la littérature. Pour nous, aujourd’hui, la bande-son du monde est une richesse infinie, mais toute récente – ne serait-ce que par l’explosion technique de ces 40 dernières années. Alors, pour faire entrer ce bruit dans notre écriture, être conscient de l’importance du son dans l’écriture, aujourd’hui on va seulement écrire une bande-son. Fabriquer une bande-son d’écriture.

Un texte qui ne serait fait que sons et bruits ? Allons-y...

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Un premier appui théorique, pour le contexte de ce qu’on cherche aujourd’hui : en évoquant La vieillesse précoce du cinéma, ce texte essentiel et bien connu d’Antonin Artaud (on en trouvera un extrait dans les fiches imprimables du site, rubrique atelier), écrit au moment où Carl Theodor Dreyer tourne avec lui son Jeanne d’Arc : compte rendu filmique d’un procès, donc multiplicité des locuteurs et des registres de parole, et alors que le cinéma est déjà devenu parlant, pour prouver que la révolution cinématographique tient à ce que les images seules font récit, et qu’en acceptant les paroles on revient en arrière au stade du théâtre parlé. Il ne s’agit pas ici de défendre une thèse, mais de s’ouvrir intérieurement par un retour amont (la belle expression de René Char), dans les conditions de franchissement mental qui ont pu être celles d’Artaud ou Dreyer en 1927, période immense pour le cinéma avec Dziga Vertov ou Robert O’Flaherty. Ainsi, le fait que dans le mental visionnaire d’Antonin Artaud l’idée d’un cinéma en relief soit conçu comme possibilité technique toute proche (la stéréoscopie a banalisé l’idée de photographie en relief) alors que l’idée d’un cinéma en couleur soit tout simplement perçue comme utopie non pas forcément irréalisable, mais inutile, en tout cas très accessoire. « Par le fait qu’il isole les objets il leur donne une vie à part qui tend de plus en plus à devenir indépendante et à se détacher du sens ordinaire de ces objets » : je cite ici ce texte d’Artaud, en amont de l’atelier lui-même, pour ce provisoire ajustement : découpler dans nos têtes l’univers-images de l’univers-son. En revenant à ce texte de 1927, on sépare mentalement la bande-son (le film muet suppose un musicien ou une formation de musiciens jouant sur la durée du film, voir les travaux de Kevin Brownlow, Silent Movies), au moment où la bande-son va commencer d’être insérée sur la pellicule pour en faire le film parlant, mais que cette migration se fait depuis un principe mental de réception qui les a longtemps laissées séparées. Et rappel technique sur l’organisation interne d’un fichier compressé mov ou avi, ou les bobines de pelllicule transmises encore il y a peu aux salles : la bande son comme élément séparé de l’ensemble, sur ou dans le même support.

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Maintenant, un saut résolu dans l’univers des propositions d’écriture. Les écoles de cinéma proposent depuis bien longtemps des workshops d’écriture, mais en les gardant strictement dans leur champ disciplinaire. Pour ma part, j’ai accueilli des étudiants en double cursus film/littérature à l’Université de Montréal en 2009-2010, mais, en 20 ans de pratique, je n’ai jamais été invité à intervenir en école de cinéma – aucun reproche, il m’a fallu le même temps pour intervenir une première fois en école d’architecture (Nantes, novembre 2014), je ne dis pas ça pour gémir, mais pour bien situer où on en est du décloisonnement nécessaire. Et rappel à ce que dit dans le préalable : il ne s’agit pas ici d’aller vers l’écriture scénaristique (c’est du coup le reproche à faire aux écoles de cinéma, absorption de l’écriture par le seul champ scénaristique, alors que la notion d’écriture, dans l’innovation audiovisuelle, est bien plus large), mais de s’approprier pour nos démarches littéraires l’élargissement de champ que nous a permis notre culture audiovisuelle, notre histoire personnelle de spectateur de film. Dans le monde de l’écriture-scénario, un exercice basique et classique (repris de façon très inventive par exemple dans le livre de Kenneth Goldsmith Uncreative writing) c’est celui-ci : se concentrer mentalement sur un film ou une portion de film, et écrire comme les yeux fermés tout ce qui nous en reste comme éléments sonores, voix et inflexions des voix, sons construits ou musiques ajoutées ou mixées, éléments sonores liés aux éléments de réels du tournage, etc.). Nota : il y a là une piste élémentaire, mais attention : ne pas s’y précipiter de suite, ce qui suit va être différent. Et s’il s’agit d’un atelier d’écriture avec public jeune ou, selon la formule institutionnelle, « en difficulté », ou dans le cadre d’une utilisation avec étudiants FLE (français langue étrangère), je vous en conjure : ne simplifiez pas l’exercice. Simplifiez la présentation des étapes, donnez vos propres exemples et utilisez les textes qui vous sont chers, mais conservez cette progression en 4 points... Je ne cite ce classique exercice du creative writing appliqué au cinéma qu’en tant qu’il nous rapproche du contexte imaginaire de la démarche suivie ici, dont l’ambition est littéraire, et non comme étape préalable d’un film, d’où le point 4...

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On ne peut aujourd’hui contourner Henri Michaux. Mais la réception de Henri Michaux, avec une oeuvre aussi complexe dans ses phases successives que dans ses objets eux-mêmes, est encore de notre présent. Dans ces différentes phases, rappeler le contexte, après le décès dans des conditions atroces de Marie-Louis Ferdière, les 5 années de pratique (plus ou moins) raisonnée et progressivement amplifiée des drogues, Michaux ayant passé les 50 ans, conduisant à l’écriture de 3 livres qui sont une phase précise de l’oeuvre, mais donc avec un avant et un après, Connaissance par les gouffres, L’infini turbulent, Misérable miracle. C’est dans L’infini turbulent peut-être qu’on repère le mieux la technique précise de Michaux : notes très brèves, conservées en marge, liées à l’expérience même – notes sibyllines, déformées, compactes –, associées à un développement écrit après l’expérience, mais concentré et découpé par cette suite irrégulière de notes minces. Quelques années plus tard (ce délai est important), on propose à Michaux de transformer en film l’expérience qui sert de base aux 3 livres. Ce sera les 34’ du film Images du monde visionnaire :

Ce que j’affirme ici, c’est que le texte de préparation du film Images du monde visionnaire est un geste littéraire à part entière, d’ailleurs il conduit à l’écriture linéaire du texte dit en voix off, mais que ce que nous avons conservé (publié dans le Pléade, tome III) des notes de préparation et avant-textes de cette préparation de voix off est un déplacement considérable de l’ambition littéraire : le texte n’existe qu’en tant qu’on le perçoit en tant que film, c’est-à-dire qu’on crée pour soi-même une réception imaginaire du film comme contexte immédiat de la réception et de la puissance du texte qui s’écrit.

Nous sommes au bout. Dans le chantier d’écriture pour ses Images du monde visionnaire, donc un texte qui ne sera pas utilisé pour la voix off, Michaux déploie en quelques pages, mais pages séparées, les sons à utiliser dans le film. Et il construit ces sons comme des bruits à rechercher, c’est-à-dire partir de l’imaginaire mental de ces bruits pour partir à leur rencontre dans le réel, ou les fabriquer artificiellement comme tels.

1) Coups de fusil, assez forts, nets. Vitres qui cassent (une longue suite de vitres qui cassent) et aussi de minces lattes de bois qui cassent, qui craquent.

2) Craillements de corbeaux (longue suite). D’un ou deux d’abord, ensuite de toute une troupe selon une gradation sonore qui doit en peu de secondes devenir impressionnante.
3) Bruit de cascades d’eau qui tombe, de masses liquides qui s’écroulent de tous côtés. Eaux tumultueuses, bruissantes (longue suite).

4) Pour accompagner la vue du « Jardin », en traduire et en accentuer le côté enchanteur, pépiements de passereaux (tjit.. tjit..), appels de tourterelles, de perruches. Ensemble sonore délicieux que traversera la trompette assez sourde des cygnes noirs d’Australie.

Pour compléter l’impression de chaud été, on y ajoutera le bourdonnement d’insectes, notamment de la grosse mouche bleue et des bourdons.

On entendra le bruit rythmé de gouttelettes d’eau provenant d’un arrosage circulaire, automatique.

Il essaie à travers ce rideau de bruits de poursuivre sa lecture. Mais le son des cloches des vaches des Alpes, le bruit de la mer, le bruit de scieurs de long, le bruit de la cognée des bûcherons s’abattant sur les arbres, le bruit d’usines, le bruit de rames dans l’eau, le bruit de palans et de mâts de charge au travail, le barrissement prolongé d’éléphants, etc. etc. Le coupent de toute compréhension, quoiqu’il reste le nez sur les livres, qu’il ne peut plus saisir que par bribes.

Il ne cesse d’entendre des bruits maintenant enchevêtrés dont il ne comprend plus le sens.

On dirait quelque chose comme le bruit d’une gare de chemin de fer au moment d’une grande affluence sur les quais.

Des voix en tous sens. En toutes langues. Des interjections. Des directives données (personnelles les unes, d’autres générales et par haut-parleur). De la mauvaise humeur. Des bouts de disputes. Ou murmure (contre lui ?) doucement. Vaguement.

Bruit augmentant par saccades, d’autres moments s’amenuisant. Fading. Puis ça a l’air de le concerner. Des réflexions de désapprobations, de mécontentement. Des murmures malveillants. Des voix qui disent (en mangeant à moitié les mots) : « Idiot ! Imbécile ! Raté ! Dupe ! Nigaud ! Non ! pas vrai ! Non ! pas ça ! »

Voix ronchonneuses, parlant comme pour elles seules.

Henri Michaux, Notes pour le Images du monde visionnaire, © Gallimard, extrait plus complet dans les fiches imprimables pour utilisation pédagogique.

C’est ce que nous proposons comme atelier : la construction d’un monde sonore fragmenté, qui s’appuie sur la démarche citée dans L’infini turbulent : note ultra-brève pour identification de cette suite articulée de sons (merci d’en produire une suite de 5 au moins), et chaque note développée comme fragment autonome.

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Si je ne l’ai pas citée ici, en cours de route ou en ouverture de séance, mais plutôt après la référence au texte d’Artaud 1927, il me semble important d’effectuer un bref rappel synthétique de l’histoire du bruit en littérature. De l’appareil sonore de la tragédie grecque par exemple, et de comment il conditionne la forme choeur du texte. De l’irruption progressive du son dans Rabelais : Gargantua encore muet sauf les paroles, et dépli de la parole dans le Tiers Livre avec dilution dans l’onomatopée ou le contexte, ou leur absence (de Nazdecabre le muet, au fou du Châtelet qui fait timper la pièce d’argent pour payer au son de son argent). Comment on passe de l’absence de tout bruit dans Balzac, sinon illustratif, au bruit générant le récit dans Flaubert, avec la roue à aubes du début de L’éducation sentimentale ou au grand fracas sonore de Salammbô. Et puis Proust évidemment (fabuleux passage de la construction de réalité de l’automobile qui passe, à partir de la dissymétrie sonore de quand elle approche et quand elle s’éloigne...)

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 12 avril 2015 et dernière modification le 10 avril 2022
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