dans ma bibliothèque | la revue Digraphe

quand la littérature d’expérimentation se donnait de droit de cité, avec les dents et les mots


Je suis arrivé à Paris en novembre 1977, mais c’est allé très vite, parce que je savais déjà que je voulais écrire, et que les adresses n’étaient pas si difficiles à trouver, en particulier – rue Saint-André des Arts – la librairie Action Poétique.

Il faut pourtant chaque fois du hasard, de l’arbitraire : en juillet de l’été précédent, dans le numéro spécial Avignon de l’hebdomadaire communiste France-Nouvelle (dont la liberté de ton et de réflexion accéléreraient la fin), j’avais découvert un dialogue Mathieu Bénézet et Jean Ristat, noms qui m’étaient inconnus. C’est eux qui parlaient de Bernard Noël, lequel parlait de Blanchot etc... La revue Digraphe, c’était la revue de Jean Ristat et Mathieu Bénézet. Ce numéro de 1978 est probablement un des premiers que j’ai lus.

Numéro spécial, programmatique : un manifeste Pour une littérature généralisée, avec une double partie théorie/fiction – on oserait ça encore aujourd’hui ? Et puis des entretiens (Francis Ponge / Jean Ristat), des textes comme je n’avais jamais lus (Ristat, Ode pour hâter la venue du printemps, qui figurera aussi dans cette rubrique, ou Jean Thibaudeau, ou tout un ensemble d’analyses sur l’auteur Gérard de Villiers (SAS).

Dans la suite des déménagements, je n’ai pas gardé le carton des revues. Juste quelques tomes de la collection, surtout ceux qui sont devenus des proches, Mathieu Bénézet, Philippe de la Genardière, et l’immense Jean-Paul Goux.

En 2007, nous menons le stage annuel d’écriture de l’académie de Versailles dans les sous-sols de la Maison de la Poésie, passage Molière. Patrick Souchon m’aura pas mal promené ainsi dans Paris. La bibliothèque est dans un triste état : toutes ces merveilles depuis 1974, mais avec des trous, des piles... Chaque semaine, je prends quelques revues pour relire et voilà, celle-ci je l’ai gardée. Olivier Chaudenson, le nouveau directeur après Claude Guerre, a transféré ce fonds aux bibliothèques de la ville de Paris, il est sauvé, je rendrai mon exemplaire, c’est promis.

Comment je grignoterais aujourd’hui un centième de l’estime que j’avais alors pour ces textes ? L’élan collectif les portait. Dominique Grandmont sera le premier que je fréquenterai (beaucoup) dans les 2 ans à suivre. Mais Digraphe ne s’occupe pas des jeunes provinciaux en mal d’écriture, aucune ouverture de publication. Et pareil dans l’année où je rame de refus en refus. Par contre, une brassée d’articles et le bouquin chez Minuit, là c’était comme s’ils ne s’étaient aperçus de rien.

Mais je retiens les après-midis empilées ou effondrées avec Mathieu Bénézet rue Daguerre, les embrassades solides de Bernard Noël, les leçons généreuses de Jean-Paul Goux quand mes lectures étaient si lacunaires. J’ai eu de la chance.

Il y a beaucoup de morts, quand on regarde un tel sommaire. Mathieu. Guglielmi. Thibaudeau.

Je tiens Jean Thibaudeau pour un écrivain qui n’a pas été reconnu comme ce travail rectiligne et puissant l’aurait dû. Lire le début photographié ci-dessous. On sait par exemple que Gallimard a magouillé avec l’héritière Calvino pour retirer l’oeuvre aux éditions du Seuil sous prétextes que les traductions ne la satisfaisaient pas. Des blocs entiers de Calvino encore ce jour inaccessibles, et Les villes invisibles, traduction Thibaudeau, ont été 2 ans indisponibles – un livre de peu, vu de leur côté. Et maintenant Gallimard aligne, toutes affaires trébuchantes réglées, Les villes invisibles en Folio, dans la traduction de... Jean Thibaudeau. « Que ferions-nous dans les livres, si ce n’est un peu l’amour, dans l’histoire ? », écrit Thibaudeau. « Tout paraît bouché, partout », écrit-il en amorce de L’Amérique en pré-publication Digraphe. « Bousculer la nuit, chercher les mots, apprendre à sortir des livres par le moyen des livres », écrit Thibaudeau, mort en décembre 2013, bientôt 1 an. Et Ollier, aussi, on le croisait dans les parages.

On remarquera que le CNL s’appelait encore Centre national des Lettres et non du Livre – l’âge mesquin n’avait pas commencé.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 novembre 2014
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