livres qui vous ont fait | Bernard Noël frère aîné

comme si un livre en éliminait 50 autres achetés dans la même période


« Avez-vous déjà vu la mort ?
— J’ai vu des gens morts, mademoiselle.
— Non, la mort ! »

Le premier livre que j’ai lu de Bernard Noël. Et qui venait de paraître, là, en 1979, parlant d’une date, le 19 octobre 1977, qui était à peu près celle où j’étais monté à Paris avec mon sac de sport, pour faire les agences d’intérim. Une période dont je n’aime pas trop me souvenir, sinon la lecture et l’écriture. Un monde un peu perdu, comme ce qui s’amorce en ce moment.

Bernard Noël était une sorte de légende, vaguement maudite, un type qui avait eu un lourd procès (pour Le château de cène), qui ne fréquentait pas beaucoup le monde ni les autres.

J’ai lu Le 19 octobre 1977 d’un souffle. Aujourd’hui, j’y vois des tenseurs qui étaient ceux qu’on trouvait chez d’autres auteurs : écrire sur l’écriture, faire monter à l’avant de la page la figure même du livre, reconnaître l’héritage de Bataille sur l’écriture du corps et avoir pour thème l’expérience intérieure, c’était aussi chez Blanchot, mais chez Roger Laporte, Edmond Jabès, Mathieu Bénézet. Mais Bernard Noël y ajoute cette rigueur du politique, son travail sur la Commune, sa lecture du surréalisme, sa propre aventure chez les peintres, ce qui conditionnerait son écriture du regard.

D’un souffle, parce que je n’aurais pas cru possible de faire livre avec ça : un livre acheté par hasard chez un bouquiniste à cause de la photo qu’il renferme. Tout découle de cette lecture, de la description de plus en plus précise du livre, comment son contenu interfère même avec les rencontres et dialogues. Aujourd’hui j’y vois aussi la trace transparente de Nadja, mais durcie, épurée, projetée dans un présent rempli de tout ce dont il ne parle pas, mais que la date évoque, le désordre du monde, ses voitures et technologies, les figures monstrueuses de la ville. On ne quitte pas le Paris piéton, un IXe arrondissement infini, celui des imprimeries des journaux quotidiens, des manifs, des bouquinistes et cafés, figure presque surannée, traitée comme telle. Mais cette question de l’image faite première, ordonnant tout le chemin du récit, ou le récit comme chemin.

Je me suis toujours souvenu de ce livre, à preuve qu’il m’ait accompagné dans tous les déménagements, son vieillissement en témoigne, pour une image qui vient à la page 107, en conclusion du crescendo de la deuxième partie : dans une sorte de restaurant chinois devenu cabaret à spectacle, on ouvre le crâne d’un type et on mange dans son cerveau à la petite cuillère.

— Fais comme moi, dit-elle. Après tout, les morts nous doivent la vie.

Dans cette austérité de la littérature contemporaine que je découvrais, et rageusement, le fantastique donc était possible.

C’était la collection Textes, chez Flammarion, où je découvrirais aussi Jacques Ancet, et dirigée par Bernard Noël lui-même, après avoir été fondée par un jeune type inconnu nommé Paul Otchakovsky-Laurens, alors parti chez Hachette et qui bientôt se mettrait à son compte. Ça allait vite, ça bougeait. On pouvait se faire éditeur et tout aussi bien arrêter, leçon. En page de garde : Textes/Flammarion / Collection dirigée par Bernard Noël / assisté de / Philippe de la Genardière, un nom de plus et je pouvais lire Philippe de la Genardière, ça m’amenait à Digraphe, où étaient Bénézet et Jean-Paul Goux et d’autres, le puzzle se complétait. À 30 ans de distance, dans sa composition éclatée, ce paysage me fait beaucoup plus penser à celui des blogs d’aujourd’hui, plutôt qu’aux couloirs discrets de l’édition où ces mêmes visages vieillissent, et qui n’agit plus comme intellectuel collectif, mot de l’époque – on ne les voit plus sur le terrain (ah si, exception, Jean-Paul Hirsch – et hop, retour à Bernard Noël, celui d’aujourd’hui, puisque le tome 3 de ses oeuvres complètes paraît chez POL... – curiosité d’ailleurs que Bernard, puisque POL a eu le courage de rééditer le livre, y supprime l’article : 19 octobre 1977).

Plus tard, Bernard Noël deviendrait un ami, proche, présent, direct. Mais toujours pour moi dans ce sentiment de l’aîné, un aîné favorable. Il sait ce qu’a représenté pour moi, à l’exact bon moment, son roman Le 19 octobre 1977, même si on se parle d’autre chose plutôt que d’écriture – l’oral n’est jamais un bon moyen pour aller vers l’autre. Ces dialogues qui sont la marque du 19 octobre (« Vous êtes malade ? — Non, j’étais fou. — C’est une maladie comme une autre. — Je ne me plains pas. »), ça ne s’invente que dans la solitude de l’écriture.

À la toute fin du livre, il y a les autres titres déjà disponibles de la collection, avec Roger Laporte, Claude Louis-Combet, Dumitru Tsepeneag (qu’il vaut de relire aussi) plus Belletto, Cholodenko qui contribueront à la première forge POL, et d’autres qui se sont éloignés, À la page suivante, il y a ce petit encart – il ne surprenait en rien, à l’époque, qu’en serait-il aujourd’hui :

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On ne pouvait certes pas prévoir que ce serait Flammarion même, qui serait revendu deux fois comme un vulgaire sac à patates aux faiseurs d’argent sur papier mort.

 

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 janvier 2014
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