proposition 8 | c’est quoi ce livre ?

reprendre, pour rassembler les textes produits, la vieille et forte idée de la description fictive de l’objet qui les accueillera


intro en petit caractère

Toujours de magnifiques découvertes qui sédimentent dans le blog ouvrez.fr, à la fois la grande diversité des démarches, mais la façon dont l’univers de chacun devient progressivement perceptible : c’est le texte qui l’impose. Et pas de problème à avancer chacun selon son rythme, les textes des propositions 6 et 7 continuent d’arriver.

De mon côté, toujours la volonté qu’on interroge cette forme même de composition, par angles et pans, qui se placent peu à peu les uns à côté des autres, nous retiennent à l’écart d’un récit lisse et linéaire.

Et c’est en cela que nous rejoignons le côté le plus singulier de L’été 80 : un livre qui fonctionne par récurrence d’une même figure de discours, y emboîtant une suite de thèmes eux aussi récurrents (la plage, la télé, la Pologne et l’actualité politique, les bateaux au large), et laissant progressivement se développer de façon linéaire une histoire continue, mais dont nous ne pourrons reconstituer ou supposer les éléments qu’à distance, via l’histoire de l’enfant et de la monitrice de la colonie de vacances. Accepter que le geste d’auteur de Duras, sa marque esthétique, son intervention d’artiste, soit de nous imposer ce fractionnement de thèmes récurrents (la peinture a bien d’autres audaces) comme la forme achevée et définitive du livre.

C’est ainsi qu’il faut lire le magistral début de L’été 80 : ce qu’il y aura de nouveau dans ce livre, c’est précisément son système d’écriture, chaque séquence jetée – sans rattrapage possible –, sur un support fait lui-même pour ne pas durer, le journal quotidien qu’est Libération, et la désacralisation de contenus tous mis à égalité par le support même, l’écriture de Marguerite Duras ne différant en rien, une fois imprimée, des pronostics hippiques ou des petites annonces.

C’est sur cette description du projet en fonction de son support matériel de reproduction (incluant son fractionnement et sa durée, et accessoirement l’effacement de l’écrivain dans la chronique régulière du journal) que je voudrais baser cette proposition.

De façon parallèle, l’autre texte plusieurs fois évoqué, La mort du aviateur anglais, produit son unité tout en conservant l’écriture par fragments, en décrivant à distance ce que serait le film ou le livre qui en résulterait, mais s’assume pourtant, dans son exacte forme, comme histoire.

Le dispositif d’écriture, dans les deux cas, s’énonce dans le corps même du texte pour assurer son autonomie par rapport à la forme banalisée du texte : le texte, en s’écrivant, doit prendre en charge son existence en tant que publication, reproduction, diffusion.

Et c’est ce que nous allons faire pour chacune des tentatives et parcours qui se sont constitués.

Rien de nouveau sous le ciel littéraire : qu’on pense à la scène initiale du Quichotte, le narrateur découvrant un étranger riant de sa lecture, achetant alors le livre et le faisant traduire. Qu’on pense au début de Gargantua (deuxième livre de Rabelais, 1534), quand le narrateur, pour en prouver l’antiquité (le livre sera écrit dans une langue délibérément plus archaïque que celle du Pantagruel de 1532), saute le début des lignes, soi-disant mangées par les rats.

Je vous invite pour commencer à tenter de vous remémorer, pendant quelques minutes, les romans, récits, livres de votre bibliothèque incluant dans leur incipit une description matérielle de ce qu’ils sont en tant qu’objet physique. Cela remonte parfois jusqu’au titre (Manuscrit trouvé dans une bouteille, Manuscrit trouvé à Saragosse), et peut concerner un livre perdu ou inexistant (le fabuleux Tlön, Uqbar, Orbis Tertius de Borges, ou le Quichotte de Pierre Ménard). Ou le cahier du solitaire Loup des Steppes d’Hermann Hesse.

Dans le monde contemporain, d’autres figures : Claude Simon commence par dessiner son bureau et sa fenêtre sur sa feuille blanche, puis décrit ce qu’il vient de dessiner, pas besoin d’autre début pour le livre. Démarche qui se radicalise chez l’écrivain dont un des noms est Antoine Volodine, lorsque Lutz Bassman ou Manuella Dreagger sont d’autres noms associés eux aussi à des oeuvres réelles, parfois incluant la biographie de l’auteur et la note de présentation du traducteur (Slogans de Maria Soudaieva, traduits par Volodine). Chez Cortazàr (Le chasseur de crépuscule) ou Michaux (Document D 9), bien d’autres exemples où la description d’un livre ou d’un film fictifs autorise et subvertit l’instance lacunaire du récit. Enfin, la description ou la quête d’un livre inaccessible – par exemple dans Le livre des questions d’Edmond Jabès – peut devenir l’enclosure du livre lui-même, qui à l’intérieur s’autorisera toutes les dérives et écarts. Enfin, non plus le livre inclut dans son propre récit, mais amorce définissant pour le récit son possible, le statut chez Pierre Bergounioux, en amont de ses récits, du livre trouvé enfant sur une table de la bibliothèque municipale (Faulkner, auquel il ne comprend rien, voir La mort de Brune), ou de l’Atlas du grand-père (Ce pas et le suivant).

Avant que chacun rassemble son parcours en un texte continu, monté, j’aurais voulu vous proposer, de façon très libre, même méditative, une réflexion qui pourrait ouvrir le montage à venir. Réflexion sur les livres, qui vous a poussé en amont à ce choix de narration et de forme. Mais à vous de voir si la description fictive d’un livre (ou film, ou ?) peut devenir l’entrée du montage à venir.

Aller vers une pensée de l’objet : le livre est toujours sa propre utopie (je pense aussi à des auteurs « jeunes » comme Chris Van Allsburg), les pages se déplier, le lecteur y entrer.

Tout aussi important : longtemps que dans notre art contemporain, le rapport énonçable de l’objet produit à l’histoire propre de cet art est partie intégrante de son propre matériau. Réfléchir sur la forme associée à ce parcours et ce récit n’est pas forcément une réflexion sur le livre, à preuve la façon dont ces fils s’entremêlent dans le blog ouvrez.fr. Le site web, l’oralisation, l’album, la trace perdue, autant de pistes.

J’insiste bien : approchant du terme de ce parcours, il s’agit plus d’exploration, de méditation, voire de dérive. Cette phrase de Duras au début de L’été 80 est littéralement magique, en ce qu’elle produit le livre dans cette condition même de la phrase qui ne regarde pas le livre (mais toute la brève introduction en italique ne parle que de ça, du dispositif d’écriture qui accueillera l’histoire) : « Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue. On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée, et puis elle est traversée, cesse. »


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 septembre 2013
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