dans ma bibliothèque | Nicolas Bouvier, L’usage du monde

et tout le modèle du livre de voyage éclate comme un moteur de petite Fiat dans la Kyber Pass


La difficulté avec certains des livres, c’est qu’ils semblent là depuis toujours, et que chacun les a lus, chacun les révère.

Pourtant il a bien fallu que quelqu’un vous en parle une première fois, et il a bien fallu que vous l’achetiez quelque part.

Le mystère de certains livres, c’est que l’évidence qu’ils trouvent ensuite pour vous-mêmes supprime littéralement ces éléments de contingence : ils étaient là depuis toujours et ne parlaient qu’à vous-même.

Je n’ai aucun souvenir d’où, comment, pourquoi j’ai acheté et lu la première fois L’usage du monde de Nicolas Bouvier. Et d’autant plus que celui-ci fait partie des livres rachetés, puisqu’il indique un achevé d’imprimé de 2002, alors que l’édition de La Découverte (probablement ma première) date de 1985, et l’édition de poche Payot de 1992.

C’est cette immémorialité (alors que ce livre a été publié en 1963, et que Bouvier traversait la Kyber Pass, au nord de l’Afghanistan, au même mois que je naissais) qui reste pour moi le symbole de ce livre.

J’ai toujours aimé les livres de voyage. Ils m’ont toujours accompagné. Mais celui-ci serait à part : le livre concernant le voyage lui-même. Un anti-livre de voyage.

Peut-être pour l’omniprésence de la voiture, la petite Fiat qui sert de maison et de viatique, tombe en panne plus qu’à son tour. Peut-être pour l’irrévérence : Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations.

À vouloir parler de L’usage du monde on se dit que ça va faire banal, que tout le monde l’a lu etc. Pourtant, avec les étudiants je sais bien que ce n’est pas comme ça que ça se passe. On peut toujours leur dire comme c’est bien, au mieux ils recopieront le titre et le nom de l’auteur. C’est plutôt dans les rendez-vous individuels, le dire comme un secret à chacun réservé.

Je n’ai pas souvenir que Bouvier parle de Michaux. Pourtant, Un barbare en Asie c’est bien remplacer l’exotisme du voyage par la seule expérience intérieure, devenue instable et basculante par le changement de contexte. Chez Bouvier, on ne se préoccupe même pas, en apparence, de l’expérience intérieure – on nous laisse le choix à nous, lecteurs, de tirer nos conséquences. Mais ce qui aurait été l’exotisme dans le récit de voyage traditionnel est ici remplacé par l’interférence concrète du voyageur et d’où il voyage. C’est peut-être ça le changement conceptuel : on n’y voit pas plus loin que ses mains. Mais les mains qui vous permettent de voyager parce qu’elles réparent la petite Fiat, ou dessinent les portraits (Thierry Vernet), vendent des articles aux journaux locaux (Bouvier), ou jouent java et musette à la guitare et l’accordéon dans les bars (eux deux) qui financent la route à mesure qu’on la fait.

J’ai lu les autres récits de Nicolas Bouvier, notamment ses carnets du Japon. C’est toujours aussi admirablement vu et dit, mais L’usage du monde, en tant que classique, échappe à son auteur.

Et c’est la langue qui fait tenir. Une sorte de point de vue jamais observateur, toujours impliqué et qui s’écrit dans le regard même, avec variations de zooms et mouvements. Qu’on ouvre au hasard :

La fin du jour est silencieuse. On a parlé son saoul en déjeunant. Porté par le chant du moteur et le défilement du paysage, le flux du voyage vous traverse, et vous éclaircit la tête. Des idées qu’on hébergeait sans raison vous quittent ; d’autres au contraire s’ajustent et se font à vous comme les pierres au lit d’un torrent.

Mais on recopierait comme ça tout le livre. « Ma machine à écrire sous le bras, pour souder quelques majuscules » : c’est peut-être précisément parce qu’il est question d’écrire à mesure qu’on regarde et qu’on voyage, que ce livre a fait basculer toute la littérature de la route.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 décembre 2014
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