fiction | du théâtre à ville

on avait renversé carrément le dispositif de représentation


Il était de plus en plus difficile de faire venir les gens dans les théâtres, les cinémas, les librairies. Mais la ville elle-même était devenue théâtre, image et mouvement, livre aussi, à permanent renouvellement.

Et ces grands dispositifs à représentation de monde (toute une société dans Guerre et Paix ou Les Démons) désormais on les tenait à la main : est-ce qu’on n’avait pas dressé ces salles, construit ces bâtiments, équipé ces allées, parce que nulle autre forme technique n’en permettait sinon l’accès à l’individu ? Une tablette grande comme la main, un téléphone même et sa petite lucarne, ou bien les heures que vous passiez dans le monde infini de l’ordinateur avaient remplacé progressivement cela : tous les films du monde, tous les livres de toutes les langues vous les teniez à portée.

Restait la ville, les déplacements qu’on y avait, coincé dans le bus ou la voiture, ou ahanant sur ces bicyclettes à la mode. La ville tenait à se faire le témoin de ce qu’on y avait abandonné. Un théâtre vide, un cinéma à l’abandon donnaient à réfléchir : étiez-vous sûr d’aller aussi intensément à la rencontre du grand inconnu, lorsque vous regardiez votre film au milieu de votre appartement mesquin, au lieu des fastes de l’écran collectif ? Et de même pour le théâtre, de même pour le livre, lorsqu’il n’était plus un volume doué d’épaisseur et de matière, augmenté de vos griffures, sédimenté par sa place dans les rayons envahissant vos couloirs.

C’est ainsi en tout cas qu’on avait eu l’idée. L’ancien théâtre à l’italienne était magnifiquement situé : juste à côté de la fière mairie (bien inutile elle aussi, sauf pour les mariages et cérémonies, ou les repas privés du maire – tout le reste transféré dans des bureaux modernes et plus pratiques). On avait simplement inversé la représentation : au lieu que dans un théâtre on venait s’enfermer pour refaire le mime du monde, les murs extérieurs reflétaient à jamais tout ce qui ici, cent cinquante ans durant, avait été joué, avait fait rire et pleurer, frémir et danser.

La grande paroi sud en témoignait : elle était histoire, et danse, et frémissement. Elle affirmait la disparition, voire la destruction. Chaque ligne abstraite témoignait de ce à quoi nous avions renoncé. Les gens de la ville passaient silencieusement : elle n’était jamais la même. Ni dans la disposition des fenêtres murées, ni dans les couleurs des plâtres et la disposition des armatures, ni dans ces récits que chacun voyait progressivement s’y animer, quand on la regardait lentement, en laissant le temps et la durée reprendre possession de soi-même (si vous ne voyiez rien, c’est que vous étiez trop loin de ce calme à reconquérir).

Ainsi la ville avait-elle réinventé, en son sein, le théâtre – j’entends le théâtre public : l’instance collective de sa représentation. Et le bâtiment à jamais muré sur lui-même témoignait, sur la grande façade devenue écran, de notre destin dans la ville.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 octobre 2013
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