outils du roman | 8, avec John Gardner, juste avant que

de l’idée d’écrire non pas sur l’action, mais juste, tout juste un peu avant... on essaye ?



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Pour 8ème proposition, je vous propose tout d’abord une petite promenade :

  • lire cet extrait de l’hommage de Carver à John Gardner, son prof de creative writing, dans Feux.
  • lire dans Malt Olbren, Creative writing no guide, cet exercice qu’il a conçu avec son collègue et ami John Gardner : Il descend du bus (ou télécharger le PDF dans le dossier téléchargement).
  • prendre le temps, dès que vous aurez lu la proposition ci-dessous, de lire les 30 exercices de John Gardner. On peut s’en tenir à la proposition telle qu’elle s’exprime ci-dessous – mais si vous la faites se réfléchir dans le contexte de toutes ses propositions-soeurs, alors elle aura déjà un relief suffisant pour se lancer dans l’écriture.

La proposition d’écriture n° 1 de John Gardner, la voilà :

> Écrivez le paragraphe qui apparaîtra dans le corps d’une fiction juste avant la découverte d’un corps. Vous pourriez peut-être décrire le personnage approchant du corps qu’il va trouver, ou le lieu, ou les deux. Le but de l’exercice est de développer les techniques qui à la fois attirent le lecteur vers le paragraphe qui va suivre, éveillant son désir de poursuivre, et le retenant sur ce paragraphe par son propre intérêt. Sans l’habileté d’écrire de tels paragraphes à valeur de prologue, on ne peut jamais développer un vrai suspense.

Et maintenant, la première chose, s’en éloigner.

Balayer mentalement. Il y a un texte. Celui que vous êtes en train d’écrire, celui que vous gambergez d’écrire, désirez ou rêvez écrire, ou bien qui est là déjà sur l’établi du traitement de texte.

Quand on pense à un texte, on pense à ses points de rebroussement ou de franchissement (Gardner, dans d’autres exercices, utilise plusieurs fois le mot shifts). Quand on se souvient d’un récit, on se souvient des moments d’intensité, de renverse, de basculement.

C’est probablement pareil pour l’écriture de film, et c’est probablement un exercice, celui-ci, qui serait parfait dans une séquence d’écriture scénario.

Mobilisez vos souvenirs, repartez du Grand Meaulnes, de Proust ou de la Bovary, en tout cas un livre qui vous hante. Concentrez-vous : ce que vous voyez, c’est la scène, celle qui bascule, celle qui organise le shift, le maintenant. Et dans le même livre (ou le même film), il y avait quoi avant, mais rien qu’un peu avant, rien que le juste avant ?

Le génie de John Gardner, c’est de nous proposer d’écrire ce moment.

Bien sûr, on prend distance. On laisse la découverte du corps aux séries américaines, ou bien on élargit le concept de corps : le corps du délit, le corps de l’action. Une parole suffit à ce corps. Par corps, dans la découverte du corps, nous ne gardons que l’épiphanie brusque, le renversement, le saut, la révélation.

Revenez à votre texte en cours, à votre désir ou rêve de texte. Il y a ce point d’intuition, qui est ce vers quoi vous allez, ou irez. Eh bien revenez avant, rien que le juste avant.

Il y aura peut-être très peu, il y aura peut-être seulement quelques lignes. Mais ces lignes chanteront autrement : elles chanteront autrement parce qu’elles ignoreront le shift, elles se contenteront de cet avant.

Un jardin, une voiture qui roule, un instant d’hésitation dans la ville. Mais si on les cherchait en tant que tels, ce serait un magnifique exercice de description, décor, construction (voir Malt Olbren, exercice du carrefour soir), tandis qu’ici, justement, on ne les cherche pas pour eux-mêmes. On ne s’en saisit qu’en tant qu’ils sont avant, que nous lecteurs ne sauront strictement rien de ce qui se prépare, sinon que ce qui se prépare a fait autrement chanter la phrase, lui a permis d’aller extraire plus finement, plus complètement, plus radicalement, tout ce qui ne signifiait peut-être rien, mais est devenu définitif par ce shift dont nous ne saurons rien.

Et si ça demande trois pages pour s’écrire, ou dix, si c’est une folie qui n’en finit pas, si c’est précisément tout un livre… Relisez donc Béton de Thomas Bernhard : la chute de la jeune femme, dans l’appartement voisin du narrateur, elle occupe quoi ? Et l’avant de cette chute occupe précisément le reste.

Tout tient dans le fait qu’on ne saura pas le basculement.

Tentez, c’est magique.

Pensez que la clé, ici, c’est à nouveau le temps qu’on met avant le texte – lire les 30 autres exercices de Gardner, mobiliser fort son souvenir mental de livres qui pour nous ont compté.

Et puis allons-y. C’est très peu ? C’est justement cela qui compte.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 août 2014
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