livres qui vous ont fait | chacun son Gaffiot

là c’est vraiment une relique


Je l’ai retrouvé qui attendait sagement, alors que c’est les Strindberg que j’étais venu prendre. Existence oubliée. À se demander si ses deux kilos de papier ne s’étaient pas débrouillés tout seuls pour ne pas se faire éjecter des déménagements successifs. Depuis combien d’années je ne l’avais pas ni soulevé ni ouvert ? Pourtant, il a dû servir aux enfants, on ne leur a pas racheté de dico neuf pour le latin.

Alors que mon propre émerveillement tient justement à ce poids, et à sa possession en tant que dépositaire de temps de matière étrangère, dans la langue mais aussi dans le temps, et la forme. Le latin c’était l’entrée en sixième, donc septembre 1963, il n’y en avait pas dans le collège à Saint-Michel en l’Herm, mais comme nous devions déménager en cours d’année c’était des cours à Luçon chez un prof qui s’appelait De Kayser. Donc l’achat à la petite librairie en longueur de Luçon, chez Messe. Et que je voyageais là-dedans sans comprendre, comme dans un atlas, grappillant des bouts de récits, batailles, conquêtes, tout ce qui plus tard donnerait sa magie à la lecture des Vies parallèles de Plutarque, mais dans la traduction d’Amyot.

Pour les versions, j’avais trouvé une astuce dont je me croyais le seul dépositaire au monde : ne pas chercher les mots rares ou inconnus, mais ouvrir le Gaffiot à chaque mot reconnu ou su. Les versions qu’on nous donnait n’inventaient pas la poudre (quel anachronisme ç’aurait été), et quatre fois sur cinq on retrouvait le passage pris comme exemple. Du coup j’avais des dix-huit en versions et ça équilibrait le cinq en thème, au grand désespoir du prof de Civray, mon cher Bobineau qui nous choisissait les livres de prix pour la fin d’année et à qui, à ce titre, je dois tant. Il ne me pardonnerait jamais, d’ailleurs, mon abandon du latin en seconde, une fois que plus obligatoire. Et pas à cause de mai 68 qui se profilait, nous dans le Poitou on réinventerait plutôt ça en 71.

Sur la tranche, mon nom plus initiale du prénom, Fr.BON et mon frère Pierre a rajouté, comme aussi sur les Fables de La Fontaine, un bâton vertical pour faire Pr.BON, plus tag rajouté peut-être par le frangin plus jeune, qui en hériterait. Ainsi, moi seul aurai connu la magie du livre neuf et inconnu qu’on vous offre, et dont personne encore n’a soulevé les pages tri-colonnes, avec tous leurs petits dessins, leurs cartes et reconstitutions, comme d’entrer en pays vierge.

Je ne crois pas que ça les ait traumatisés : l’un fait de la guitare basse et l’autre vient ces jours-ci de s’acheter au bord du Clain, à quelques centaines de mètres de chez lui, un bout de pré inconstructible avec trois saules en bord de rivière. Il ne pratique pas la pêche mais ira y rêver dans sa barque, ça lui a coûté 600 euros, tandis que je claquerais plutôt la même somme, de mon côté, pour retourner trois jours à Chicago. Je lui envie quand même sa petite enclave protégée quelque part sur la terre, comme dit mon copain Cabrel.

Et comment j’aurais pu imaginer, attelé à mes versions de collégien avec mon Gaffiot neuf, que je trouverais un tel intérêt plus tard à se risquer (mais en français) chez Tacite ou Salluste, ou se faire raconter la piste d’Hannibal ? Et que pour les mordus du web, le latin soit une langue bien vivante, il n’est que lire Fonsbandusiae...

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 novembre 2013
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