Led Zep #20 | Jimmy Page, service studio

Rock’n roll, un portrait de Led Zeppelin – starring Mickey Finn, Big Jim Sullivan, Marianne Faithfull, Nico, Jackie DeShannon & Johnny Halliday


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Rythme installé dans cette étape du livre, sur l’alternance de l’exploration du son et du jeu de batterie de John Bonham, un fil linéaire biographique pour les différentes étapes constitutives de Jimmy Page : les années au service de la musique des autres vont être la forge de la sienne propre, alors qu’elles auraient pu l’y dissoudre.

 

 

Ainsi commence pour Jimmy Page une série de trois années, bien éloignées des rêves d’adolescence. Les maisons de disque décident elles-mêmes des musiciens et de l’arrangement des succès qu’elles espèrent. Ensuite, pour les tournées, le groupe fera ce qu’il veut. Même les Rolling Stones et les Who demandent discrètement Little Jim en appui, c’est un copain, et discret. Il devient très fort aussi pour le collage d’une nappe solide de guitare acoustique doublée d’accords électriques, à partir de quoi on laissera entendre le guitariste principal du groupe.

Il sait plus ou moins désormais lire les partitions qu’on lui donne, mais lentement. Alors il arrive en en avance et s’installe seul, assis dans un coin, déchiffrant les notes et accords avec sa guitare acoustique, avant de tenter l’arrangement électrique. Pour l’instant, il n’y a qu’un seul musicien à Londres pour ce genre de travail, il s’appelle Big Jim Sullivan, et lui aussi vient du berceau Marquee. Bientôt, on ne les appelle plus que Big Jim ou Little Jim : « Ah, tu passes en studio ? Et t’auras qui pour la guitare, Big Jim ou Little Jim ? » En fait, Big Jim, pour se faire mieux payer, doit pouvoir réserver ses prestations aux meilleurs groupes, et déléguer au nouveau le tout venant : en acceptant un second sur son propre territoire, et dans sa propre fonction, il s’en sert d’appui pour grimper d’un échelon. Jeu dangereux, l’autre sera en haut de l’échelle bien avant lui, qui restera toute sa vie accroché là, sur le premier barreau.

Cette fin d’année 1963, Page se fera photographier sur la carte de Noël du groupe Carter-Lewis and the Southerners : une photographie où quatre garçons, coiffés vaguement à la Elvis, sont assis en rang, tous portant cravate, devant les voitures d’un parking, avec la mention : A merry christmas to all our friends and fans, Carter-Lewis and the Southerners. Ken Lewis et John Carter formeront plus tard le groupe Ivy League, et auront leur plus grand succès en 1967 avec Let’s go to San Francisco, l’hymne hippy que traduira en français Maxime Leforestier, mais que Plant insérera parfois dans les medleys de Led Zeppelin. Les deux chansons que les Southerners enregistrent en studio avec Page, deux minutes et quarante secondes pour Somebody Told My Girl, deux minutes et sept secondes pour Your Mommas of my Town reprennent la grammaire des Beatles, harmonie à trois voix, piano en avant, basse rebondissante et la guitare dans les suraigus du rock : mais l’imitation ne détrône pas l’original. Il joue aussi avec Mickey Finn and the Blue Men, il est même présenté comme un membre du groupe. Mais, rapidement, le studio lui suffit, voire le déborde.

 

 

Il dit qu’au bout de quelques mois, et pour les deux années suivantes, il n’en fait plus le compte, des titres ni des gens. Il a rendez-vous à quatorze heure trente à IBC pour Regent Sound, ou Olympic à Barnes, il installe son matériel, on lui fait écouter des bandes et on gomme comme on peut, en rejouant un par un chaque instrument à la place de ce qu’a fait le groupe, en s’arrangeant pour que ça sonne plus dense et plus juste, en rajoutant des notes jouées plus vite. Rien de tel d’ailleurs, pour progresser, que s’effacer soi dans la musique des autres.

Quelquefois, ça se passe mal : les groupes, tout heureux d’enregistrer enfin, apprécient peu qu’on leur fournisse d’office la doublure, et qu’on les dépossède du meilleur. Les Kinks par exemple. Page a souvent joué avec eux dans les boîtes rock de Kingston, ce sont des copains. Seulement, quand le groupe découvre qu’on a prévu, pour le disque qui paraîtra sous leur nom, un batteur, un bassiste, et Jimmy Page qui joueront à leur place, la pilule ne passe pas. Le producteur, qui décide et investit, préfère s’assurer que ça sonne selon les canons du temps.

Ou bien, au Marquee ou à Kingston, dans le bistrot avec musique où on se retrouve le soir, quelqu’un a demandé à Page s’il aimait le solo sur tel morceau qu’on entend, et qu’il a répondu sans y penser : « Eh, c’est moi qui joue, là… », et que c’est revenu aux oreilles du groupe.

L’astuce qu’il invente, pour vaincre la pudeur des Kinks – et de ceux qui suivront –, c’est de jouer exactement le même riff que leur guitariste, Ray Davies en l’occurrence. Rien n’a changé à la musique, puisqu’il n’aura fait que jouer ce qu’a inventé le groupe. Mais le même son, ainsi dédoublé, superposé (Page en colle ensuite un troisième, voire un quatrième), donnent à l’enregistremnt une ampleur plus rageuse, technique que Page développera à l’infini avec le Zeppelin, et qu’il introduira aussi chez les Rolling Stones.

 

 

On sait tout ce détail, parce qu’à la sortie du disque des Kinks les feuilles musicales font des allusions lourdes : « Il est difficile de penser que Ray Davies a pu inventer cela tout seul… » On brise une carrière avec moins que ça. Les Kinks rétorqueront que Page était effectivement dans le studio – il y était tous les jours –, mais que, pour lui permettre d’être payé, on l’avait laissé jouer du tambourin. Par amitié, en somm, puisque telle est la loi de leur vie mercenaire. Page n’a jamais cherché à pousser ce genre de polémique : la version officielle, il s’en moque, et dit que c’est une question de déontologie, un peu comme le secret médical ou les confidences au curé : « If I went into details, it would be a bit of a nause for the people concerned… Si j’entrais dans les détails, ça risquerait d’être un peu nauséeux pour ceux que ça concerne. » Et, aujourd’hui encore, pas possible de savoir avec précision sur quel morceau des Stones et des Who il est intervenu ou pas (on en est sûr pour I can’t explain, des Who).

Le petit studio IBC de Regent Street, dans ces années-là, tout le monde y passe, tout le monde s’y mêle. Les prestations en direct à la radio, et plus tard aussi pour Led Zeppelin dans leurs BBC sessions, peuvent servir d’étalon à la capacité de jouer de tous ces groupes, dans leur éclosion. Ni pour les Who, ni pour les Stones il y a lieu de douter : à partir de mai 1964, les Rolling Stones enregistreront à Los Angeles, et ne retrouveront Jimmy Page que pour It’s Only Rock’n Roll en 1973 (morceau dont Keith Richards, en pleins problèmes de drogue, est absent de la version originale, pour laquelle Jagger a mobilisé Page et Ron Wood, dont c’est la première contribution pour ses futurs employeurs), et Dirty Work en 1983.

Dès ses premiers revenus de studio, une fois de plus, Page marque le changement d’étape en changeant de guitare. Il dit que ça s’est fait par hasard : dans un magasin de musique, il a vu au mur la lourde forme noire et perlée, au vernis mat, de la Les Paul, et a voulu l’essayer, qu’il s’en est senti immédiatement très bien. Il paraît que personne n’utilise encore à Londres de Gibson Les Paul. Dans une version tardive, il dit que « Clapton était le seul à en avoir une », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Elle lui coûte 285 livres (a-t-il revendu en échange la Chert Atkins ou son ancienne Stratocaster, qu’on n’avait jamais vu reparaître ? Mais Page n’est pas du genre à revendre ses anciennes guitares pour financer la nouvelle, en sera toujours un collectionneur acharné). Il appellera sa nouvelle guitare Black Beauty, beauté noire – appellation qui aurait bien convenu à l’auteur des Fleurs du Mal ce « Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques… » Techniquement Page dit qu’on appelait ce modèle fretless : des frettes suffisamment minces pour qu’on les sente à peine, ce qui contribuera à fixer sa singularité de jeu. Il faut une fois les soupeser, ces guitares bombées et vernies de 1949, dont chaque note sonne comme une univers, et qui semblent pourtant si simples dans leur dépouillement : deux micros, un commutateur trois positions, deux boutons de volume et deux boutons pour le grave/aigu. Mais ce qu’on lui demande pour l’usine à tubes que deviennent les studios (Dave Berry, The Authentics, Mickey Most, The Talismen) va soudain sonner plus américain. Page utilisera encore la Black Beauty dans les premiers enregistrements de Led Zeppelin, mais ne l’emporte pas en tournée, lui préférant deux Les Paul Sunburst de 1957 et 1958, plus solides (Gibson ne commence qu’en 1952 à les produire en série). Et la seule fois, en 1970, où elle sera dans le camion de matériel, elle sera volée à l’aéroport de Chicago : peut-être quelqu’un la joue-t-il encore…

 

 

Page laisse entendre qu’il a lui-même fait légèrement limer les frettes : abaissées de façon à peine perceptibles, c’est ce qui donnerait à son jeu les glissés de double cordes, la facilité pour ses doigts à étirer les accords, d’autant qu’il y installe des cordes encore plus souples que les plus souples, en fera même son message aux apprentis guitaristes : jouez sur des cordes souples, qu’importe, puisque vous amplifiez (on prend par exemple des cordes aigues de douze cordes, plus fines, pour tendre sur le manche de la six cordes).

Et, cette année 1965, même si ni l’un ni l’autre ne s’est étendu sur les détails, Page prend des cours : il a choisi comme professeur un guitariste de seulement un an son aîné, John McLaughlin, mais expérimentateur majeur, qui lui aussi fait travailler par son luthier la touche des guitares, lui demandant même de creuser l’ébène en amont de la frette pour obtenir des effets de sitar (instrument que Page se procure dès cette époque aussi, bien avant George Harrison).

Au Marquee, un soir, un jeune type de son âge se présente à lui comme travaillant au département électronique de la Marine, disant qu’il s’est amusé, avec condensateurs et résistances, reffaisant manuellement les enroulements de cuivre, à regonfler (improve) la rudimentaire pédale de distorsion que Gibson, dès les années 50, propose à la vente, mais que Page était un des rares à utiliser sur scène (on n’en voit pas trace chez les Stones avant Satisfaction, en 1965) : « J’ai été le premier à m’en servir autrement que comme effet comique », dira Page. Le type s’appelle Roger Mayer n’est pas un simple bidouilleur : à l’Amirauté, sa spécialité c’est les signaux sonores émis par les sous-marins, comment les détecter (l’ennemi), comment les brouiller (les siens). Est-ce que Page accepterait d’essayer sa pédale trafiquée ? C’est ainsi que Jimmy Page fut ce soir-là le premier homme doté d’une pédale wah-wah, Jeff Beck se procure la seconde, Eric Clapton la troisième et c’est lui, Page, qui enverra Roger Mayer écouter ce génie noir qui vient de débarquer à Londres : Jimi Hendrix. Une autre histoire qui commence pour Roger Mayer, qui sera présent pendant tout l’enregistrement d’Axis Bold of Love, et partira ensuite en tournée avec Hendrix, Mitchell et Redding, avant de s’installer technicien à demeure aux studios Olympic que dirige Eddie Kramer, l’homme du son Hendrix, et de monter plus tard, sous son nom, une entreprise pour les fabriquer, ses fuzz, ses wah-wah et autres effets spécialisés : la marine militaire mène à tout.

Maintenant, après deux ans de travail en studio, Page a ses clients attitrés. Il s’agit moins, dans ce qu’on lui demande, de produire le nouveau tube pour des anonymes, que de construire la marque musicale de chanteurs confirmés : Page joue avec Cliff Richard, P.J. Proby, Brenda Lee.

 

 

Les producteurs qui l’emploient sont des industriels de la variété comme Mickie Most, ou des pirates de haut vol comme Andrew Loog Odlham. C’est pour Oldham que page enregistre avec Marianne Faithfull, et – c’est moins gratifiant –, réenregistre les tubes des Stones en version orchestrale. Si la chanteuse Nico n’était pas devenue elle-même un mythe trois ans plus tard, on ne se préoccuperait pas de ces deux chansons que fait travailler Page à cette jeune routarde autrichienne, qui arrive à Londres avec des chansons que Bob Dylan, son amoureux d’une semaine qu’elle a accompagné en Grèce en mai 1964, lui a écrites – et qui bientôt quittera Londres pour Los Angeles et son destin noir. Dans ce duo de Jimmy Page et Nico : lequel a d’abord respiré l’autre ? C’est l’occasion de l’entendre sur un instrument qui sera un de ses favoris, la douze cordes acoustique, et quelle beauté dans ce dépouillement où se révèle la voix rauque de Nico. Brève rencontre, routine pour l’un, rite d’initiation pour l’autre, et pourtant, la musique que propose Jimmy Page à l’étrange voix de Nico n’est pas du tout celle qu’il arrange pour un duo avec Marianne Faithfull sur un thème repris à Joni Mitchell, dont il suit obstinément la trace : In my time of sorrow. Si Marianne Faithfull, pour laquelle Page réarrange le Baby I’m gonna leave you de Joan Baez, ne recroiserait plus Jimmy Page, leur dialogue semble souterrainement et souverainement sourdre sous la musique bien au-delà de l’usine à variété qu’ils sont censés fournir, et annonce les lenteurs électriques et polyphoniques de Led Zeppelin. Etrangement, pour la chrysalide rock qui doit se former et durcir, ces deux rencontres auront peut-être été le plus proche modèle de ce que Page demandera à Robert Plant.

 

 

Et parfois la récompense, quand on sert à Sonny Boy Williamson l’accompagnement pour un disque enregistré sur place : l’harmoniciste a conquis sa part d’histoire en jouant avec le gendre de Robert Johnson, le seul guitariste à avoir appris directement du fondateur absolu avant son assassinat. Sonny Boy trouvera inqualifiablement mauvais les accompagnateurs qu’on lui fournit, pour un disque auquel il n’aura pas voulu consacrer plus d’un après-midi (il meurt un mois plus tard) mais pour Jimmy c’est comme d’avoir serré la main directement, de façon posthume, au grand Robert Johnson.

N’empêche qu’au service permanent des autres, le temps finit par lui paraître long, au jeune Jimmy. Et la vie un peu fonctionnaire.

 

 

Le 6 mars 1965, Eric Clapton décide de quitter les Yardbirds : la compagnie de disques avait poussé le groupe à enregistrer une chanson taillée pour le commerce, For your love (s’il y a le mot love dans le titre, ça doit marcher, la recette a peu changé) selon les canons en vigueur et Clapton n’en veut pas : il fait grève. Littéralement, puisque ses collègues se souviennent que dans le studio il s’était allongé par terre dans un coin, refusant de jouer. Clapton sera toujours d’un caractère difficile, et sans doute que les grandes inflexions de vie on ne peut les prendre qu’ainsi, sur un coup de tête. Pour Clapton, une inflexion décisive : celle qui l’affirme comme musicien soliste et non comme guitariste d’ensemble. Il veut jouer du blues, et part rejoindre John Mayall et ses Bluesbreakers.

C’est à Page, presque naturellement, que Giorgio Gomelsky s’adresse pour remplacer Clapton au pied levé : les Yardbirds sont lancés, il faut un guitariste confirmé, et le groupe doit partir en tournée amérciaine. Pour Page, cela veut dire à nouveau les avions ou l’autobus, dormir chaque nuit dans un nouvel hôtel. Cela veut dire, les transferts de nuit, les insomnies, le risque à nouveau de bronchites, une vie dont il lui semble qu’elle n’est pas compatible avec son physique et ses habitudes. Il fait rencontrer à Gomelsky son copain d’adolescence, Jeff Beck, dont le groupe, The Tridents, ne décolle pas vraiment, et c’est lui qui remplacera Clapton dans les Yardbirds, pour cette musique toujours formatée selon les deux minutes trente des quarante-cinq tours, mais plus rauque et lourdement jouée : les Yardbirds restent, grâce à Jeff Beck, un des premiers groupes de la scène anglaise, du moins de son second rang.

Pour Jeff Beck, c’est le début de sa vraie carrière. En arrivant à San Francisco, il fait comme les autres : visite de l’historique magasin de vieilles guitares. L’argent est devenu facile. En remerciement, il rapporte à Page et lui offre une Fender Telecaster de 1959, qu’on n’est pas encore habitué, pas plus aux Etats-Unis qu’ailleurs, à considérer comme particulièrement précieuse – on préfère la Stratocaster –, et elles sont introuvables en Angleterre). Les micros des guitares électriques d’avant 1960 sont de cuivre épais et sans alliage : Page se servira longtemps de sa Telecaster vintage, la possède probablement toujours, et retrouve son goût pour les Beaux Arts en la repeignant lui-même. La Telecaster peinte façon psychédélique sera sa guitare des Yardbirds, et celle de la première année Led Zeppelin, un instrument suffisamment fétiche, bien plus tard, pour qu’il lui confie le solo acide et tout empli de sustain qui fait le cœur de Stairway To Heaven.

Dans ces mois de transition, libéré des Yardbirds, Clapton est souvent à Epsom (Page habite Miles Street, et une de leurs improvisations prendra ce titre). Ils travaillent à ce qui deviendra, produit par Andrew Loog Oldham dont c’est l’idée (il fait feu et flamme de tout bois, Andrew, ces années-là), le coffret de quatre disques, British Blues Music.

Et une histoire embrouillée. Pour Jimmy Page, l’importance de ce coffret, c’est de passer de l’autre côté de la console. Un nouveau métier : les micros, les magnétophones, le mixage, les nappes de guitare qu’on rajoute les unes aux autres pour une orchestration invisible. Et peu importe si c’est Eric ou Jimmy qui joue le solo (on peine parfois à les reconnaître) : on est deux guitaristes de même âge et même passion, pareillement doués. Est-ce que l’aventure aurait pu continuer, et, le duo que Page n’a pas pu construire avec Jeff Beck, se réaliser avec Clapton. Pas de chance, Eric rejoint John Mayall, et signe un contrat avec Decca : retour au mercenariat des studios pour Page. Mais les enregistrements du coffret d’anthologie blues étaient pour Immediate Records. Cette dernière semaine, les deux guitaristes ont encore travaillé ensemble : on se donne un thème, on improvise, un qui tient le riff, l’autre qui développe, et on change. On peut faire cela des heures. Sur ces nouveaux morceaux, on n’en est même pas au point où on pourrait convoquer un batteur et un bassiste, et fixer l’invention. Immediate Record signifie à Page que les bandes des répétitions leur appartiennent, il doit les leur remettre. Page prétendra plus tard que d’abord il refuse, mais qu’ils insistent, alors il s’y résigne. Mais Page va ensuite compléter les bandes en rajoutant basse et batterie, rajouter des guitares et de présenter cela comme un disque de Clapton. Difficile de considérer qu’on puisse contraindre un musicien à un tel travail, sans son vrai consentement. Et d’autres enregistrements non utilisés, Page et Clapton avec Watts, Wyman et Jagger reparaîtront plus tard dans Metamorphosis, compilation des Rolling Stones publiée par Andrew et Decca après que le groupe les aura quittés. Est-ce que Page, immergé dans l’univers des studios, dépendant d’Andrew Loog Oldham pour sa matérielle, ne se rend pas compte de la gravité de ce qu’il fait ? Clapton ne lui pardonnera pas, et ne lui reparlera plus : on les reverra ensemble, mais il aura fallu attendre vingt ans : encore s’agit-il d’un concert de charité (Page et Beck encadrent Clapton jouant son Laïla).

 

 

On a un stroboscope inattendu de ce monde des studios dans la suite des premiers albums d’Eddy Mitchell, après quitté les Chaussettes Noires qui l’ont lancé. Le rocker français est une éponge : il vient pour la première fois en octobre 1963, au studio Pye, un des grands studios londoniens, par où passera aussi Eddie Kramer. Pendant trois ans, le guitariste attitré du rocker français, ce sera naturellement Big Jim Sullivan, et, pour chaque album, on prend le meilleur de la variété rock anglaise et on le transpose (Jolie miss Molly, Bue Jean Bop, Repose Beethoven). Mais en février 1965, toujours avec le producteur Jean Fernandez, pour enregistrer des succès à teneur beaucoup plus pop, comme Si tu n’étais pas mon frère, Big Jim s’adjoint les services de Page pour les solos. Et, quand Fernandez revient avec Mitchell en décembre, Page est le guitariste en chef, et Big Jim n’est plkus là qu’en appui (et l’excellence de ces trois disques d’Eddy Mitchell tient en bone partie à la présence du même batteur : Bobby Graham). Il se passe quoi, dans la tête de Jimmy Page, quand le Français qui le rémunère l’oblige à reprendre note à note le riff de Satisfaction des Rolling Stones, lui qui, en refusant les Yardbirds, a refusé justement ce destin qu’il considère au rabais. Rien qu’un mot, chante Eddy Mitchell dont les adaptations sont d’abord rythmiques : et, derrière, on lui refait les Rolling Stones à l’identique, comme si la copie valait modèle.

 

 

Page accueille aussi aux studios Olympic un autre Français que lui envoie Eddy Mitchell (tandis que John Paul Jones enregistre et produit Françoise Hardy) : il semble que le rocker français ait développé à l’époque une vraie relation cordiale avec Big Jim et Little Jim. Page offre à Johnny Halliday les guitares de Psychedelic : « Ce que je vois comme dans un rêve, c’est tout un monde en couleurs Ce que je vois comme dans un rêve, c’est tout un monde meilleur On torture, ne l’entends-tu pas Dans ta guitare je vois, des couleurs et du sang… » Et sur À tout casser, réécoute étonnante : « Je n’aime pas marcher au ralenti Pour gagner je prends tous les raccourcis Si je gagne vous direz Ouah, il est à tout casser… En amour je ne fais pas de roman Comme je suis on me laisse on me prend L’amour à tout casser… », Jimmy bâtit pour Johnny Halliday des nappes de guitares par trois, riffs saturés, solos au lointain et basse en avant, un fragment du véritable riff futur de Whole Lotta Love. Page, suffisamment réputé, change de statut : il invente pour les autres, et en fait son propre laboratoire. Il aurait pu se dispenser ensuite de traiter – comme il le fera pourtant – le chanteur français de « photocopieur musical ». Quand Led Zeppelin, plus tard, viendra jouer à l’Olympia, ils ne dédaigneront pas que leurs clients particuliers soient là pour les accueillir et les guider dans la nuit parisienne.

 

 

Page las de la vie de studio ? Pour échapper à sa vie mercenaire, il tente lui-même sa chance en enregistrant un 45 tours. Bobby Graham, pour qui il a si souvent travaillé, tient la batterie, mais ile lui-même la totalité des autres instruments : She just satisfies ne grimpera pas les hits. Il n’en parle jamais, plus tard, Jimmy Page : quand on est du côté de l’ombre, difficile d’en sortir.

Forget it, dit Page, de son seul et unique 45 tours : « oublions ça ».

Mention spéciale, en cette année 1965, pour une jeune chanteuse guitariste américaine : Jackie De Shannon. Arrivée en studio, elle montre les arpèges de sa chanson au guitariste de service, qui les lui restitue puissance dix sur une douze cordes. Elle devient sa compagne pour un an, et c’est pour vivre en couple que Jimmy déménage enfin de chez ses parents et loue à Pangbourne, donnant directement sur la Tamise, ce hangar à bateaux qu’il aménage. C’est à Jackie De Shannon qu’il doit sa découverte de l’Amérique : le premier voyage à San Francisco, les musiciens là-bas rencontrés, et les magasins de musique où il se fournira de ce qu’on ne trouve pas en Angleterre, les médiators quasi rigides Herco et les cordes Supra Linky de chez Ernie Ball… Et ça ne compterait pas, dans les décisions à venir bientôt ?

 

 

Pangbourne… Page s’attachera à cette maison, pour la première fois une maison qui lui ressemble. Son choix : un hangar à bateau, et non pas à Londres, mais en banlieue. L’eau, bien sûr : la Tamise à sa porte. Un lieu isolé, comme il les aime, et de l’espace : bien avant la mode loft, le hangar devient comme le salon des Page agrandi, on peut y entasser tous les instruments qu’on veut, et jouer fort. Il a batterie, orgue, enceintes, et en fait le premier d’une longue série de studios personnels, là encore bien avant que ce soit la mode. Au fond, deux chambres, qu’il meublera progressivement, mais chez les antiquaires.. On dirait qu’à Pangbourne pour la première fois il laisse la part privée prendre le dessus : avec l’argent du succès des autres, il achète des toiles. De cette période date son premier intérêt pour les peintres Pré-Raphaëlites : Rossetti et Burne-Jones, bien plus délaissés alors qu’aujourd’hui. Des peintres qui avaient été les premiers à oser se passer, sur leur toile, d’un fond bitumé, et trouver leur luminosité en s’attaquant directement au blanc pour construire leurs images visionnaires. Aujourd’hui, c’est facile, de trouver dans l’invention musicale de Page un lien avec ces inconnus qui, au même âge, mais cent ans plus tôt, avaient créé une telle rupture dans l’art. Et pas possible en tout cas de réduire cette passion pour Rossetti ou Burne-Jones à une simple spéculation, même si leur valeur aujourd’hui est reconnue à une échelle alors impensable.

Simplement, Jim Page, dans son chemin entre Beaux Arts et invention musicale, a besoin de tuteurs que la musique ne peut lui offrir – et c’est partie organique de son énigme. Un musicien ne peut pas être simple, quand bien même il est aussi taiseux. Et l’occulte : de l’époque Pangbourne, aussi, ses premiers achats de manuscrits, lettres et éditions rares de Crowley, bien avant Led Zeppelin et d’affronter les foules, l’excès. L’idée de collection semble toujours avoir été familière au caractère de Jimmy Page, comme plus tard il voudra l’intégrale des disques de Sun Records, ou accumulera les guitares.

Jimmy Page a un chez lui, voilà tout.

 

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 juillet 2013
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