fictions du corps | Notes sur les hommes qui s’enfuyaient

pour en finir avec la vie joyeuse, 47


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Certains des hommes s’enfuyaient, on le savait.

Il était plus difficile de le mesurer, de le prouver : tant de causes pouvaient expliquer que quelqu’un un jour était là, et le lendemain n’y était plus.

Ceux qui s’enfuyaient disparaissaient réellement. Je ne parle pas de ceux qui se cloîtraient dessous la ville, dans les restes abandonnés des civilisations précédentes, anciennes voies, anciens tunnels, bâtiments recouverts et dont le ventre restait vide, avec des bribes d’escalier : on disait que c’était habité, aussi, ces espaces sous la ville.

Ceux qui s’enfuyaient, comment pouvaient-ils imaginer survivre ? Mais qui pour avoir l’audace un jour de suivre, quitte à ne jamais savoir si là-bas, au loin, une autre solution s’était révélée possible – quand nous savions bien que rien ici ne s’avérait vivable sur la durée, prolongeable dans la sérénité.

Parfois ils revenaient. On les trouvait cloîtrés aux portes de la ville. Il arrivait régulièrement que l’effort qui les avait menés jusqu’ici, en se relâchant soudain, entraînait leur perte : c’était comme un sommeil, mais ils ne se relevaient plus. On s’y habituait.

L’administration disait que cet examen préalable au retour était nécessaire : à chacun le droit de fuir, mais qui prétendait revenir devait cependant établir sa qualité préalable, si situation d’avant fuite. Non pour qu’il la retrouve, c’était la rançon d’avoir à recommencer l’ensemble des étapes et des tris, mais la ville ne pouvait se permettre d’adjonctions hétérogènes – nous étions bien conscients de notre fragilité, et de la singularité qu’était désormais notre communauté dans l’immensité hostile qui nous entourait.

On disait que certains, pour fuir, se renseignaient au sujet des pays de pierre, ou des pays d’eau, ou marchaient infiniment en quête d’autres communautés à l’image de la nôtre.

Parfois ils n’allaient pas loin, ceux qui fuyaient. On menait parfois des rondes alentour, on en débusquait quelques dizaines, reclus, effrayés, presque soulagés qu’on les ait repris. S’aventurer dans le dehors demande des qualités fortes. On affectait les repris aux tâches subalternes, et quiconque s’enfuyait savait que ce qu’il avait à fuir n’était pas la communauté, que cette tentation de ne pas fuir loin, de rester terrorisé et reclus là-bas, dans les premières marches d’eau ou de pierre du grand dehors.

On n’aimait guère parler à ceux qui s’étaient enfuis et avaient été repris. On avait trop à négocier chacun de sa propre et permanente envie de fuir.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mai 2014
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