de Madison à Chicago, souvenir du roi Cophetua

une question surprenante de la revue Transfuge, et réponse par Julien Gracq


Reçu avant-hier soir par mail, à Madison, cette question surprenante de Damien Aubel, de la revue Transfuge :
Dans le cadre de notre dossier de décembre, consacré aux oeuvres méconnues ou oubliées des grands écrivains, nous vous proposons d’écrire un court texte (1500 signes) sur un texte de votre choix rentrant dans cette catégorie.

Les délais sont un peu serrés (ce serait, dans l’idéal, pour ce jeudi).

Et quand je demande plus de précision, on me répond seulement :

Il s’agirait de rédiger donc un court texte - 1500 signes - sur une oeuvre méconnue (car oubliée, vilipendée...) d’un auteur, lui, tout à fait reconnu. Qu’en pensez-vous ?

J’ai eu la journée d’hier pour ressasser, mais sans qu’un thème s’impose avec assez d’autorité. C’est ce matin dans le bus retour de Madison à Chicago (3h30 quand même) que le biais s’est décelé...

Alors juste ouvrir le Mac sur les genoux, lancer UlyssesIII, et dans cette brume qui ne lève pas, se souvenir du roi Cophetua – je crois que le remerciement que je dois à Damien, c’est juste ce paradoxe d’écrire sur un texte sans préalablement le relire, sans avoir le livre devant soir...

Et bien sûr vos propres réponses avec plaisir ? Quant au Roi Cophetua, il est publié avec un autre texte bref, La Route, à la suite de La Presqu’île chez Corti, ou dans le Pléiade Gracq bien sûr.

 

souvenir du roi Cophetua de Julien Gracq


Bus Madison-Chicago, interstate 90 dans la brume, ordi posé sur les genoux. Je repense aux notes de Julien Gracq dans Lettrines II arrivant à Chicago pour son premier voyage en Amérique (il repartira par le France), survolant l’immensité canadienne et Montréal. Les deux versants presque symétriques de l’oeuvre majeure qu’est celle de Gracq : les romans, Château d’Argol, Le beau ténébreux qui pourrait aussi entrer dans la catégorie des oeuvres méconnues (les descriptions de vagues), le livre majeur et reconnu qu’est Un Balcon en forêt avant le terminus Rivage des Syrtes. Versant symétrique, ce qu’ici aux US on nommerait non-fiction avec ces livres tout aussi majeurs que sont les deux Lettrines puis En lisant en écrivant, enfin cette piste que déchiffre Gracq, en amont du roman, mais en laissant cette écriture non-fiction se charger de tout l’imaginaire romanesque dans ces deux oeuvres brèves et majeures que sont La Presqu’île et Les eaux étroites.

Et puis il reste l’entre-deux, la frontière. Il reste cette fiction brève (je l’ai lue en public, il faut une heure), ancrée dans le fantastique Gracq – la guerre en arrière-plan, le goût des maisons, le silence des êtres –, et déjà posée là comme un morceau séparé de tout contexte, hors la réalité même qu’elle évoque.

Là, dans le bus Madison-Chicago, et faute de disponibilité numérique de l’oeuvre de Gracq (un contresens absolu), je n’ai pas avec moi Le roi Cophetua. Je n’ai que ce qu’il m’en reste : est-ce que j’ai jamais passé cinq ans sans le relire ?

Il me reste l’arrivée à la maison silencieuse, le crissement des feuilles et leur couleur dans l’automne. L’étrange attente dans la maison avec la jeune femme silencieuse (la soeur de celui à qui le narrateur rend visite), puis rien, quasi rien : il retourne au village et revient. Le dîner servi par la fille qui reste à l’écart, la montée à la chambre, puis dans la nuit leur brève étreinte, la capacité de Gracq alors à pousser l’écriture à sa sensualité la plus crue, voire brutale, enfin le départ à l’aube.

Pas un Gracquien pour ne pas placer Le roi Cophetua au plus haut de la littérature de tout un siècle. Et pourtant quoi ? Rien, cette maison, cette attente, la proximité de ce qu’Edgar Poe savait si bien déployer dans ses textes les plus immobiles et les plus étranges (Le domaine d’Arnheim).

Le frère de cette femme dans la maison, auquel rend visite le narrateur, ne reviendra pas : les tranchées de 14-18 l’ont avalé, et la soeur vient de l’apprendre.

Pourquoi Le roi Cophetua ? Lire…


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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 octobre 2013
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