vers un écrire film | (complément) machines à voir

une série en recherche et exploration d’une écriture image & mouvement


Résumé :
 présentation de cette nouvelle série, vers une écriture film, dans le cadre des séries thématiques du site ;
 même principe : utilisable à volonté, mais participation et compléments téléchargeables réservés aux abonnés du site ;

Consigne en trois points :
 1, une accumulation (extrait Tarkos) concernant l’inventaire des dispositifs de représentation optique avec lesquels vous avez été biographiquement en contact ;
 2, une sélection de 3 ou 5 de ces dispositifs, et pour chacun une brève description (appui Hervé Guibert) des images ou films archétypes produits ;
 3, pour l’une d’entre elles, reprendre cette description (donc clair appui sur la machine à voir) en décalant le texte vers la fiction, bribes d’un film inconnu.

 

vers un écrire film


L’idée est la suivante :

  • il y a bien sûr déjà beaucoup de livres d’aide à l’écriture de scénario. De nombreux exercices élaborés par le creative writing dans les écoles de cinéma, on en a repris la technique pour nous en littérature – voir comme exemple le chauffeur de taxi chez Malt Olbren, ou ma propre dérivation pour construction de personnage.
  • mais ces exercices, en visant l’écriture du scénario et non la matière ou le mouvement du film, me semblent désormais dater, en reconduisant une frontière horizontale de disciplines (l’auteur écrit, puis le réalisateur tourne) qui ne correspond plus aux collectifs qu’on met en place dans un projet de film, et encore moins quand on le développe pour soi-même ;
  • ces dernières décennies, les deux mouvements de l’écriture et du film se sont évidemment déplacés dans leur positionnement réciproque. Il y a encore quelques années, on pouvait chercher un moment pour faire la liste des oeuvres littéraires incluant dans leur narrativité quelque chose se rapportant au cinéma (pour introduire la salle de cinéma dans Au-dessous du volcan, Malcolm Lowry commence par… couper l’électricité). Côté cinéma, on passe progressivement de la représentation de l’écrivain porteur de la symbolique de l’écriture (Shining) à la question de l’écriture du film devenue le chemin même du film (dès 8 1/2). C’est dans cet espace d’une écriture déjà matière filmique qu’il nous faut travailler, et non dans la matière morte du scénario qu’oubliera le film.

Et puis entrer tout de suite dans une autre dimension essentielle :

  • l’histoire de la représentation iconique est celle de ses supports, du chasseur de Lascaux aux fresques des villas romaines, aux peintures polyphoniques des « vies » du Quattrocento ou à Giotto posant la perspective. La bascule suivante, c’est Velasquez instaurant dans la peinture même la représentation de son dispositif (Foucault sur les Ménines). La photographie va contraindre à théoriser cette prise en compte du fait technique dans la production de la représentation iconique. Mais le développement populaire des instruments de ce processus technique (je fais exprès de déconstruire), et notamment pour l’image animée depuis la révolution qu’est non pas la Super 8, mais la massive diffusion qui la fait entrer dans l’univers familial, avec le projecteur et l’écran, jusqu’à la massification actuelle, démultiplie encore cette instance : nous nous documentons, mémorisons, inventons par images. C’est de ce prédicat qu’il nous faut partir pour une écriture qui s’ancrerait depuis l’autre côté de la rupture, et dont nous connaissons bien sûr des réalisations majeures (pour s’en tenir à un seul exemple : W.G. Sebald), mais qui restent comme en pointillé dans une littérature massivement inchangée ou normée.
  • l’image cinématographique n’a pas encore atteint de révolution technique en elle-même – on peut multiplier le nombre d’images qui se succèdent en 1 seconde, et utiliser cette possibilité comme support de l’invention artistique (entrée d’un métro en station, à Tokyo ou New York, filmée au dix millième de seconde, et projetée à vitesse normale, les gens devenus des statues), on en reste pour l’instant à cette succession d’images fixes recomposant le mouvement, mais cela aussi, en tant que tel, n’a pas été suffisamment pris en compte pour l’écriture.
  • c’est dans l’usage social aussi que l’évolution quantitative introduit des ruptures à forte potentialité narrative : la multiplication des outils de captation d’un côté, les usages de circulation et diffusion des images de l’autre, ou l’exploration des différentes strates dans le statut de la représentation par rapport au réel.

C’est dans cet ensemble de prédicats que je voudrais établir quelques diapositives, sous forme de propositions d’écriture. Chacune sera accompagnée dans le dossier téléchargement d’une fiche imprimable qui pourra servir de support dans vos propres ateliers d’écriture, et être distribuée aux participants, et j’intègrerai dans ces pages les textes que proposeront les abonnés au site. Mais sinon, à vous de vous en servir librement, et tant mieux si le travail d’exploration mené ici, et l’eBook qui en résultera, me vaut quelques invitations à mener (oui oui, même à l’étranger please !) quelques stages d’écriture à ma manière.

Contrairement à mes précédentes séries, il y aura beaucoup moins l’appui sur des textes existants : ils n’existent pas. Bien sûr on en retraversera quelques-uns : c’est un inventaire à faire, et on va le constituer progressivement, des textes qui se constituent littérairement sur l’idée même du film. Il y a bien sûr Artaud et les notes de Bresson, les brouillons de Koltès qui s’écrit des films inventés puisqu’il n’a pas encore la possibilité de les tourner, l’écriture de Duras qui fabrique ses romans en se les inventant films, et quelques autres. Mais, en se référant à cette quête d’une écriture qui soit matière-film, dans son temps et son mouvement, je voudrais lui donner la chance de partir de sa seule définition, sans autre appui.

 

point 1 | machines à voir, devoir d’inventaire


Pour rester au plus près de ces prédicats, comme point de départ je propose ceci : entrer dans la notion de machine à voir. Se couper volontairement de toute hiérarchie concernant les dispositifs de captation optique ;

  • à partir de là (et merci aux impatients qui trépignent déjà d’inventer leur cinéma : on commence par un échauffement, dans la patience et le respect de la consigne !), une écriture qui soit en deux temps, et de là à un troisième temps éventuel, mais…
  • … mais le souhait de voir émerger matériellement ces trois temps, et donc, simplement, pour le premier temps, un bloc-paragraphe qui soit une simple accumulation de l’ensemble des machines à voir que vous pouvez reconstituer de mémoire, le plus exhaustivement possible. La forme, celle de Tarkos dans Anachronisme, se contraindra à l’élémentaire :
J’ai sous la main un ouvre-boîte, une cafetière électrique, un radiateur à bain d’huile, un robinet d’eau froide, un robinet d’eau chaude, une cruche, une grosse boîte d’allumettes, un téléphone, une baignoire, un fromage, une frigidaire, un évier, une table, un fauteuil, un carnet d’adresses, un rouleau de ruban adhésif, un lit, une lampe de chefet, un cendrier, un paquet de tabac, un verre, une cruche, une boîte en carton, un rideau, une peau, un tapis, une robe de chambre, un livre, un crayon, un drap, un dessus-de-lit, une serviette, un savon, une soupe, des yeux, une chaîne hi-fi, un coussin, une clémentine, un paquet de papier à cigarettes, un radiateur électrique, une couverture, des chaussettes, une vitre, une machine à écrire, un carnet, un mouchoir, une corbeille à papier, une lampe, une cuvette d’eau.
Christophe Tarkos, Anachronisme, © POL, 2002.

Sur pourquoi et comment ces listes dans Anachronisme voir ici, et extrait supplémentaire dans les fiches du dossier téléchargement. Remarquez combien la phrase d’ouverture compte (prendre « M’ont mis un instant face à des images reproduites » au lieu de « j’ai sous la main » ?). Et pensez bien que l’exercice va être beaucoup plus rude quand il ne s’agira pas de l’environnement quotidien, mais de la mémoire hétérogène et dispersée dans le temps de toutes les machines à voir.

Le contenu ? Juste la liste. Non pas dire « l’appareil-photo de l’iPhone », mais la liste des différents capteurs photo de vos téléphones successifs et leur différence (de même que, dans un iPhone, Vine ou Instagram ou le capteur côté face pour les selfies sont des usages différents de l’image, idem l’album de ses propres photographies opposé aux photographies reçues par mail, ou recherchées selon mot-clé dans FlickR). Les caméras embarquées dans l’ordinateur, le viseur de recul des voitures récentes, les écrans de vidéo-surveillance des trottoirs vides à l’entrée du boulot, le trajet de l’avion qui défile sur l’écran du siège de devant, le vieil appareil argentique qu’on garde sur la cheminée. On ne fait pas de différence entre image fixe et image mouvement, on part en recherche du maximum de dispositifs images, on la pousse à sa limite, et merci aux premiers qui en proposeront ci-dessous des exemples.

 

point 2 | ce que voient les machines à voir


À la limite, cela suffirait comme consigne pour un premier exercice d’écriture. Si on était en stage, je n’aurais rien proposé de plus pour le premier temps d’écriture, un temps bref, une vingtaine de minutes. Mais sitôt ce temps écoulé, j’aurais proposé ceci et j’aurais appelé à point 2 :

  • prendre 5 éléments de la liste, la caméra au-dessus de la porte de l’immeuble, la télé dans la vitrine qui filme les passants, les petites vidéos stockées dans le téléphone ou reçues par Facebook, l’imagerie scanner ou échographie, la photo au-dessus du bureau etc, et écrire pour chacune le film ou l’image (mais, cette fois, insistance sur le fait de passer au film, au moins pour 2 ou 3 des 5), le plus emblématique, le plus routinier ou le plus surprenant. La différence, c’est ça : on évoque brièvement l’image ou le film réellement liés à cette machine à voir précise, mais on part vraiment du dispositif technique, et donc en résulteront, même brefs, même banals (interphone de porte d’entrée ?) 5 modes d’images différents ;
  • appui possible sur Hervé Guibert, qui dans L’image fantôme recense 70 modes d’existence différents de l’image photographique, et chaque fois décrit son expérience personnelle et singulière, autobiographique, de cet usage (l’album, la retouche, la photo d’identité, le Polaroïd, la photo de classe, la photo de famille, la planche-contact, la photo ratée).

Hervé Guibert, extrait (celui-ci un peu singulier, puisque sur l’appareil lui-même, mais ouvertement affirmé comme anthropomorphe, et je donne le texte dans son intégralité – 7 lignes suffisent pour qu’un texte soit complet. Noter que ce texte raconte l’appareil et non l’image, je demande précisément l’inverse ! – autres extraits dans les fiches téléchargement) :

L’appareil-photo est bien un petit corps autonome, avec son diaphragme, ses temps d’ouverture et de rétractation, son boîtier comme une carcasse, mais il est un corps mutilé, on doit le porter sur soi comme un enfant, il est lourd, il se fait remarquer, on l’aime aussi comme un enfant infirme qui ne marchera jamais seul mais à qui son infirmité fait voir le monde avec une acuité un peu folle.
Hervé Guibert, L’image fantôme, © Minuit, 1985.

 

point 3 | bribe d’un film trouvé


Et de là le point 3, pour ceux qui le souhaitent :

  • on repart des 5 modes d’image du point 2, eux-mêmes extraits de la liste point 1, on en sélectionne un et un seul, et on le récrit au plus prés. Cet au plus près signifiant qu’on garde le même principe de partir de la machine à voir, que le texte est enraciné depuis son dispositif, qu’on récrit de la même façon comment le dispositif technique a reconditionné le texte qui dit l’image film (de préférence à image fixe), même s’il ne s’agit que d’une caméra filmant un palier vide devant un ascenseur, et qu’en reprenant le texte de la même façon, aussi bref que 5 secondes retrouvées d’une chute après montage d’un film qu’on ne connaît pas, dont on ne sait rien, ce qui s’écrit là est inventé, est potentiellement un fragment de fiction.

Voilà ce que je voulais proposer comme point de départ. C’est basique et modeste, mais je suis convaincu qu’il s’agit d’un déplacement brutal, décisif. Écrire depuis la machine, comme Velasquez peint non pas les Ménines, mais le dispositif destiné à les peindre, et par lequel elles seront définitivement les Ménines.

Par contre, absolument besoin de ce point de départ solide comme un seuil, le rebord en ciment du seuil, pour les 4 ou 5 propositions qui vont suivre.

 

Compléments web :


 

et vos propres textes...



 comme à l’accoutumée désormais, serai heureux accueillir ici textes des abonés au site (qui bénéficient aussi, avec le « pass une fois pour toutes », des ressources téléchargement) – envoyer vos propositions par mail, penser à compléter d’un titre et du lien vers votre blog, si vous avez.

 

Dominique Hasselmann | les boules de neige volent comme des regrets


 son site : Métronomiques

1. inventaire
Le tout premier appareil, c’est le Kodak à soufflet 6 x 9 que m’offre mon père (il en possède un autre, plus gros), et j’aime tout de suite son aspect "accordéon", la matière qui se replie (on ne parle pas encore d’origami), étrange d’ailleurs car elle n’est pas métallique ni tissu, je découvrirai un jour qu’il y a un minuscule trou dans l’une des tranches, je mettrai du scotch noir, il y est resté collé depuis toujours. Le viseur est minuscule (environ un centimètre carré), comme un peu courbe ou bombé ou poli, trop poli, mais on voit dedans le monde en réduction, en recomposition comme si l’on était soi-même un farfadet jouant à prendre des photos. Et, plus rarement utilisé, le "viseur sportif" qui se déplie au-dessus de l’appareil, qui sert, on me l’a dit, pour prendre des clichés de matches de foot car là on découvre une vision plus large, panoramique, presque à l’égal du stade, on suit facilement le mouvement des joueurs comme avec une caméra : l’oeil regarde ce qui doit être vu et non par un objet intermédiaire en bas du regard.
On met dedans des pellicules 6 x 9, Kodak aussi (une sorte de monopole), on enfile le bout dans un des deux rouleaux et on tourne la clé pour arriver au numéro 1 qui apparaît dans la fenêtre ad hoc : douze photos à cadrer, au millimètre près.

Le deuxième appareil, c’est le Kodak Brownie de ma sœur qu’elle a eu en cadeau pour son anniversaire, et il possède, lui, un flash, c’est rigolo et pratique pour les réunions de famille. Je l’emprunte parfois.

Le troisième appareil, c’est la caméra 8 mm (Pathé Baby ?), et non pas du super-huit, avec les petites bobines qui impriment les images des deux côtés de la bande, donc il faut retourner à moitié temps pour continuer, et surtout ne pas se tromper dans la manipulation sinon on aboutit à un film qui surexpose la première partie (un effet spécial que l’on peut s’amuser à tenter parfois). On remonte la caméra à la main, avec mon frère on s’est acheté un pied pour faire plus "professionnels" et on invente des scénarios (une histoire à la chapelle de la Motte à Vesoul, l’interview de ma tante dans son bureau de la maison avenue Aristide Briand, toujours dans la capitale de la "Haute patate"), on a quatorze et quinze ans.

On envoie les bobines sous emballage jaune à Sevran pour le développement. On les reçoit, bonne à projeter, une quinzaine de jours plus tard.
La caméra a été achetée par mon père.

Le quatrième appareil, c’est le Yashica 6 x 6 Mat 124, mon préféré : large viseur à la taille des pellicules 6 x 6, donc on voit comme par avance la photo telle qu’elle sera exactement, à part l’effet léger de parallaxe quand on prend des vues de très près, puisque l’objectif de visée se trouve juste au-dessus de l’objectif de prise de vues : ce n’est pas un vrai réflex comme plus tard le Hasselblad dans le même format.
J’adore cet appareil que je me suis payé avec ma première bourse de "propédeutique" en philo à la fac de Besançon. Il coûtait 800 francs, je crois.

J’aime la description "anthropomorphe" qu’en donne Hervé Guibert, cité par François Bon (un Rollei 35, un Rolleiflex ?), c’est exactement ça, un compagnon de marche un peu lourd mais qui a son "poids" de capacités, sa petite manivelle pour faire avancer la pellicule, son viseur rabattable dans une petite musique à la Pierre Schaeffer, sa loupe amovible qui grossit l’image et à laquelle l’œil reste attaché quelques secondes.
On peut même faire des photos de foule en levant l’appareil au-dessus de sa tête et en regardant le viseur qui surplombe : ce n’est pas une photo au jugé mais au décidé.

Le cinquième appareil, c’est mon premier 24 x 36, un Minolta X 300 : un réflex qui fait du bruit à chaque photo prise, mais l’avancement du film se fait par un simple petit levier placé à portée du pouce droit, les pellicules comportent 36 photos, on peut se permettre de "mitrailler" (il faudra soit payer le développement, soit les développer soi-même, dans notre petit labo du quartier vésulien des Rêpes, quand nous aurons quitté l’appartement de fonction du lycée Gérome).

Le 24 x 36, c’est alors l’ère de la modernité, de la photo en couleurs, du téléobjectif (je n’ai jamais mis sur mon Yashica un autre objectif que celui d’origine, pourtant c’était possible), la photo de loin se rapprochait, on jouait beaucoup sur le profondeur de champ.

 

2. Photos et films
Le Kodak à soufflet était une sorte d’instrument de la forge familiale.
Il m’a permis de "saisir" ces instants disparus (mes parents, mes grands-parents), et puis mon frère, ma sœur, les promenades, les vacances, les repas, les dimanches. Le film : on animerait les photos, les personnages se mettraient à bouger, à rire, à courir, à marcher sur des routes des Vosges ou le long du lac de Gérardmer.
Il s’agirait d’une "saga" (mot romanesque et bien sûr exagéré) d’un couple avec trois enfants. On verrait, depuis les fenêtres de notre appartement en face de la préfecture de Haute-Saône, le général de Gaulle faire une visite à Vesoul (en 1962) et un discours place de la République (déjà !), et peu après nous serions filmés, mon frère et moi, par une équipe de télé américaine (CBS) en décor de "foule" derrière le commentateur à la fin de son intervention. Des policiers étaient venus dans l’appartement vérifier ce que l’on voyait des fenêtres (rumeurs d’attentat, c’était l’heure de l’OAS).

Le Kodak Brownie : ce sont les anniversaires, les premières "boums" dans le salon de l’appartement du lycée, le flash est nécessaire et utile, il suffirait de remettre en fond sonore "Sag Warum" et les premiers Johnny Hallyday, et puis Françoise Hardy, "Tous les garçons et les filles de mon âge"...

La caméra enregistre ces moments, les personnages qui bougent se fixent parfois devant l’objectif (l’habitude de la photo). J’ai filmé, peu avant sa mort en février 1963, mon père dans la cour du lycée : on faisait une bataille de boules de neige, il n’y a pas de son mais les boules de neige sont toujours silencieuses.
Je garde toujours ce film, il faudrait que je le fasse numériser.

Le Yashica embrasse largement l’espace : les paysages sont des panoramiques carrés. La terre est carrée, les visages sont carrés. Tout est net et bien défini. Le carré est magique puisque même les morts sont toujours là et se mettent à revivre : il s’agit donc bien de cinéma.

Le Minolta a-t-il minoré (à part la dimension de la pellicule de celluloïd) la réapparition des chers disparus ? Non, il les a captés, empêchés de disparaître : ils revivent aussi en 24 X 36, ils ont des couleurs, ils sont petits ou grands, impressionnants, impressionnés. Chaque photo est comme une mini-séquence d’une seconde : on les met bout à bout, on obtient un long métrage (mais toutes les familles peuvent jouer à cette recomposition).

 

3. Bribe d’un film trouvé
Mon père porte un grand manteau gris et un chapeau avec ruban marron (je le sais). Le film est en noir et blanc : charbon et neige. Il dure seulement quelques minutes. C’est donc dans la cour du lycée Gérome (sans doute les vacances scolaires de février). Le sol est blanc, le ciel est blanc, les visages sont blancs, les murs sont blancs. Il me semble que l’on voit quelques arbres noirs. Je filme cette bataille de boules de neige entre mon frère et ma sœur dans laquelle mon père est venu étrangement s’interposer, ou alors il ne faisait que passer.

L’image est un peu tremblée, tremblante – car je sais qu’il est gravement malade et je me dis que je le filme peut-être pour la dernière fois – je cadre les projectiles ronds, je fais des plans sur les échanges, mon père passe devant l’objectif, je le suis, il est déjà presque fantomatique mais il participe encore à la vie en étant au milieu de ses enfants. Il nous fait le don de sa présence douloureuse dans ce qui est un jeu innocent.

Les boules de neige volent comme des regrets.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 octobre 2014
merci aux 1279 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page