livres qui vous ont fait | les exercices Castaneda

les aventures les plus secrètes sont les plus imprévisibles


Je suis venu tard à Castaneda : notre rationalité marxienne nous protégeait de la pensée molle. Seulement celle de Castaneda est dure, très dure. Les premiers de la série, les plus accessibles, sont plutôt moins fascinants que là où vous emmènent des Levi-Strauss ou des Leyris. Et puis arrive le troisième, Voir. On comprend qu’on ne comprend plus. Mais, dans ce qu’on ne comprend pas, un curieux effet de reconnaissance : l’expérience impossible à atteindre, quelque chose en nous la désire et peut-être même la connaît.

Alors on lit, progressivement, tranquillement, l’ensemble du cycle. Fiction ? Cela va beaucoup trop loin dans la connaissance du mental pour être inventé depuis une posture d’écrivain, comme Melville écrivant son Bartleby – il faut à la base une expérience et c’est bien là que le mystère commence.

On reconnaît tous les modèles, Socrate et Platon, ou l’inusable confrontation de Don Quichotte et du réel transperçable ou surirmposable, mais c’est aussi ce que Michaux a trouvé par ses drogues. Et puis de toute façon l’emprise de Castaneda sur vous-même tient à autre chose : les exercices que lui impose le vieux Juan, son maître, vous découvrez qu’ils vous servent à vous-même et vous aident à franchir des points que vous saviez dans le rêve, mais ne parveniez pas à établir dans la vie réelle.

Les myopes sont moitié nyctalopes, aussi se diriger dans le noir ça n’a jamais été complètement un problème, mais les postures corporelles que Juan fait essayer à Castaneda et vous pouvez le faire vous aussi. De même avec plusieurs exercices sur la maîtrise de la périphérie rétinienne – arrêter la pensée on va pouvoir commencer d’y travailler, et bien sûr qu’on pense beaucoup mieux ensuite.

Et bien sûr le rêve, la revisite de basiques essentiels – trouver ses mains dans son rêve, coordonner ses déplacements dans l’intérieur du rêve. Castaneda se lit à la table, mais se travaille hors de la table.

Vous reconnaîtrez l’importance de Castaneda quand vous entamerez d’étranges expériences de conduite dans un parking souterrain ou pour moi une fois à la Frébouchère, un vieux dolmen près d’où je suis né.

J’ai connu une personne, une seule suffit, qui avait réellement vu Castaneda une fois, au Mexique – on sait que Fellini n’y est pas parvenu. D’autres dans Castaneda ont sombré : les épigones sont tristes. Et il y a dans Castaneda lui-même de quoi résister à y sombrer.

Je le relis régulièrement. Je ne le lis pas comme un maître, mais comme un grand de la littérature. Vous relisez tel passage sur un pont et puis, à Montréal ou ailleurs, la courbe précise d’un pont banal dans un coin industriel vous ramène brutalement à comment on peut en vider la traversée pour en provoquer une autre, dans l’ordre du mental et de la compréhension du monde. On ne s’assoit plus jamais dans une pièce sans être attentif à où et comment on s’assoit, et cela rejaillit sur vos postures pour écrire – mais ce n’est qu’un point parmi mille autres. Un gravier dans la paume de la main pour en prendre le reste de température ambiante et le diriger sur un point précis de votre corps, même dans les courants d’air d’une gare allemande en hiver vous n’aurez plus froid – ça s’apprend. C’est plus étrange quand on arrive soi-même, dans les conditions particulières de la même gare (ô ces fissures du monde, et les reconnaître), à s’asseoir là-bas à distance de vous-même et vous faire agir comme un soi-même de la vie normale, sans bouger cependant de votre position réelle.

Ces derniers temps, j’ai essayé de le lire en anglais, aussi parce que ça me permet de les avoir sur le Kindle. Mais on bute sur un obstacle : l’excellente langue anglaise de Castaneda transcrit des échanges en espagnol avec Don Juan, la traduction vous laisse à même ce contact direct à la transposition de l’espagnol, si je le lis en anglais je rajoute un étage et ce n’est pas bon.

En atelier d’écriture, quand j’utilise un exercice pris à Castaneda, je tiens chaque fois à en affirmer la source. Mais il y en a trop, c’est même presque un système : les questions d’appui sur des points d’énergie précis hors du corps, ou ses points d’assemblage je les pratique pour moi-même avant chaque lecture publique ou performance. Les techniques pour tenir à distance quelqu’un qui vous veut du mal, ça peut être la façon très simple de regarder dans un seul de ses yeux et fixer un point focal à 10 centimètres en arrière de cet oeil que vous visez – mais tiens, allez le maîtriser sans 5 ou 6 ans d’exercice préalable, de préférence juste techniquement, avec des gens qui ne vous ont pas irrémédiablement fâché, et à qui vous vous en voudriez de faire mal.

De plus, je me tais. Mais quelle beauté, dans ces montagnes.

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 décembre 2013
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