Led Zep #29 | décembre 1968, apprendre l’Amérique

la première fois qu’on traverse l’Atlantique, avec autorisation parentale


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Ils vont enchaîner les deux premières années de Led Zeppelin comme un seul bloc d’intensité, un seul tunnel qui laissera sur l’autre rive épuisés, mais lestés de duex disques et quelques millions à l’abir. S’attarder un instant sur les trois mois qui précèdent leur arrivée en Amérique est donc important.

Après la Suède et Danemark, il y a eu l’enregistrement du disque, et le premier chèque de Peter Grant leur prouve que tout cela existe, mais la réalité n’a rien d’un miracle qui surgirait en un jour. Le 18 octobre on joue au Marquee : la suite des nouveaux morceaux, le nouvel équilibre de son qu’on a inventé, mais encore sous le nom des Yardbirds – par contre, le 10 décembre, avant l’Amérique, on tente à nouveau le Marquee, cette fois sous le nom Led Zeppelin, après Free et Steve Miller le lundi, et avant les Who le mercredi, deux groupes dont le nom est imprimé en bien plus gros que le leur sur le programme mensuel du club. Ils ne vainquent pas la défiance du milieu : Jimmy Page, pensent-ils, tente de ranimer les Yardbirds en rebattant les cartes des différents instrumentistes. Nous autres, très loin, on a suffisamment de beauté, cet automne, à se mettre entre les oreilles : le Double Blanc des Beatles qu’on n’en finit pas d’explorer (Revolution N° 9), et la rigueur rauque de l’immense Beggars Banquet. Nous arrive enfin, dans ce ciel chargé de lumières saturées, la déchirure brusque du Jimi Hendrix Experience. Alors qu’est-ce que seraient ces nouveaux Yardbirds, sinon l’obsession d’un professionnel aguerri, mais qui a laissé passer sa chance, d’essayer de se rattraper, opération porte-monnaie sur fond d’amplis Marshall ? Au Marquee on les accueille poliment, on reste dubitatif.

Page a donné la ligne à Grant : jouer, même si c’est pour rien. On se suffira parfois de cachets de cent cinquante livres. Alors ils sont à Canterbury, à Sheffield, à Bath, Richmond en octobre, puis quatre concerts en novembre, cinq en décembre. En gros : tout ce trimestre, convoyant dans les villes de province le Ford Transit de Kenny Pickett, on aura joué une fois par semaine, sans briser l’indifférence. Simplement, on solidifie. Et, quand on se retrouve à Pangbourne avant les concerts, on essaye de nouveaux morceaux : ceux du futur répertoire. C’est le 9 novembre, en ouverture de John Lee Hooker au Roundhouse, qu’on voit paraître la mention : « Yardbirds now known as Led Zeppelin », pas vraiment une réussite euphonique.

Noël, en Angleterre, c’est la dinde en famille. Et, dans le nouveau groupe, pas de célibataire, sauf Jimmy Page. Alors Grant (qui, lui, restera avec épouse et enfants le soir du réveillon) diffère de leur annoncer ce qu’il a pu obtenir : jouer en première partie d’un gros vendeur des disques Atlantic, Vanilla Fudge. Et, si ça ne suffisait pas pour rester modeste, ils partageront cette première partie avec un groupe inconnu, Zephyr (dont le leader, Candy Givens, n’a pas laissé d’autre souvenir). Mais, moyennant cette humilité, on aura accès à des salles prestigieuses, dont on n’aurait pas eu sinon la clé : les Fillmore East (celui de New York) avec Vanilla Fudge, et le Fillmore West (celui de San Francisco), en ouvrant le concert Country Joe and the Fish, plus Taj Mahal. Avec Vanilla Fudge, on devra aussi se défendre dans salles d’une taille bien supérieure à ce qu’ils connaissent : le Grande Ballroom de Detroit par exemple. Pas mieux, comme rodage.

Le premier concert est prévu 27 décembre, il faut partir le jour d’avant Noël et sacrifier la fête familiale. Mais là où Grant s’attend à toutes les récriminations, Plant et Bonham acceptent sans formalité. On est payé, on doit bien aller travailler.

Ce n’est que deux ans plus tard qu’on se mettra sérieusement à les interviewer, et ce ne seront plus les mêmes personnes : ils rechignent à évoquer ces premières semaines, alors qu’ils n’ont ni nom ni disque. Ils décollent à quatre, Page, Plant et Bonham avec Kenny Pickett, tandis que John Paul Jones et Mo, sa compagne, sont déjà sur place, pour quelques visites et vacances : John Paul Jones a travaillé à Londres avec de nombreux chanteurs ou chanteuses, comme cette Madeline Bell qui les héberge dans le New Jersey. Les autres arrivent à quatre heures du matin à Los Angeles, et on a trois jours pour récupérer. On réveillonnera avec Richard Cole et Kenny Pickett dans l’hôtel semi-désert, et de la dinde quand même au menu des englishmen.

Première surprise pour Cole, qui les rejoint et fait la connaissance des deux nouveaux, et qu’il les emmène à Denver, où les attend le bassiste : « The act is sharp… On est prêt », lui dit John Paul Jones. pas de répétition prévue…

Personne non plus pour s’être jamais occupé de ce qu’en pensait Kenny Pickett, ni collecter son témoignage. Pour cette première tournée, il est seul à conduire d’une ville l’autre le deux-tonnes-cinq U-Haul qu’on a loué, avec les vieux amplis des Yarbirds, les précieuses guitares de John Paul Jones et Page, et le kit Ludwig neuf de Bonzo, qu’on devra changer au retour. Cela veut dire des jours et des nuits de conduite, pour arriver avec le matériel au moment où les autres descendent de l’avion.

Plus tard, Led Zeppelin deviendra une armée, un cirque en éternelle promenade : quatorze personnes en 75, une trentaine en 77. Mais, dans ce creux de l’hiver 1968, le moindre détail est problème. Ainsi, que ni Bonham ni Plant n’ait vingt-et-un ans impose un visa spécial, et produire aux aéroports une autorisation de sortie du territoire signée des parents : ça fait terriblement rock’n roll, non ?

Et puis l’Amérique a un petit temps d’avance dans l’économie : l’usage extensif de la carte de crédit ne s’est pas encore imposé à l’Angleterre. A Barcelone, ces mêmes mois, Keith Richards a des problèmes parce qu’il n’a jamais d’argent sur lui, mais une carte American Express toute neuve, et qu’on la lui refuse dans les restaurants et cela tournera à une altercation qui le mène au poste de la police franquiste. Eux, c’est le contraire : pour louer une voiture, on exige que vous produisiez une carte de crédit : aucun des musiciens n’en dispose, et Richard Cole non plus. Au point qu’en arrivant à l’agence Avis de l’aéroport de San Francisco, le 9 janvier, parce qu’une fois de plus on refusera à ces types à cheveux longs la voiture de location, il jette sur le comptoir les 6000 dollars cash que Grant lui a fait parvenir pour leurs frais : « Alors je vous l’achète, votre putain de bagnole… » Ce qui décidera quand même l’employée à la leur accorder, mais confirme le rôle de Cole : tout se passe en argent liquide, et c’est lui qui agit pour le compte de Grant. Sa feuille de route : « Tu te débrouilles pour qu’il n’y ait pas d’embrouille (trouble), Cole… »

Dans les premières heures, ça ne va pas tout seul. Cole connaît Page depuis qu’il a assuré les tournées des Yardbirds, et pas besoin de beaucoup se parler pour s’entendre. Mais il trouve Plant plutôt arrogant. Un type qui vous répond à peine, et vous regarde de haut. Cole finit par comprendre : il est mort de trouille. Le trac qu’il n’a pas eu en Suède ni au Marquee, c’est maintenant que cela le prend. Les autres sont armés d’instruments, de technique, lui il vient ici les mains nues. Avec Bonzo, par contre, ça se passe tout seul, il s’amuse de tout, commente les voitures et la ville, les palmiers de Californie : « C’est vraiment comme ça que tu conçois les vacances, Cole ? Et moi qu’ai même pas apporté de maillot de bain… »

Le lendemain de Noël, Boxing Day, on est de retour à l’aéroport de Los Angeles, le LAX comme ils diront vite, puisque la ville va devenir pour quatre ans leur patrie virtuelle. Ou bien même : que Led Zeppelin naîtrait peut-être pour de vrai seulement ce jour-là, lendemain de Noël 1968, trois types à l’aéroport, et que leur premier concert américain les attend. On logera dans les Holliday Inn ; c’est moins cher, et on a obtenu une carte de fidélté avec une réduction. Et Cole précise qu’on voyage évidemment par avion commercial, places dites économiques, grâce à un abonnement touristique « Découvrez l’Amérique », qui permet pendant un mois d’aller où on veut avec remise de 50%.

A Denver on retrouve le bassiste (« Hi, Jonesy, everything OK… », la façon dont Plant raconte est révélatrice de l’intensité des discussions entre eux !), on s’entasse dans la Ford louée (deux à l’avant, trois à l’arrière), et on roule jusqu’à la salle de concert où le camion U-Haul les a précédés avec le matériel.

Cole dit que, pendant la prestation de Zephyr qui ouvre le concert, Plant se ronge les ongles, Jones est assis sur une chaise, penché en arrière contre le mur et les bras derrière la tête, et Bonzo essaye des rythmes sur un vieux carton vide dans la loge. Surprise, la scène est une sorte de plateau tournant : au bout de quarante minutes on a fait le tour complet des spectateurs. Page dit qu’il n’aime pas ça. Cole leur propose un comprimé de Dramamime contre le trac. Il précise que ça ne fera pas sourire un seul des quatre. On joue Good times bad times, Dazed and confused, Communication breakdown, I can’t quit you baby, You shook me, Your time is gonna come. Quand on reprend l’escalier de ciment, une heure après exactement : « Not bad… », disent Bonham ou Plant avec une effusion communicative, et ni Page ni Jones ne contredisent. Plant pourra désormais avoir confiance.

On repart de Denver dès le lendemain, un mercredi. Avion pour Seattle où on joue le vendredi. De Seattle à Vancouver, de l’autre côté de la frontière canadienne, on ira en voiture, Bonzo à côté de Cole à l’avant (« Tu ne veux pas que je prenne le volant, là, un moment… »), Jones, Plant et Page dormant à l’arrière, et le camion à quelques heures devant.

De Vancouver, on retraverse l’état de Washington pour Portland, le 30, et Cole dira que c’est ce soir-là, au quatrième concert, qu’il a pris vraiment conscience du potentiel de Led Zeppelin. On vit ensemble depuis une semaine, les réflexes viennent. Pour la première fois, le solo de Bonham passe les dix minutes, et le public répond. Peter Grant est encore à Londres, mais va prendre l’avion pour les rejoindre à Los Angeles. « Au lieu de me balader de groupe en groupe, je voudrais que tu me laisses avec ces mecs, y a vraiment un truc qui se prépare », dit Cole à Grant (« I’m fed up with fucking around with all these other bands you’re sending me out with : I want to stay with led Zeppelin, they’re going to be big », si vous préférez la version originale). – Okay, Cole. De Portland date pour Richard Cole le début des douze ans d’aventure liée, et le seul pacte avec le diable qu’on puisse mettre à charge de Led Zeppelin, en l’acceptant définitvement dans leur premier cercle.

On joue pour la première fois à Los Angeles le surlendemain, 2 janvier, pas question de manquer l’avion. Mais Spokane, le campus de Portland, est un petit aéroport. À cause de la tempête de vent verglaçant, venu droit d’Alaska, on a suspendu tous les vols. Seattle est à trois cents kilomètres, et c’est là qu’on devait prendre la correspondance. On remonte en voiture, et on s’engouffre dans la neige. On n’y voit rien mais ça roule. Un des axiomes de Cole, c’est d’avoir toujours une bouteille de whisky dans chaque véhicule. On boit un coup au goulot pour se donner courage. Mais arrivés à l’embranchement de l’autoroute, barrage de police : circulation interrompue, faites demi-tour.

Cole dit que c’est l’échauffement du concert, et ce premier coup de whisky : il obtempère, mais repère la bretelle de sortie, en sens interdit mais personne évidemment, il tourne brusquement et se lance sur l’autoroute fermée, Plant lui criant après, et qu’il n’a pas envie de ce genre de connerie : « Ils n’ont qu’à nous courir après, les flics… » Alors on reprend un coup de whisky, mais Cole n’avait pas compris que la fermeture de l’autoroute ce n’était pas à cause des bourrasques de neige, mais de ce pont suspendu devant eux sur l’estuaire, immense viaduc sous haubans, qui tremble et s’agite. « Shut up, you fuckers, just drink some more whiskey », l’aventure Cole plus Zeppelin a vraiment commencé. Plant et Bonham sont blêmes, Jones et Page impassibles. On atteindra pourtant l’aéroport, on reprendra un verre avant l’avion. Le camion U-Haul, lui, s’est retrouvé planté dans la clôture d’un jardin, mais rejoindra quand même Seattle à temps le lendemain.

Plant, Bonham et Kenny Pickett sont payés 100 livres par semaine, même salaire pour les trois, tandis que Jones et Page jouent pour rien, et sont censés se rétribuer sur les ventes du disque, quand il paraîtra. Et les recettes sont maigres : il s’agit de lancer la machine. Le groupe est payé 1500 dollars, tout frais à leur charge, là où les Yardbirds ne descendaient pas à moins de 2500. Encore, sur le campus de Spokane, il ne s’agissait que de 800 dollars. Mais à Los Angeles, Grant leur offre tout de même le Château Marmont, parce que c’est l’hôtel des musiciens et des artistes, où on hébergeait déjà les Yardbirds : juste, on se contente d’un seul bungalow pour tout le monde, une chambre pour Plant et Bonham, une autre pour Page et Cole, la dernière pour Jones et Pickett.

 

 

« Alcohol was nearly an everyday indulgence, dit Cole, it helped pass the time, it eased anxieties… Boire devenait notre consolation au quotidien, ça passait le temps, ça diluait le trac. » Et, parce qu’au célèbre Whisky à Gogo les musiciens invités boivent à volonté, et gratis, on sait que John Paul Jones commande du gin tonic, Robert Plant du vin avant le concert et du whisky après, Page uniquement du Jack Daniels, et Bonzo et Cole n’importe quoi, de la bière au champagne, pourvu que ce soit ensemble. Et Bonzo d’expliquer aussi que, contrairement aux autres, après un concert il lui faut des heures pour revenir au calme, et que ces heures-là sont partie du travail, écartant les bras pour preuve : « Tu vois, faut évacuer la vapeur… »

Et Cole encore : « We could drink to near collapse. » Mais ça ne les concerne qu’eux deux.

N’empêche que la rumeur monte : les quatre concerts au Whisky a Gogo sont en crescendo, aussi bien pour le groupe que pour le public, des gamins n’hésitant pas à revenir plusieurs soirs d’affilée.

À San Francisco, par économie on prend des chambres avec cuisine, on se fait livrer des plateau-repas : on finira par une bataille de lancer de bouffe, ça décompresse, et on est tout surpris qu’on se le soit permis. Cole précise aussi que c’est à San Francisco, ce 9 janvier (on joue quatre soirs d’affilée au Fillmore), qu’il fait inhaler à Bonzo, l’après-midi précédant le concert, de l’amylnitrate, eux appellent ça popper (bouton pression !). La tension entre Plant et Cole grimpera d’autant, pour tout le mois à venir, que la liaison Bonham et Cole s’affirmera : et que Page comme Bonham, avant Plant, ont compris que les compétences de Richard Cole s’étendent à la pharmacie clandestine des artistes.

Au Fillmore, on ouvre pour un autre poids-lourd d’Atlantic, qu’ils découvrent : Iron Butterfly, le papillon d’acier. Et on partage cette première partie avec Delaney and Bonnie. Les deux Fillmorte appartiennent à Bill Graham, un des principaux producteurs de spectacle, qu’ils retrouveront souvent sur leur route, jusqu’à la catastrophe de 1977 et le procès qui s’ensuivra. Grant et Graham décident que Delaney and Bonnie ouvre le concert, et que Led Zeppelin suivra. Mais personne ne connaît leur nom : est-ce Page ou Grant qui a l’idée de faire alors apparaître un grand rideau de fond de scène avec le nom du groupe en graphisme mode du temps ? Cela aussi, c’est une première pour un groupe rock. Et ça fonctionne – le dernier des quatre concerts, le public continue encore de crier « Zeppelin, Zeppelin, Zeppelin… » alors qu’Iron Butterfly prend la suite : le groupe est enfin devenu un groupe de scène.

Ensuite, c’est déjà presque une routine : avion pour Iowa City, accueil sur le campus, puis Detroit et sa fameuse Grande Ballroom (bruit de foule tel, dans l’immense bâtisse résonnante, que John Paul Jones n’arrive pas à entendre sa basse – ils comprennent que l’accompagnement technique, devient un enjeu spécifique, et désormais auront à la console leur propre technicien), puis Wheaton (Maryland) et Pittsburgh, où, pour la dernière fois, on s’appellera The Yardbirds, à cause d’une erreur de communication.

Le virage, c’est Boston. Trois dates prévues, les jeudi, vendredi, samedi dans une vieille salle de 400 places, qui a repris le nom historique de Boston Tea Party. Virage, parce qu’enfin on est tête d’affiche, après une première partie d’un groupe local (The Raven, les Corbeaux). Surtout, Atlantic a diffusé auprès de toutes les radios des extraits de leur premier disque : cette musique sombre, orageuse, désormais les précède. Ce n’est pas suffisant pour le journal local, « Alors, vous n’êtes pas le dernier groupe de blues en plus – just another blues band ? » Ou bien parce qu’eux-mêmes, dès qu’ils grimpent sur scène, ont cette confiance et s’abandonnent, tandis que Page fait crier son archet de violon sur la Telecaster psychédélique, où vient jouer pour la première fois à ras du public : « Les vingt-trois autres heures du jour ça ne veut plus rien dire, dit Plant : il y a juste cette heure de musique qui me reste dans la tête… »

C’est aussi précisément à Boston que le magazine Vibrations leur accole l’expression : A mountain of hard rock… On ne sait pas trop, en fait, quel qualificatif adjoindre à leur musique : heavy ici, acid rock ailleurs. Ce soir-là, acte de naissance du hard rock.

Le premier soir à Boston, Page a des problèmes de guitare, les réglages son ne sont pas au point. Le deuxième ça fonctionne, le troisième on a droit aux rappels, et devant la demande de billets on rajoute un concert le dimanche soir, qui ne figure pas sur les affiches. Et ceux qui sont là, ce dimanche, ce sont aussi les spectateurs des jours précédents, qui veulent réentendre, et viennent uniquement pour le plaisir de la musique. Alors, pour la première fois encore, on tiendra la scène près de deux heures d’affilée. Tout le monde crie, y compris Peter Grant. Des mômes se frappent la tête sur la scène, tout au bord : « La première fois que je voyais ça », dit John Paul Jones. Au set rodé de dix morceaux, incluant désormais le solo de batterie (Pat’s delight) et le moment de guitare seule (White summer), on s’engage dans une série de rocks classiques, ceux qu’on connaît par cœur, des Chuck Berry que peut-être même on n’a jamais répétés ensemble : Long tall Sally, Something else, C’mon everybody, I sa where standing there, Please please me, Roll over Beethoven, Johnny B. Goode

 

 

Après Boston, et Philadelphie le mercredi, ils arrivent le vendredi au Fillmore East de New York, et Bill Graham a fait imprimer Led Zeppelin et Iron Butterfly en même corps typographique sur l’affiche. Et, le premier soir, deux rappels : Iron Butterfly prendra la scène avec quarante-cinq minutes de retard sur l’horaire prévu. Et Plant, dans Communication breakdown, baissera par provocation son pantalon devant le public, geste qui se propagera jusqu’à aujourd’hui dans les performances rock adolescentes (voir AC/DC des débuts). Le deuxième soir, Bill Graham fait ouvrir par Iron Butterfly et donne la seconde partie à Led Zeppelin. Bizarrement, ils n’en profiteront pas vraiment : trop de trac, à être soudain ainsi exposés ? Un concert qui va de travers, la basse de John Paul Jones a disparu au moment de commencer (We’re sorry about the delay, we forgot the bass player’s guitar…) alors Page débute par White summer et fait durer, du coup on raccourcira le solo de batterie…

Puis Toronto, puis Chicago avec Vanilla Fudge et Jethro Tull, et soudain l’Amérique noire avec Memphis, et l’Amérique soleil-piscine (premières des séries de photos Led Zeppelin en maillot de bain, Bonzo a dû s’en acheter un) à Miami…

Et retour. Ils ont à peine une semaine de battement, avant de jouer début mars à Plymouth, Cardiff, Leicester, mais dans la même méfiance du trimestre précédent, et le dédain marqué de la presse anglaise. Le 3 mars, au Playhouse Theater, on joue en direct pour la BBC : le premier des enregistrements rassemblés en 1997 par Jimmy Page dans les BBC Sessions, un des obligatoires de nos collections Zeppelin. Puis Suède et Danemark à nouveau du 14 au 19 mars, huit concerts, dont deux pour la télévision. Exceptionnel document en noir et blanc ils jouent au milieu des gamins assis par terre, sans esbroufe, en pull à col roulé blanc, et la merveilleuse précision du blues. Et les caméras libres de tous les gros plans possibles sur ces inconnus de vingt ans. Et Page surtout : des doigts maigres, à main gauche chaque phalange comme indépendante des autres, et quand il joue un barré avec travail sur les aigus, l’auriculaire continue une rythmique sur la cinquième corde en martelant la tierce. Quand la main passe pour le refrain cinq cases plus loin sur le manche, on n’a pas le temps de la voir se déplacer et le cameraman doit être fasciné, pour nous la montrer ainsi. La main droite avec les deux doigts sur le médiator, et les trois autres juste allongés sur la caisse. Et quand Jimmy Page déchire littéralement les cordes de la Telecaster offerte par Jeff Beck, repeinte avec motifs psychédéliques, sous son archet de violon, impressionnent ces accords compliqués, qui requièrent tous les doigts dans des positions qui ne lui appartiennent qu’à lui seul.

Quand on arrive au Danemark, le lendemain du premier concert, la maison de disque qui distribue Atlantic a organisé une réception. Pourtant, côté Atlantic, on a prévenu : ce n’est pas le genre de Led Zeppelin, avec Led Zeppelin mieux vaut se dispenser de ces festivités. La réception a lieu dans une galerie d’art contemporain chic de Copenhague. Quand Bonzo arrive, il est avec Cole et les deux ont déjà pris un peu d’avance. Tout se passait tranquillement, mais eux, les tableaux contemporains ça les fait rire. Bonzo demande à Page ce qu’il en pense – il a fait les Beaux Arts, Jimmy Page, il achète et collectionne des meubles de l’époque pré-raphaélite, Bonzo a grande confiance dans le jugement de Jimmy. Page répond d’un mot : insipid. Alors Bonzo dit qu’il va arranger ça, et il le fait. En particulier les deux plus grands, qui sont les deux plus chers, et qui ne sont pas encore complètement secs : avec les doigts on peut leur donner un rapport aux primitifs nettement plus intéressant. Grant attrape le patron de la galerie avant qu’il ose interrompre le charpentier (il est grand et fort, Bonzo, il a le poing facile), dit qu’il achète toutes les toiles de l’expo. Le galeristes demandera juste un dédommagement pour les deux grandes : ainsi va commencer à naître, amplifiée, rebondissante, la légende de Led Zeppelin et ses frasques.

L’apprentissage continue : au second concert de Copenhague, c’est la corde mi aigu de Jimmy Page qui casse, alors on joue à trois, harmonica, basse et batterie, un vieux blues d’Otis Rush – un des obligatoires de nos collections de raretés musicales.
Mais on sera déjà de retour à New York le 18 avril 1969, deuxième tournée. Ils reviendront début juin en Grande-Bretagne, mais juste une pause : premier passage au festival de Bath, le 28 juin, et première incursion française avec télévision. Aux États-Unis ensuite de juillet à septembre pour l’été américain des festivals, nouvelle pause, mais quatrième tournée américaine jusqu’au 8 novembre : l’âge classique de Led Zeppelin a commencé.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 mars 2014
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