14.06.25 | des morts assis comme vous et moi

on avait relancé le business funéraire – source : New York Times


1 _ COMPRESSION

L’industrie du funéraire périclitait. Tristes et banales chambres mortuaires fournies par les hôpitaux, les maisons de vieux, quand ce n’étaient pas des établissements spécialisés de bords de ville. Corps refroidis au xénon, figés dans leur horizontalité définitive. Cérémonies compassées en décor immuable. Pourtant, les tombes qu’on ouvrait, des civilisations et cultures anciennes, étaient plus gaies, plus compliquées. Le mort partait tel qu’il était vivant. Sauf que des fois chez nous la vie n’était pas transcendante : un verre de bière, une clope à la main, des lunettes de soleil et votre cuisine comme sur les publicités, ça fait un destin ça ? N’empêche qu’une fois que le premier avait réagi, tous les autres avaient suivi, et c’en était presque maintenant une distraction, un amusement, que d’aller saluer chez eux les morts. Il n’y eut que les musées de cire à s’en plaindre : chacun l’avait enfin, son quart d’heure de célébrité. Puis, avec les nouveaux produits, il n’y avait aucune difficulté technique : l’adieu au mort se faisait devant le mort tel qu’il ou elle aimait ou avait aimé à se figurer la vie. On était enfin devenu le tableau de soi-même.

 

2 _ RENVERSE

Lunettes de soleil ou lentilles colorées, injection d’un dérivé de propylène qui gardait la souplesse mais autorisait la fermeté nécessaire à la viande pour la posture. Un bon maquillage, et pour la scénographie cela avait fait un métier à tous ceux qui n’en trouvaient plus dans les arts de la scène. Alors cela durait rituellement trois jours, et l’on s’en venait saluer le mort chez lui. Parfois il préférait que ce soit à son travail, en plein espace de co-working, sauf que l’un d’eux ne bougeait pas, que l’écran continuait mollement ses variations. Pour la plupart, dans leurs activités préférées, debout dans le salon à ébaucher un mouvement de golf, dans le garage à bricoler la moto, assis tranquillement dans leur cuisine et chaque fois c’était à s’y méprendre. On pleurait un peu, on riait beaucoup, on ne savait jamais trop. Pour quelques-uns, parce que c’était pour eux ce qui avaient compté le plus, on les laissait à leur bureau, dans le désordre des petits objets, des livres en cours, de toutes ces petites inutilités et photographies que vous gardez. On disait qu’à la mort de ce François Bon c’est là qu’on s’était aperçu pour la première fois du phénomène : très lentement, mais visiblement, dans ces trois jours ultimes qu’on l’avait laissé à sa table devant son ordinateur, un texte progressivement avait continué de s’écrire.

 

3 _ SOURCE


 NEW YORK TIMES


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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 juin 2014
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