la page du dimanche | Charles Juliet

chaque dimanche, une page singulière de littérature (et le nom de l’auteur la semaine suivante)


extrait de : "D’une rive à l’autre", Charles Juliet, entretien avec Cypris Kophidès, Diabase, mai 2006.

Je crois que tous mes poèmes sont nés de ces moments où j’ai capté des mots qui me sont murmurés. Ecrire, c’est se tenir à l’écoute et consigner ce qui a été entendu.

Vous écrivez : « j’ai la surprise d’entendre se balbutier en moi un poème.... Le poème est là, rien qui l’annonce... voici donc ce qui, contre toute attente, m’a été octroyé ». Parfois et singulièrement lorsqu’il s’agit d’un poème, on a l’impression que vous avez juste à retranscrire ce qui vous est donné.

Oui, je ne peux le dire autrement. Il m’est donné. Parfois, quand je me livre à l’écoute, je suis dans une telle passivité que je n’ai pas les moyens de m’en extraire et de me mettre à écrire. Mais je ne m’affole pas. Je sais que je ne perds jamais ce qui m’est dit.

Pouvez-vous parler un peu plus de cet état ?

Quand quelque chose d’indéfinissable commence en moi à s’éveiller, je suis dans un état de trouble et de crainte. Parfois, je voudrais me retirer, repousser ce qui approche. Mais si je m’abandonne, le processus se poursuit. La tension est extrême. Après coup, je découvre que j’ai vécu hors du temps. Je suis dans un état de non-savoir, de non-pouvoir.

Il y a trouble et surgissement ?

Oui, mais j’ai l’impression que si je commence à écrire, je vais mettre fin à ce qui s’offre. Parfois, les mots que j’entends sont prononcés avec une grande netteté et ils s’enchaînent d’eux-mêmes pour former un poème. D’autres fois, les mots restent pris dans de l’indistinct, et je dois intervenir en veillant à ne pas nuire à ma passivité. J’avance là sur un fil.

Vous dites que c’est une véritable dictée, en même temps ça n’a jamais pris la forme de que les surréalistes ont appelé l’écriture automatique.

Ah non, l’écriture automatique ne m’a jamais intéressé. Ces mots que j’entends montent de mon inconscient, de tout ce qui travaille au cœur de mon magma, et ils sont sans doute tamisés par le regard critique que je porte sur tout ce que j’écris. Lorsque les mots naissent et les phrases s’organisent, des facteurs conscients et inconscients interviennent.

Il y a une clarté de conscience dans un état que vous qualifiez de trouble. Qu’est-ce que ce trouble ?

C’est une émotion, c’est l’activité intérieure qui s’éveille, qui m’emplit, qui m’émeut, puis qui veut s’écouler.

Comme une eau troublée ?

Elle est d’emblée claire. S’il arrive qu’elle ne le soit pas, j’ai à la clarifier. Je sens que je dois m’exprimer avec précision, sobriété, simplicité. Je fuis l’abstraction, le discursif. Veille à m’ancrer dans le concret, le monde sensible. Une fois, j’ai lu dans un article que j’écrivais une poésie philosophique. Or ces deux termes s’excluent. Parler de la quête de soi n’est pas philosopher.

Un mouvement intérieur vous entraîne vers la forme du poème ?

Oui, absolument. J’aime la concision du poème. La pensée procède par à-coup, par fulgurance. Elle ne se développe pas dans la durée. Elle surgit comme un éclair. Le poème est alors comme un brusque éclat de lumière. Mais qu’il soit dicté ou façonné par la main de l’artisan, le poème émerge d’un travail intérieur quasi incessant. Ce travail se confond d’ailleurs avec une sévère exigence morale. Il n’y aurait aucun sens à parler de spiritualité si l’on n’évoquait pas l’instance morale qu’elle suppose.

Quelle est cette instance morale ?

Quand j’étais enfant, elle se manifestait déjà. Pendant longtemps, je n’ai pas été conscient de sa présence. Puis j’ai fini par l’identifier. Ses interventions sont de deux ordres. Elle m’interdit de céder aux avidités du moi. Par là même, elle est amenée à me punir. Parfois, elle va trop loin dans ce sens, et elle n’hésite pas à me juger, à m’abaisser, m’humilier. Mais elle a un second rôle. Elle m’enjoint également de me désapproprier de moi-même. Elle me souffle : ne sois pas égocentrique, ne vis pas dans une cave, annihile ton moi, marche au grand air, sois libre dans ta tête, et tu trouveras la lumière. Cette instance exige également d’être bon et d’aimer autrui. Deux mots peuvent rendre compte de ce passage d’une rive à l’autre : le moi et le soi. Le soi est un état où autrui est reconnu comme un semblable, un égal, et finalement un autre soi-même. Cette exigence morale est rigoureuse, ce qui ne veut pas dire que je sois toujours capable de lui obéir.

Vous recherchez une cohérence. Cohérence entre la pensée, l’acte, le ressenti ?

Je n’ai pas à la rechercher. Elle m’est imposée. Le ressenti, la pensée, l’acte se présentent dans une même coulée. Le point de départ, c’est cette exigence intérieure à laquelle il faut accepter de se soumettre.