Edgar Poe | sombres récits, conteur plus sombre encore

les 45 histoires extraordinaires traduites par Baudelaire en un seul livre numérique


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Ce texte a été rédigé pour introduction aux 45 histoires extraordinaires traduites par Baudelaire et rassemblées dans le même volume numérique, rêve que j’entretenais depuis longtemps :

 

sombres récits, conteur plus sombre encore


Je m’en suis expliqué souvent : on n’a pas encore dépassé Edgar Poe.

Or, il semble là depuis si longtemps, et avec une si grande évidence, qu’il est cette présence favorable, associée à la naissance du fantastique, associée au trouble de l’horreur, sans qu’on ait plus besoin, nous semble-t-il, d’aller y voir de plus près.

Un voyage à Baltimore l’an passé, et pendant un mois ce qu’on vous demande immanquablement, c’est si vous aimez telle série télévisée, probablement très intéressante, qui s’y déroule. Que vous soyez si gravement et respectueusement heureux d’aller sur la tombe de Poe, vous le ravalez et n’en parlez pas.

Et combien de fois se retrouver à parler d’Edgar Poe avec des étudiants, parce que, de tout le groupe devant vous, à peine deux ou trois ont le souvenir précis d’un conte.

Je ne me lamente pas : le diagnostic est là, pourtant. Ce sont les enjeux qu’il faut remettre au jour – et non comme dette culturelle ou archéologie de la culture. Enjeux pour tout de suite, qui nous concernent égoïstement. Qui touchent à la forme, à la ville, autant qu’au franchissement d’imaginaire.

Et pourtant, qui définissent ce seuil et ce passage par l’imaginaire comme biais étroit pour s’en rapprocher, de la ville, du présent, de la nuit.

Reprenez Eureka, cet essai qui, pour son auteur, a dû sembler promettre de tels espoirs. Elle ne peut être résolue, la vieille question des physiciens, à savoir pourquoi la nuit est noire. Poe a cette intuition : si la nuit nous paraît noire, c’est que l’univers se distend et que les étoiles par rapport à nous reculent. Il ne s’en faudra que d’un demi-siècle pour qu’on le rejoigne, et qu’on confirme l’hypothèse du rêveur. Pour lui, ce ne sera qu’un échec de plus. Mais le voilà de suite, le premier enjeu d’Edgar Poe : la compréhension du monde, ici, vaut pour la totalité de l’abîme où nous sommes, et pas seulement le champ de la littérature, de l’histoire pour faire frémir.

Il y a la vie, aussi. Tant de légendes. Baudelaire y aura contribué malgré lui : il dit ce qu’il sait. George Walter, immense biographe, vient de mourir : sa biographie de Poe a restauré la complexité, l’a immergé dans un bain âpre et lucide du combat pour la presse, la recherche des nouvelles formes d’édition et publication, le rôle de la fiction dans le contexte d’un journal. Il a remis en place l’horloge fatidique : la rupture avec l’alcool, le nouvel amour, le travail qui se poursuite, et cette nuit horrible, dans la violence d’un temps pré-électoral, où certes on l’aura fait boire, mais qu’on l’ait retrouvé affublé de vêtements qui n’étaient pas les siens prouve seulement que l’affaire a été sordide et violente. Il est mort d’un fait divers atroce, où le poète ne reçut aucune aide. Mais ça nous gêne encore, de lui revêtir à nouveau ses vrais habits, et non pas le déguisement de l’écrivain maudit, émergeant de la boue pour vite y repartir.

Il a tant traîné de fables sur Poe depuis lors. Comme pour Rabelais dans notre langue, ce sont les écrivains qui ont tenu son nom au-dessus de l’oubli. L’héritage de Poe est chez Dunsany et Lovecraft (probablement celui qui exprime le plus radicalement la dette collective). Il y a cet arbre dans le petit square en haut de Benefit Street, où Poe s’accoudait pour regarder la ville, Lovecraft y venait aussi, et on s’y recueille, croyez-le, l’épaule sur la vieille écorce.

Et puis cette bizarrerie : auteur américain ô combien, mais il s’agit de la langue française.

Deux contes de Poe sont traduits, de façon terne et affadissante, dans une revue parisienne. Un jeune poète, qui exerce sa rage esthétique dans sa tenue de dandy, et dans les Salons par lesquels il honore la peinture de subversion, entend ce qui se joue ici sous les phrases. Un monde remue au lointain, qu’il faut ramener à la surface des mots. Il n’est pas traducteur, son anglais est plus que limité, il n’a jamais mis les pieds en Amérique (mais Poe n’est jamais venu à Paris, et cela n’empêchera pas la série des Dupin), il s’attelle à la tâche monstrueuse.

Et c’est bien cela le testament dans nos bras : si Mallarmé a pu se se donner le défi de traduire les poèmes, rien de ce que Poe a écrit, mais qui n’est pas la traduction de Baudelaire, ne produit pour nous ces harmoniques, couleur, raucité, rémanence, cette sensation d’or dans la nuit, et cette lente dérive qu’on est incapable de fixer, ne nous semble provenir de la même oeuvre.

Baudelaire inventant un auteur qui n’a pas été au bout de sa langue ? Non. Il tourne, détourne, s’écarte, mais c’est bien ce que désigne Poe qui chez lui vibre à l’extrême.

Il se trouve seulement que Baudelaire trouve dans la prose de Poe ce qui va être, simultanément, le premier corps réel de sa poésie, là où elle touchera au mental, à la ville, à la nuit. Qu’on relise les Fleurs du mal pendant une heure, puis qu’on reprenne la Maison Usher, tout est latent, présent.

Baudelaire le saura avec une telle lucidité, qu’il s’écartera progressivement de la poésie pour construire ses Petits poëmes en prose, mais trop tôt. Les Fleurs du Malqui continuent de s’écrire même après la publication de ses poèmes en proses, sont plus loin dans le chant et la phrase. Il faudra attendre Lautréamont et Rimbaud pour toucher cette folie, ou partir d’elle.

Mais c’est bien dans les questions que pose Baudelaire au moderne, au nouveau, que surgissent les outils définitifs qui donnent à Poe sa dimension hors toute limite.

Prenez Descente dans le Maelstrom : dans cet instant où bascule le récit, tout le référent spatial est vertical, et l’atteinte à la gravité est douée de durée seulement par la rotation accélérée. Dans ce mouvement qui devient pour le narrateur et son frère la totalité de l’espace et du monde, un ralenti s’ébauche : son frère sera absorbé vers le fond, et l’homme aux cheveux blancs, qui s’est jeté à l’eau avec un mince flotteur, sera sauvé. Est-ce que cette verticalité, et ces repères en rotation accélérée, où le monde peut sombrer, ne nous concerneraient pas ?

Prenez Manuscrit trouvé dans une bouteille : se succèdent brièvement tous les archétypes du roman de mer. La tempête, le naufrage, la survie. Et puis le surgissement de l’improbable bateau-fantôme. Mais quand le narrateur s’y installe, la surprise de cette immobilité de ceux qui sont à bord, et leur taille. Il vient derrière le capitaine, dont la main écrit : pour l’équipage, le temps s’est distendu à un point tel qu’ils ne discernent pas le narrateur. Et cette distension peu à peu vaut pour les vagues, le navire et lui-même. À mesure que s’établit cette course sans fin vers le sud inconnu, c’est l’interdépendance du temps et de l’espace qui les augmente ensemble, et remplace la finitude du monde plausible. Et seul l’écrit, le journal de bord du capitaine, le message abandonné au destin par le narrateur, peut nous en rendre compte. L’écriture a ce statut, qui nous concerne aussi.

Effet de hasard ? Non. On est dans une époque où l’Antarctique n’a pas été découvert (et donc prouvé), mais les géographes en ont calculé la masse et annoncé l’existence : sinon quelque chose clocherait dans la course terrestre. Et voilà comment Arthur Gordon Pym, roman imaginaire, s’imposera comme fait littéraire au-delà de tous les récits de navigation réelle.

Ou prenez la ville : derrière sa vitrine de café, le narrateur de L’homme des foules reprend contact avec le mouvement ordinaire et la totalité des visages, après une longue maladie qui l’en a tenu éloigné. Une silhouette l’accapare, inquiète, et sans nulle raison apparente à l’ordre de ses déplacements. Il va la suivre. Parce que le temps ne s’arrête plus jamais sur la ville (le Londres fantasmé de Dickens), celui qui ne sait pas être seul devra la parcourir en permanence, chaque heure définissant le lieu précis où l’anonymat de la foule est possible.

Lire Edgar Poe pour toutes ces raisons salutaires ? Non. Fumée. C’est l’art du récit qui est à réapprendre. La presse, avec sa rapidité, sa multiplicité, devient le lieu privilégié de l’auto-réflexion du langage dans ce pays qui éclate. Des récits comme ceux qu’invente Poe, ils sont des dizaines ou centaines à en produire, cela n’explique rien du singulier, de l’extrême, du poème.
Qu’on reprenne les textes élémentaires : le triptyque des Dupin, ce Sherlock Holmes parisien. Regardez le temps que met l’histoire à se construire, dans Double assassinat dans la rue Morgue : on vous parle théorie du jeu, on vous parle confrontation mental et réel. Le singe ? Oui, il viendra, mais tout sera fini depuis longtemps quant à ce qui provoque la magie et l’abîme de l’histoire. La lettre volée : pas l’outrecuidance d’en parler après Lacan – mais la question du secret et de l’intime passe bien avant l’enquête. Ou bien dans Le mystère de Marie Rget la façon dont l’armature même de la presse (le décryptage des journaux concurrents, et cette question de vie et de mort rapportée au prisme de ce qui nous permet d’en prendre connaissance.

Ce qui nous est donné à lire, chaque fois, c’est comment l’art du récit, si on le scrute au nom même de l’écriture, détermine la narration qui va incarner cette strate ou ce rouage spécifique de la confrontation du langage et du monde.

L’horreur n’est que notre propre peur, quand elle reste tapie dans l’ombre et que nous sommes seuls avec notre angoisse, sans prise matérielle pour l’affronter. Alors vient l’incendie de Metzengerstein et ce cheval qui vole dans le ciel, alors viennent les expériences de magnétisme et d’hypnose avec les morts, alors viennent ces dents jetées sur le plancher comme des cailloux.

Non, Edgar Poe ce n’est pas seulement Le chat noir, qui joue apparemment pour son oeuvre le même rôle d’occultation et fausse connaissance que La métamorphose pour celle de Franz Kafka.

Et c’est la phrase de Baudelaire qui devient l’existence matérielle concrète de ces crêtes, labyrinthes et souterrains du mental.

C’est un vieux rêve : rien de nouveau à proposer Poe en numérique, il y est depuis longtemps. Mais s’en faire un outil pour soi. Rassembler les 45 ou 46 nouvelles traduites par Baudelaire et en faire un seul livre.

On sait qu’il compose d’abord un ensemble assez bref, et lui donne ce titre devenu légendaire : Histoires extraordinaires. Puis, sur la base de la réception de ce premier livre, dès 1856, s’attelle à un continent beaucoup plus difficile. Précisément ces histoires où le langage seul est la réalité sur laquelle on ait prise. Le premier ensemble finit sur Metzengerstein, le deuxième aura La chute de la maison Usher pour centre de gravité définitif. Il le publie en 1857, et difficile d’imaginer ce qu’a dû être un travail aussi massif, aussi intense.

Et à peine Baudelaire a-t-il fini, que des écrivains de second plan se saisissent de ce qui reste : comme les Contes inédits que traduit par William Hughes en 1862.

Et l’autre gaspillage, inadmissible même à cette distance : pris par ses permanents problèmes d’argent (il mourra avec pourtant la moitié de son héritage paternel toujours séquestré par le notaire Ancelle), Baudelaire vend à l’éditeur Lévy, pour un prix forfaitaire, quelques milliers de francs qui se volatiliseront très vite, les deux volumes d’histoires qui ne cesseront plus jamais d’être un inépuisable succès de librairie. Alors il continuera avec Arthur Gordon Pym, Eureka, et finalement ajoutera le volume qu’il intitule Histoires grotesques et sérieuses, parce qu’il accueille des textes à la limite de la fiction (mais comme ils nous surprennent et nous paraissent actuels – Julien Gracq l’avait bien compris aussi – les deux textes qui n’en font qu’un, sur paysage et perception, Le domaine d’Arnheim et son « pendant » Le cottage Landor. Et le grotesque parce qu’on y insère ce Système du docteur Goudron et du professeur Plume qui résonne pourtant bien étrangement si on le rapporte à ce que découvrira enfin la psychiatrie cent ans plus tard et pas avant.

Les voici donc, les quarante-cinq traductions de Baudelaire, en un seul ensemble. Y compris pour se poser une question pas si secondaire : comment relisons-nous une telle oeuvre ? Si chacun de nous aime à reprendre le fil fuligineux de l’implacable récit de la Maison Usher, peut-être se rafraîchir la mémoire à propos du Colloque de Monos et d’Una. On lit ça adolescent parce que ça parle de la mort, et Poe sait de quoi il parle. Y revenir pour la seule question de l’écriture.

Il reste d’autres questions adventices : on rejette souvent à l’écart les deux notices de Baudelaire sur l’oeuvre et la vie d’Edgar Poe. Mais elles sont des composantes nécessaires de chacun des deux livres. Elles en produisent la lecture parce qu’elles posent la figure de l’auteur en amont des récits. Et si bien sûr elles ont pour rôle de transmettre la pauvre vie et la triste fin d’Edgar Poe, Baudelaire va bien plus loin : les questions de la prose par rapport à la poésie. La question de la nouvelle par rapport à la longueur du roman. Le statut de l’écrivain maudit, et la question de la littérature à succès. Très humblement, si vous n’avez pas rouvert ces deux notices depuis longtemps, prenez le temps de le faire : elles sont indissociables de cette réflexion où Baudelaire est toujours notre contemporain au plus près, et indissociables de son Peintre de la vie moderne ou de sa Vie et oeuvre de Delacroix.

J’ai lu Le scarabée d’or une première fois quand je devais avoir onze ans. Poe n’est jamais sorti depuis de mon univers personnel, bien avant même que Baudelaire y entre. Quand j’ai relu Poe intégralement, via le Pléiade acheté en 1980 sur un coup de folie (ce n’était guère dans mes moyens cette année-là), j’ai voulu en savoir plus.

Si, depuis quatre ou cinq ans (mais guère plus), nous disposons enfin – aux États-Unis du moins – d’un véritable corpus d’analyse de l’oeuvre, et que Poe est enfin assumé comme un de leurs plus grands écrivains par les Américains, indépendamment de l’aller-retour par les traductions Baudelaire, c’est resté très longtemps le désert. Les exceptions c’est Julien Gracq, dans Les eaux étroites (fondamental rapport au Domaine d’Arnheim) ou En lisant en écrivant.

Mais, en 1983, les éditions Klinksieck, spécialisées en esthétique (en même temps, ces années-là, que nous apprenions à lire la Théorie esthétique d’Adorno, et redécouvrions Baudelaire grâce à Walter Benjamin) publiaient sous le titre Edgar Poe et l’art d’inventer une thèse éblouissante, signée Élisabeth Pinto. Ce livre nous faisait entrer de plain pied dans un Poe tout neuf, ses murailles, ses dédales, ses puits (ah, Le puits et le pendule). On y découvrait les récurrences, les chronologies, on recontextualisait les problématiques du rêve, de la psychologie, du savoir des sciences, des conditions effectives de la publication presse.

Je crois que pour moi c’est le titre de ce livre (je l’ai toujours gardé avec moi depuis lors, quels que soient les déménagements, sans forcément le relire, mais comme un symbole certain) qui était la passerelle la plus magnifique : ce qui fait tenir l’oeuvre fragile d’Edgar Poe (répétition des thèmes, et qu’un tel destin tienne à si peu de récits légendaires), c’est qu’il nous donne à lire le mouvement même de l’invention, la grammaire de l’imaginaire, comme disait l’italien Rodari.

Et que c’est probablement ce qui le rend indépassable, pour quiconque aujourd’hui veut écrire.

C’est en hommage à cet Edgar Poe et l’art d’inventer que je choisis pour cette introduction le titre d’un de ses chapitres : Sombres récits, conteur plus sombre encore.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 octobre 2014
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