Led Zep #18 | horloge : ou comment Jimmy Page s’en vint à Londres

des Crusaders au Marquee puis à "Diamonds", les apprentissages de Jimmy Page


sommaire général _ précédent _ suivant

 

 

 

Retour à Epsom. « The guitar had become my whole thing », dit Jimmy Page : « la guitare était devenue toute ma vie ».

On est au début 1961, en tout cas dans cette dernière année de lycée de Jimmy Page, et, après que le groupe sans nom, le support band de la salle de bal d’Epsom, a fait une fois de plus l’ouverture pour la vedette de passage. Une des jeunes banlieusardes présentes, de retour chez elle, dit à son frère que le numéro à la Stratocaster de ce gamin de seize ans, vraiment il devrait voir. Le frère, Chris Tidmarsh, a un groupe : Red E. Lewis and the Red Caps (le groupe de Gene Vincent s’appelait the Blue Caps). Ils jouent un répertoire de rock d’origine, alors que le rock est tout entier dans une mauvaise passe, un trou d’air : Buddy Holly et Eddie Cochran sont morts, Little Richard passé à la religion, Jerry Lee Lewis et Chuck Berry poursuivis ou en prison, et Elvis lui-même glisse vers le cinéma. Et pas question d’enregistrer des disques : ça ne viendra, et brutalement, que l’année suivante. Pour l’instant, le rock’n roll, rien d’avouable.

Mais il y a cette nouvelle demande pour le son électrique, ce qu’incarnent par exemple The Shadows, ou Cliff Richard. Alors Red E. Lewis and the Red Caps va se réincarner en Neil Christian and The Crusaders, et la croisade on la fera en camion, au travers de l’Angleterre. Pour cela, il faut un numéro au goût du jour, et le goût du jour est à la guitare électrique. Chris Tidmarsh est à Epsom le samedi suivant, et sait qu’il a trouvé. Et temps d’arrêt : parce qu’il y a peu de documents, et que Page évite d’en trop parler, on a sans doute trop minoré l’importance des Crusaders dans son parcours.

Page va avoir son bac dans trois semaines (les « five degrees » du « GCE » qui en tient lieu). Il ne nous dit pas s’il a encore dans l’idée d’étudier la chimie, ou si ses prestations de support band ont déjà fait de lui, intérieurement, un musicien professionnel.
Tidmarsh demande à rencontrer les parents de Jimmy. Ils renâclent, et de toute façon le bac d’abord. Tidmarsh leur explique que c’est du sérieux, qu’il y a les contrats de l’ancien groupe à honorer, et que Jimmy sera payé entre 15 et 25 livres par semaine : bien mieux qu’un job d’été. Et puis qu’eux, parce qu’ils sont plus âgés, veilleront sur le mineur. Patricia Page exige qu’au retour des concerts le camion des Crusaders fasse crochet par Epsom pour ramener Jim à la maison directement. On croirait un de ces vieux contes, comme dans Sans famille, le saltimbanque de passage emmenant avec lui l’enfant de bonne famille. La mère cède la première : qu’il fasse ça pour l’été, et on verra bien à l’automne s’il doit rejoindre la fac ou pas…

Et pour Page tout bascule. Du jour au lendemain, passer de la maison de banlieue confortable à la vie d’hôtel et de bus, pas de sanitaires et plein de kilomètres, l’étui à guitare à la main, une vague valise de l’autre, l’ampli dans les bagages et pas grand monde à qui causer. C’est Marianne Faithfull qui a le mieux raconté cela : et comment on se moquait de vous si vous ouvriez un livre. Jimmy Page relit Dickens, parle peu, répète dans sa loge. On joue quasiment tous les soirs, on roule tout le reste du temps. Il rêve à des voyages, revient de temps en temps à Epsom, la mère lave le linge. Elle a du mal à reconnaître son fils, amaigri et durci, définitivement devenu Jimmy et non plus Jim, au langage plus heurté et sans doute bien des mots de pauvre choix.

D’ailleurs, il ne parle plus de la fac. À l’automne, Jimmy obtient de ses parents que l’intermède Neil Christian se prolonge : une sorte d’année sabbatique, et puis on fera le point. Une fois de plus, les premiers revenus ne sont pas pour le bas de laine. Les tenues de scène sont payées par l’intendance du groupe (Tidmarsh administre lui-même), mais pas les instruments : il engouffre les gains de l’été dans la plus chère guitare qui soit accessible : une Gretsch série Chet Atkins Country Gentleman, de couleur orange fauve. Une semi-acoustique, plutôt lourde, mais qui a la faveur du rock pour ce son charnu et puissant, bien plus que la Stratocaster, et plus grande versatilité pour passer de l’accompagnement aux solos.

 

 

De Jimmy Page avec Neil Christian and The Crusaders, il reste une séance photo et trois enregistrements (deux minutes quarante-quatre, la chanson la plus longue). Et pas grand chose que lui, Jim, nous en raconte. La séance photo date de cette année 1961 : une rue pavée de Soho ou Chelsea, une rue avec des bureaux d’un côté, et du vent ce jour-là, puisque les rideaux volent, et un bâtiment industriel de brique au fond (l’image est en noir et blanc, mais la brique de Londres est bien reconnaissable). Les trois Crusaders et Neil Christian debout devant le capot d’un camion ambulance tôlé (pourquoi une ambulance, l’ambulance de quelle croisade ?). Au demeurant, non pas une rue pauvre, puisque sur une des photos on voit passer une Jaguar : deux ans plus tard, une fois les Rolling Stones et Andrew Loog Oldham passés par là, les photos de presse seront moins naïves. Tidmarsh et un autre des musiciens sont coiffés à la Elvis. Le quatrième a déjà la frange Beatles, mais c’est le seul a être en cravate, les autres sont en polo clair. Jim Page, dont les jambes semblent immenses, est le plus grand des quatre. Il s’est laissé pousser la barbe en collier, sans moustache, laissant le visage dégagé sur la chemise lâche. Ils Il porte des boots noires à talon et bout pointu. Sur la seconde photo, on s’assoit sur le capot du camion, sur la troisième les trois musiciens portent leur leader par les bras et par les pieds, à l’horizontale, en riant . Reste cette apparence de bonheur, le rire de Neil Christian, et que ces types, si confirmés qu’ils sont, n’ont guère que quatre ans de plus que leur nouveau guitariste. La catalyse de ce qui s’est produit pour les Beatles aurait pu, pourquoi pas, tomber sur eux. Mais il faut une autre alchimie, il faut la mère absente qui rapproche Lennon de McCartney, il faut l’impasse du cinéma de Hambourg où on joue six jours sur sept sans rien pour dormir, il faut l’irruption du marchand d’électroménager Brian Epstein, et le génie musical de George Martin, l’alchimie viendra plus tard pour Jim Page, avec Led Zeppelin et non The Crusaders.
« On faisait un répertoire Chess, et un peu de Gene Vincent, c’était un set très destructif... » Dans le répertoire Chess Records qu’il mentionne, il y a Chuck Berry, Jimmy Reed, Bo Diddley, c’est ce qu’apprennent aussi à jouer les futurs Rollin’ Stones et tant d’autres. Du mot destructif Jim n’explique rien.

 

 

De même que Chris Tidmarsh s’appelle sur scène Neil Christian, James Page est devenu Nelson Storm : « amiral la tempête ». Et on a Tornado Evans à la batterie, Jumbo Spicer à la basse électrique : ça donne le ton. Quand Page abandonnera les Crusaders, il sera remplacé par Albert Lee, puis par le futur Deep Purple Ritchie Blackmore, enfin le futur Jethro Tull Mick Abrahams – autre indice pour mesurer où on se situe, sur l’échelle des groupes. Un groupe repéré, et qui marche bien.
Par exemple, c’est lors d’un concert des Crusaders, cette même année 1961, que le futur Bill Wyman entend pour la première fois le son d’une basse électrique et vend tout ce qu’il possède pour s’en procurer une.

Et bien d’autres, dont un nommé James Baldwin, futur John Paul Jones de Led Zeppelin, ou le timide Eric Clapton, ou le futur Rolling Stones Ron Wood des souviendront du gamin prodige, en avant des Crusaders dont il est l’attraction principale, et dont à cause de ce nom de scène, Nelson Storm, on ne saura pas le vrai patronyme.

« Je faisais tout ce qu’on doit faire », dit sommairement Jimmy Page ,qui préfère ne pas s’étendre. Et version tardive, il précise : « They had me doing things like arcing over backwards until my head touched the stage – all those silly things that groups used to do, ils me faisaient faire des trucs comme me plier en arrière jusqu’à ce que ma tête touche le plancher, ou toutes ces conneries que font les groupes d’habitude… »

À moins de dix-huit ans, Jimmy Page touche la somme considérable de vingt livres par semaines (à titre de comparaison, le salaire hebdomadaire du magasinier Bill Wyman, cette même année, est de six livres par semaine).

Page a de l’argent, mais ce qu’il en fait on ne sait pas trop. Pendant longtemps, on a parlé de l’auto-stop : c’est l’âge d’or, pour le stop, maintenant que les voitures sont à la portée de tout le monde. On peut aller très loin, en auto-stop. Page, comme tous les Anglais de son âge, aurait fait un tour en Scandinavie, c’est l’étape obligée, et l’été suivant, au terme de l’aventure Neil Christian, il aurait poussé jusqu’en Inde. Encore une fois, silence radio : qu’est-ce qu’il voit, à qui il parle, à quoi il rêve, qu’est-ce qu’il apprend ? Tout ce qu’on saura, c’est qu’il tombe malade et doit revenir plus vite que prévu, en avion direct. Possible. Et si, dans une interview récente, il dit que, durant toute cette période, pour récupérer des tournées, il préférait revenir à Epsom et travailler le blues, être silencieusement à la maison, et il ne parlera jamais de l’éventuel voyage en Inde.

Reste les nuits à dormir dans le bus aménagé des Crusaders : on est en sueur, on sort de scène, et on vous remet pour des heures dans le bus jusqu’à la prochaine ville, l’hôtel où on arrive au petit matin, la salle où on va faire la balance, et recommencer… Dès le premier hiver, Page souffre de bronchites, qui deviennent récurrentes.

C’est à cette époque qu’il se fait végétarien. A force de s’arrêter en pleine nuit dans ces boîtes à bouffe des bords de grande route, qui sentent la friture ? Les courants d’air, le car qui secoue, un car d’avant les années Pullman. Le tabac en continu, et probablement l’alcool parce qu’on fait comme les autres, induisent une toux persistante et usante (qu’il gardera dans les douze ans de Led Zeppelin, combien de fois jouant sous antibiotiques, et souvent dans les prises studio qui circulent en disques pirates on l’entend à l’arrière-fond, la toux aiguë et rauque – la cocaïne seule plus tard vous en débarrasse, l’héroïne seule la tient à distance).

Où est le refuge intérieur ? Est-ce ce supposé voyage en Inde qui déclenche la découverte des musiques orientales, ou l’inverse : ce qu’on nomme désormais world music acquiert ces années-là, par l’explosion du disque, par l’organisation aussi de ces communautés qui font le Londres contemporain, leur première visibilité. C’est l’année aussi de l’explosion du folk : les Américains ont commencé, et c’est l’immense succès de Joan Baez, deux ans de plus exactement que Jim (elle est née comme lui un 9 janvier). Quand le rock traîne toujours après lui ce goût populaire, le folk ouvre à la guitare sa noblesse : ce qui fonde la renaissance américaine du folk, c’est le vieux répertoire anglais ou irlandais, dont eux, après tout, sont les propriétaires ou les héritiers légitimes.

Alors Page s’achète une guitare acoustique, sa première, de marque Harmony. Il reviendra souvent sur l’importance de cette découverte, et qu’il s’agit d’apprentissages bien spécifiques, où il a tout à réapprendre. Ainsi, Davy Graham, est le premier à accorder sa guitare dans des unissons résonants, indian tuning que Page réutilisera souvent et qu’il ne se cache pas de lui avoir emprunté pour son White Summer : c’est dans ce contexte qu’il rêve à l’Inde, ou qu’il tente le voyage (sans que rien le confirme). Bert Jansch, ensuite, sera pour Jimmy le plus haut exemple, une musique sophistiquée, extorquée de la guitare à six cordes jouées en accord ouvert, une musique à base modale ouvrant à toutes les variations de l’héritage celte, du blues, et de sonorités contemporaines.

Et il s’engouffre dans l’acoustique et le folk avec la même rage : dès ce premier hiver avec Neil Christian, au Mermaid Theater de Londres, il accompagne à la guitare acoustique la lecture d’un poète de la génération beat : Royston Ellis. Royston Ellis a deux ans de plus que Page, il n’a pas encore vingt ans, mais a déjà publié, à dix-sept ans, son premier livre de poèmes, et propose depuis lors des performances dans les universités. Il requiert sur place les services de musiciens : à Liverpool, ce printemps 1960, il se fera accompagner de John, Paul et George, et Stuart Sutcliffe (l’étudiant aux Beaux-Arts qui est leur premier bassiste, et les abandonnera à Hambourg). Lennon et Ellis, d’ailleurs, sympathisent assez pour que le poète reste une semaine à Liverpool, plutôt que revenir à Londres (il dira plus tard leur avoir le premier suggéré de changer leur nom Beetles en Beatles, pour passer de la figure du scarabée à la discrète référence au mouvement beat : les intéressés n’ont jamais confirmé). Royston Ellis quittera l’Angleterre peu après pour un tour du monde, puis se fixera longtemps en Jamaïque, vit désormais au Sri Lanka, écrivant des guides voyage sous son nom (L’Inde par le train, Vive les Maldives, Maurice pour les touristes), et des romans historiques sous le pseudonyme de Richard Tresillian : apparemment sans regret de ses débuts.

Logique donc que Royston Ellis veuille, pour sa lecture de Londres, embaucher le petit prodige électrique des Crusaders, dont tout le monde parle. Mais bien plus inexplicable que Jimmy Page lui impose, et c’est très probablement la première fois qu’il en joue en public, une improvisation à la guitare acoustique, jouée façon Davy Graham et Bert Jansch.

Les Crusaders sont demandés partout. De ces tournées « package » (une affiche avec toute une suite de groupes jouant à peine quelques dizaines de minutes), Keith Richards dira qu’elles ont été pour lui son « université du rock’n roll », capable de dizaines d’anecdotes sur les heures passées, en 1963, dans le van Volkswagen conduit par Ian Stewart. Page, lui préfère, ne s’en pas souvenir : « La vie en tournée, ça augmentait les conséquences de la malnutrition », dit-il, et c’est tout. Il n’a pas de mépris, ni pour le répertoire, ni pour la fonction. Quand il dit au revoir aux Crusaders, il leur dit que ce n’était pas pour lui, ni le succès ni l’argent, et qu’il avait autre chose à faire, une lassitude.

 

 

Jimmy Page : I just collapsed from exhaustion and fatigue. Le mot fatigue, pour qu’il ait survécu dans l’autre langue, est à prendre au sens fort. Quant à Neil Christian, c’est aux Beatles et aux Stones qu’il ne survivra pas, même si pour l’instant c’est lui l’homme célèbre.

Il semble que Page ait contacté cette maladie bénigne et courante, la mononucléose : elle se traduit par une période de deux mois alternant crise de fièvres et très fortes fatigues, sans qu’il y ait grand-chose à faire que laisser s’épuiser le virus. Mais difficile, quand on vous interroge plus tard en tant que rock star, de parler de quelque chose de si banal à l’adolescence : elle vient de là, la légende du voyage en Inde ?

Jim Page renonce aux Crusaders, et à son avenir de guitariste vedette d’un groupe de rock traditionnel. Petite ironie du sort : c’est précisément en ce mois d’octobre 1962 que la révolution pop commence, avec le premier 45 tours des Beatles, Love me do.
De retour à Epsom, Page s’inscrit aux Beaux-Arts, au Surrey Sutton’s College. Il a toujours aimé peindre et dessiner mais, avec la quadrichromie naissante, la publicité et les magazines font de ce secteur une explosion. Ces art schools vont devenir une véritable mine pour la culture pop : on y laisse les étudiants bricoler tant qu’ils veulent, pas seulement la photographie, les affiches ou les caméras, mais leurs guitares et instruments – Page dit que toute cette période, et dans l’école même, il joue au moins une heure.

Page confirme qu’il aura passé, cet hiver-là, plus de temps à peindre qu’à jouer. Mais n’a jamais condescendu à les montrer, ces toiles qu’il aurait peintes : est-ce que formes et couleurs y dialoguent avec ses inventions musicales intérieures ? Quand on écoute Presence ou Houses Of The Holy, on essaye d’imaginer quelles seraient les toiles qui accompagneraient la musique de Led Zeppelin : sombres et enflammées ? Heurtant au désordre du monde, comme chez Bosch ? Hiératiques comme un monochrome de Klein ou les plaques de métal soudées de Richard Serra ?

Sans doute en tout cas très loin de l’univers Beuys et Warhol, deux monstres sacrés des révolutions esthétiques de l’époque : à part une brève rencontre radiophonique avec Burroughs, auquel Page ne répondra que par monosyllabes contraints, il n’y aura jamais de croisement entre Led Zeppelin et l’intelligentsia artistique de leur temps. Quand on vu la performance où Beuys se fait amener en civière aux États-Unis en refusant d’en toucher le sol, puis enfermer trois jours dans une cage avec un coyote (I Like America and America Likes Me), comment ne pas faire le lien avec les tournées de Led Zeppelin ? C’est au même moment exactement, mai 1974, on en reparlera, que Jimmy Page et son groupe présentent, à New York et Los Angeles, leur marque de disque, Swan Song : peut-être qu’avec Beuys ils étaient dans le même avion.

Donc, Jim Page guitariste de tournée a jeté l’éponge quand, cet automne 1962, tout commence avec le Love me do des Beatles. Jim Page, qui avait un tour d’avance sur les autres guitarises, est maintenant étudiant aux Beaux-Arts et c’est là sa vie principale, avec le Marquee. Le Marquee, cet hiver 1962, c’est l’épicentre. Rappelons les données.

Ce qui se passe, c’est la fin de la domination du jazz. La radio, les concerts, tout appartient encore aux grands orchestres jazz. Mais il leur faut, en concert, des intermèdes. Dans l’un de ces grands orchestres en tournée perpétuelle, le guitariste et l’un des saxophonistes restent alors seuls sur scène avec guitare et harmonica, et jouent du blues traditionnel, encore méconnu, et les disques bien rares. Le guitariste s’appelle Alexis Korner, l’harmoniciste Cyril Davies. Le Marquee est un de ces clubs de jazz, un de ceux qui fonctionnent le mieux. Pour attirer aussi du monde en début de semaine, le club propose à Alexis Korner d’animer, le mardi soir, habituellement désert, une soirée blues à la façon de ce qu’il défend et joue dans les intermèdes de l’orchestre. Korner fera venir à Londres, pour la première fois, Leadbelly ou Big Bill Broonzy. Surtout, les mardis du Marquee, et bientôt le jeudi au Ealing Jazz Club (plus petit que le Marquee, au Ealing c’est le jeudi qu’on concède à Korner), les jeunes musiciens peuvent rejoindre sur scène les patrons. Ce sera le premier creuset de la musique blues électrique en Angleterre. Au Marquee, quand l’étudiant en première année des Beaux-Arts Jim Page sort de l’étui sa Chet Atkins Country, c’est à la guitare qu’on reconnaît l’ex-guitariste prodige des Crusaders. On joue du Elmore James : lui, il a déjà appris, tout seul, les solos bottleneck d’Elmore James. Mais du jeune type blond qui joue Elmore James avec Alexis Korner, et s’appelle Brian Jones, Page dira seulement : « Il était plus avancé que moi. » Il y a aussi un Eric Patrick Clapp, qu’on n’appelle pas encore Slow Hands, et qui pour l’instant se contente plutôt de chanter. Au mois de juillet précédent, parce qu’Alexis Korner devait jouer en direct à la radio, le petit blond qui joue si bien Elmore James a constitué un groupe qui s’appelle The Rollin’ Stones, avec deux maigrelets de Dartford, tout à l’opposé d’Epsom. Mais le groupe, cet automne, n’a encore ni bassiste ni batteur, et court les cachets de misère : la rencontre ne se fait pas, et pour cause, la place de guitariste soliste est déjà prise.

Ici, plus question de Nelson Storm : Pagey, comme on le surnomme depuis les Crusaders, est comme de l’huile dans l’eau – mélange impossible. Quand vous avez derrière vous une année de scène, et arpenté toutes les routes d’Angleterre, définitivement vous sonnez autrement, et ici le commercial ici a mauvaise presse. Ceux qui montent sur scène, au Marquee, sont des amateurs qui apprennent : on joue laborieusement, on tâtonne, mais sur des musiques savantes. Quand vous avez l’expérience de Page, vous vous figurez mentalement les accords et la couleur du morceau, et ce que vous frappez est net, joué fort, et dans le vocabulaire que vous avez déjà intégré. On le considère avec méfiance : un type de la variétoche qui vient s’implanter chez les puristes, non merci. Seulement, ceux qui viennent ici parce qu’ils connaissent Alexis Korner, jouent avec lui dans les orchestres jazz, et ne craignent pas non plus, comme Lonnie Donegan (qui chantait avec Korner avant de devenir immensément populaire via le skiffle), la musique dans l’air du temps, eux perçoivent vite que ce môme silencieux fait déjà partie de leur corporation, bien plus que Brian Jones, l’instable. Le problème de Pagey, c’est que des guitaristes, dans l’orbite de Korner, il en foisonne. Groupe cherche batteur, groupe cherche bassiste, groupe cherche chanteur (ce sera la chance de Jagger, qui chante chaque mardi soir avec Korner et remplace Donegan devenu trop célèbre), mais des guitaristes on en a pleine liste, presque autant qu’il y aura bientôt de groupes pop.

Alors Jim Page se retrouve à accompagner non pas Alexis Korner, le patron, qui emmène en tournée désormais son propre Blues Orchestra, mais son aller ego, Cyril Davies et son harmonica : en l’absence de Korner c’est lui, Page, qui tiendra la guitare. Pour jouer avec Cyril Davies, de vingt ans son aîné (il a trente-huit ans), il lui faut renoncer à Elvis et s’en tenir au blues accroché à ses racines. « On arrivait là, on répétait, on jouait, ce n’est jamais sorti du Marquee », dit Page.

Et donc, pour ne pas être au Marquee un spectateur parmi les autres, il lui faut se soumettre à la grammaire précise et puriste qu’exige Cyril Davies. Jimmy Page y trouvera son vocabulaire de guitare, une rigueur dont avec Jeff Beck à Epsom, dans leurs expérimentations sonores, on se dispensait peut-être, et se mettre à l’étude des vieilles sources. Un soir, il aura à accompagner Muddy Waters et lui fournir humblement la guitare rythmique – l’oreille, le cœur, font mémoire du reste. Muddy Waters, lui, ne remarquera rien.

 

 

En mars, dans ce qui devient la déferlante Beatles (ils passent déjà à la télévision), les Rollin’ Stones franchissent une étape quand Giorgio Gomelsky les programme au Station Hotel de Richmond, une vaste salle de bal en banlieue ouest, où ils assurent les dimanches soirs. Gomelski révolutionne ce genre de prestation en osant éteindre la salle et ne laissant éclairés que les musiciens. Eux, ils continuent de jouer un répertoire sacralisé, Bo Diddley, Jimmy Reed, mais font durer près de vingt minutes leur dernier morceau, Crawdaddy, l’emmenant à une transe qui devient inaugurale : on danse torse nu, et Gomeslki est le premier à oser éteindre les lumières de la salle. Maintenant que les Rollin’ Stones ont laissé la place libre, ceux qui étaient sur le deuxième banc pour assurer au Marquee the intervalle spot, l’intermède au programme d’Alexis Korner, vont jouer sur le devant. Jimmy Page, l’introverti, devient le grand ami d’un autre introverti, bronchitique lui aussi, mutique lui aussi et qui sze veut plutôt chanteur : Eric Patrick Clapp, qui est aussi du Surrey, de Guilford précisément, et dont le groupe s’appelle The Roosters. Jeff Beck a lâché ses Tridents pour les Delltones et choisi la scène : la discipline et l’ascèse du blues, ce n’est pas pour un inventeur de son genre. Alors c’est Clapton qui, à Epsom, succède à Jeff Beck pour les explorations à deux.

On ne s’invente pas en Jimmy Page ou Eric Clapton d’un coup de baguette magique, on ne naît pas tout armé. Peut-être que, tout seuls, aucun des deux n’y serait arrivé. A deux, les énergies sont démultipliées. Et, au Marquee deuxième vague, ce sont ces deux-là maintenant qui se retrouvent au premier rang des guitaristes héritiers, ceux qui ont payé le seul prix d’entrée qui vaille : la rigueur du blues. Dans le salon caverne de la maison d’Epsom, où Page et Clapton invitent leurs copains de Londres, on écoute ces disques d’import qu’on est les seuls à posséder, et par où ressuscitent les voix que l’Amérique a délaissées. C’est à qui exhumera le plus singulier. Clapton et Page partageant par exemple, et prétendant être les deux seuls à conntaîre, les difficiles solos de Matthew Murphy, le guitariste de Memphis Slim, comme ils sont les premiers à jouer au Marquee l’obscur Puppa Hop.

L’année 1963 compte triple, ou quadruple. C’est ici que s’amorce, à Londres, ce qu’on nommera génériquement les années soixante. Dans la foulée des Rollin’ Stones, naissent The Who ou The Yardbirds, Pas un monde tendre. On se succède dans les festivals ou les clubs par sets de vingt minutes, et quand on croise le groupe suivant on se regarde en chien de faïence : essaye donc de faire mieux... Les amitiés, les croisements viendront plus tard. Jeff Beck, à propos d’un concert de ses Delltones, à Battersea Park ou au Putney Ballroom, où il partage l’affiche à égalité avec les Rollin’ Stones : « Pas de camaraderie, non. On jouait avec cinq groupes différents dans la même soirée, sans se causer. C’était plutôt du genre : – Tiens, prends ça dans ta gueule. Chacun pensait être la crème de la crème, faisait son boulot et se cassait plus loin. »

Quand les Rollin’ Stones croisent Andrew Loog Oldham et laissent tomber Gomelsky, les Yardbirds sont le groupe le plus ressemblant, le plus excitant aussi, et déjà dans une orbite presque professionnelle, pour leur succéder à Richmond. Et Gomeslky tient à se venger, à faire oublier les Rollin’ Stones par un groupe meilleur qu’eux. Mais Anthony Topham, dit Tony Top Topham, le guitariste en titre des Yardbirds, n’a pas dix-huit ans : ses parents refusent de le laisser bifurquer vers la vie saltimbanque. Le Marquee est le vivier obligé, Gomelsky les connaît tous, Page n’a pas de groupe et Gomeslky lui propose le travail. C’est encore trop tôt par rapport aux Crusaders, et Page ne veut pas quitter sa route de blues pour ce qui lui semble un réel retour en arrière. Alors c’est Clapton qui laisse tomber ses Roosters et remplace Topham dans les Yardbirds : de toute façon, les morceaux sont les mêmes pour tout le monde.

Entrer dans ce détail est obligé : pour les cinq ans à venir, le chemin compliqué des Yardies servira de marqueur à l’histoire de Jimmy Page, jusqu’à l’année 1968 où il les incarnera à lui seul, avant d’en décider le sabordage et la mue, et qu’en émergera Led Zeppelin tout armé.

L’époque est au commerce des quarante-cinq tours, portés par les émissions de radio, le classement au hit-parade et l’équipement des jeunes ménages en électrophones connaît, dans l’ébranlement des Beatles, son immense décollage. Pour un producteur, même si le chanteur de variété qui assure son gagne-pain écume les provinces depuis dix ans, pas question de le laisser continuer sans une coupe de cheveux refaite avec mèche à la Beatles, l’appui d’une guitare basse et, bien sûr, une guitare électrique.

 

 

C’est à nouveau un mardi soir au Marquee. Celui qui pose la question à s Jimmy est de ses amis, il s’appelle Glyn Jones, il est de Guilford et, dès 1962, a enregistré la première maquette de Brian Jones et son nouveau groupe qu’il accompagnera dans sa grande période jusqu’à Exile On Main Street. C’est Glyn Jones, aussi qui et enregistrera le premier disque de Led Zeppelin. Technicien de studio, il doit le lendemain fignoler une chanson à succès (entendre : la reprise anglaise d’une chanson qui a eu du succès aux Etats-Unis), Diamonds, de Jet Harris, pour lancer un musicien de Cliff Richard, Tony Meehan. Il lui faut du renfort, aux guitares, pour que ça ait l’allure des produits du jour : « Pagey, tu ne peux pas venir m’enregistrer un solo ? C’est payé hyper correct, tu ne perdras pas ton temps… »

En entrant dans le studio, le lendemain, Jim Page ne sait pas qu’il s’engage pour quatre ans, et que se placer ainsi au cœur de la machine à production musicale va le rendre paradoxalement invisible. En poussant la porte capitonnée du studio Olympic, pas encore prestigieuse, il ne sait pas qu’il perd son nom.

Page lui-même ne s’en souvient pas très bien, de quelle fut sa première séance. Il dit qu’il s’agissait plutôt d’une « chanson de rien » (a nothing song) dont il ne souvient ni du nom ni de l’artiste en titre, et, comme il était là et disponible, on lui a proposé d’en faire autant pour John Gibb and The Silhouettes, qui enregistrent dans le studio d’à côté The Worrying Kind puis Bald Headed Woman. De ces deux titres, il se souvient avec précision, et c’est seulement quelques jours plus tard que Glyn Johns lui aurait demandé de revenir pour appuyer Tony Meehan reprenant cet instrumental qui sera un des premiers hymnes à la guitare électrique, Diamonds, et dont aucun d’eux ne prévoit le succès phénoménal.

Dans une troisième version, Page dit que la première fois qu’on l’a convoqué en studio, il s’est trouvé face à une partition : « Ça ressemblait à des corbeaux sur des lignes téléphoniques » (image qui me parle parfaitement, mais qui suppose qu’on ait mémoire de ces poteaux supportant quarante câbles et qui balisaient notre pays), et que devant son incapacité à jouer ce qui était écrit, ce qu’il n’a effectivement jamais appris à faire, on lui confie juste une partie de guitare acoustique, et non pas le solo prévu. Ce qui confirmerait que Jimmy, dans l’enregistrement original de Diamonds n’a qu’un discret rôle d’arrière-plan anonyme, même si c’est Diamonds qui va lui offrir sa première carte de visite comme musicien de studio, pour les années à venir.

Voilà pourquoi et comment, dès le début de cette deuxième année scolaire, en novembre 1963, Jimmy Page abandonne les Beaux-Arts, et tant pis pour la peinture. Ces écoles auront été le vrai creuset du rock, l’insémination de la vie artistique aux rejetons de l’Angleterre moyenne (ce que confirmera aussi Ron Wood). Ses parents acceptent l’idée que musicien de studio c’est suffisamment honorable et moins risqué que la vie en bus façon Crusaders. Quant à Jimmy, il dit n’avoir jamais plus touché un pinceau depuis lors : « Je dessinais vraiment trop mal », dit-il, et on le lui pardonne.

Et personne, à commencer par lui-même, qui n’était pas du genre à inscrire ça dans un carnet, pour pouvoir dresser la liste exhaustive de tous ces enregistrements auxquels, sans interruption, il va contribuer Il en existe une compilation officielle de deux CD, The sixty sessions, et une autre pirate, deux CD encore, qui s’intitule No introduction necessary : Jimmy Page, en tout quatre-vingt morceaux (de The Talismen à Eddie Mitchell ou Johnny Halliday. Mais on en répertorie plus de deux cents, et il y en a eu certainement plus : Jimmy Page est devenu musicien pour les autres.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 30 juin 2013
merci aux 1118 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page