fictions du corps | Notes sur les corps évolués

Pour en finir avec la vie joyeuse, 41


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On nommait « corps évolués » ces gens dont le corps, parfois dès leur jeune âge, par trop d’immobilité et d’attention requise à leur poste technique, s’y étaient progressivement adaptés au point d’en porter extérieurement des marques significatives.

Au demeurant ne bénéficiaient-ils d’aucune reconnaissance ou statut spécifique, ni avantage. On avait vu paraître l’expression dans les enseignes de vêtement, puis dans les chaînes d’alimentation, enfin dans les agences immobilières et c’était peu à peu passé dans le vocabulaire courant.

Au demeurant, cela évitait aussi de les vexer, si par hasard on les nommait en ces termes devant eux.

Les plus typiques des corps évolués avaient notamment développé cette fonction : les membres trop peu sollicités s’étaient atrophiés, le tronc servant d’appui et pesanteur s’était augmenté, et le cou souvent avait durci, tandis que les mouvements oculaires trop sollicités par les écrans avaient induit un épaississement des muscles au bas du front.

Doués comme ils l’étaient, ils avaient alors développé une autre capacité : là où tout l’ordinaire des gens se concentrait des deux mains sur leur unique téléphone, ils avaient appris à en utiliser deux, un de chaque main (ils ne savaient plus les rejoindre face corps), en usant avec agilité et virtuosité – au point que nous-mêmes, les non évolués, en apprenions désormais la technique, mais maladroitement, si maladroitement.

Les corps évolués travaillaient comme les autres, on leur réservait des points plus stratégiques et immobiles dans l’organisation des bureaux, des industries, de la logistique et des surveillances.

Les corps évolués vivaient comme les autres : créant des couples avec des personnes qui ne leur étaient en rien semblables, ou au contraire s’appariant pour leurs équipées diurnes mais sans rien révéler de leur éventuelle intimité.

Les corps évolués n’étaient pas des gêneurs : ils ne revendiquaient pas de responsabilité sociale ou politique, ils demandaient pas à voyager plus que d’autres, étaient ainsi considérés plutôt de tempérament bon enfant, peu attentifs à la qualité du manger et du dormir, plus vigilants sur leur indépendance ou, dit plus grossièrement, qu’on leur foute la paix.

Il y avait cependant de plus en plus ce hiatus : certains considéraient que la bonne marche de la ville reposait désormais beaucoup trop sur les corps évolués.

Et s’ils se mettaient un jour en colère, et s’ils se rebellaient ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2014
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